Les Gassion
En semaine, l’enfant est déposé chez les concierges. Odeur de graisse et d’encaustique dans l’ascenseur en bois, boutons en porcelaine, chiffres romains. La descente est lente, le tapis rouge ne commence qu’au troisième.
Les Gassion habitent à l’entresol, derrière une porte vitrée, dentelle, cigales plastiques. Odeur de soupe dès la sortie de l’ascenseur. À l’intérieur : toile cirée jaune, cigales encore, chant des inséparables, linoléum brûlant. Madame Gassion, gentille. Bonbons à sucer. Le mari a fait la guerre de 14-18. Le soir, on remonte au septième. Le chien des Gassion est trop vieux. L’enfant en voudrait un autre.
Odette
Odette vient le dimanche. Accent du Bourbonnais. Chaussures à talons aiguilles. Mazagrans, café, froufrous. Odeur singulière, presque annoncée. Parfois un canard : demi-sucre trempé dans le café. Elle boit à petites gorgées. Elle parle. L’enfant ne comprend pas, mais il écoute.
Marcel
Chez Marcel, dans le 15e, tout est bazar. Chevaux de bois, cintres, bandes dessinées, piles de journaux. Le grand-père conduit d’une main, fume des Gitanes. Marcel, ancien du STO. Comme lui. Ils ont juré de ne plus jamais avoir de patron. Marcel sort parfois un couteau : “je vais te tailler les oreilles en pointe”. L’enfant a peur, mais rit. La peur fait presque partie du merveilleux.
Totor
Totor aussi veut couper les oreilles en pointe. Une mode, peut-être. Au marché boulevard Brune, sa voix couvre tout : légumes, clients, cris de guerre. “Treize à la douzaine ! Mes beaux œufs !” Il initie le gosse : “Faut gueuler, mon petit vieux.” Sa main énorme sur le crâne. “Si les petits cochons te mangent pas…”
Totor est mort d’un coup, en tendant une botte de persil. La vie tient à peu. Après le marché, la voirie nettoie tout. Des passants ramassent les fruits talés. La voix de Totor reste un moment. Puis l’enfant passe à autre chose.
sous-conversation
Ils sont tous là. Alignés. Petits dieux du quotidien. Faits de soupe, de plastiques, de Gitanes, de linoléum.
Ça parle fort, ça crie, ça chuchote. Ça coupe les oreilles, pour de faux, mais pas tout à fait. Ça façonne. Ça effraie doucement.
La main énorme sur le crâne. L’odeur avant la voix. Le sucre dans le café. Les cigales. Les bonbons à sucer.
Il faut tout retenir. Même ce qui n’a pas de sens encore. Même ce qu’on ne comprend pas. On comprend plus tard, ou jamais.
Le grand-père ne parle pas. Marcel ne parle pas. Totor parle trop. La mémoire est faite de ça. Des silences et des cris mêlés.
Et l’enfant qui veut juste un chien. Mais pas celui-là.
note de travail
Le narrateur ramène une galerie. Quatre figures totémiques. Les Gassion, Odette, Marcel, Totor. Tous différents. Tous porteurs d’un monde. Tous porteurs d’une peur, aussi.
Il y a quelque chose de doux dans sa voix aujourd’hui. Comme s’il racontait un film qu’il avait vu mille fois. Mais ses yeux, eux, disent autre chose. Une tension sous la douceur. L’enfant regarde, sent, absorbe. Il ne juge pas encore. Mais il enregistre.
Les hommes sont silencieux ou violents. Les femmes sentent fort, parlent doucement, ou pas du tout. La loge, le marché, le bazar, la cuisine : autant de scènes fondatrices. Autant de mythes personnels.
Et cette fixette sur les oreilles à couper. Je note : transformation. Initiation. Passage symbolique. Il faut être taillé autrement pour survivre à ce monde.
La mort de Totor, si brutale, si légère, est racontée sans affect, mais elle contient tout : la chute du père de substitution. Et après lui, plus rien. Juste le nettoyage. Et l’enfant qui passe à autre chose. Mais qui n’oublie rien.