à propos d’une phrase d’Erman Broch dans la Mort de Vrigile
Bleu d’acier sous un souffle presque imperceptible, les vagues de l’Adriatique déferlaient à la rencontre lente et majestueuse de l’escadre impériale. À bâbord, les collines étales de la Calabre s’approchaient peu à peu tandis que la flotte cinglait vers Brindisium, et déjà la solitude éclatante de la haute mer, sa lumière funèbre, laissait place à l’effervescence douce des choses humaines.
Là, sur cette mer transfigurée, l’apparition des voiles, des coques, des silhouettes lancées vers le port ou tout juste parties, rendait le flot vivant, habité. Les barques de pêche, aux voiles brunes, prenaient le large pour leurs veilles nocturnes, s’éloignant des jetées étroites des hameaux bordant les plages blanches.
Alors, la mer, quelques instants encore, conservait la mémoire du sauvage et du sacré — mais déjà elle devenait miroir, calme, surface docile offerte à la présence humaine.
*
« Le poète ne peut rien. On ne l’écoute que lorsqu’il glorifie. Pas quand il nomme. »
Ainsi la parole qui voit trop est condamnée au silence. Le chant est admis, la lucidité, non.
sous-conversation
— C’était beau, n’est-ce pas ? La mer, les voiles, l’arrivée…
— Et pourtant… ce bleu, ce miroir… ce n’était pas… une paix, non ?
— Un lissage. Une soumission.
— Le port, c’est la fin du chant.
— On préfère les marins qui chantent, pas ceux qui parlent.
— Le poète… il regarde trop.
— Trop loin, trop profondément.
— Quand il dit, quand il dit vraiment, il dérange.
— Alors il chante, on l’écoute. On applaudit.
— Mais on ne l’entend pas.
note de travail
Ce texte fonctionne comme une scène primitive inversée. On y voit la mer, les collines, la flotte impériale, mais ce n’est pas la naissance du monde — c’est celle de la parole poétique, et de son exil simultané.
La mer est d’abord sauvage, funèbre, belle. Elle se peuple lentement, elle devient humaine, mais en devenant miroir, elle perd quelque chose de son mystère. Ce que Broch donne à voir, c’est la tension entre le sacré et le civilisé, entre le monde et sa représentation.
Et puis, en contrepoint, cette phrase terrible : « Le poète ne peut rien… ». Une vérité nue. Le poète est célébré tant qu’il sublime, il est ignoré s’il décrit. On pourrait dire : tant qu’il sert l’idéal, on l’admire. Dès qu’il révèle le réel, on le bannit.
C’est une injonction paradoxale à l’intérieur du moi poétique : sois visible mais muet, éblouis mais ne dis pas.
Ce que le texte met en scène, c’est l’impossibilité d’être à la fois poète et lucide, et d’être entendu.
Il y a là une douleur ancienne — celle de l’inefficacité du langage. Mais aussi une obstination tragique à continuer malgré tout.