
Qu’est-ce que je sais de la distance, sinon qu’elle cisaille l’espace et le temps comme une lame invisible, séparant pour mieux relier, déchirant parfois l’unité fragile d’un être entre l’ici et le là-bas.
Je sais qu’elle est une fiction – nécessaire, imposée. Comme le nombre qu’on calcule sans comprendre.
Je sais qu’elle s’approche parfois, travestie en joie ou en douleur, puis s’éloigne dans le brouillard, laissant derrière elle une promesse vague, une éclaircie ou son simulacre.
Les clairières, dit-on, nous éclairent ; mais c’est qu’on oublie les arbres tombés pour qu’elles apparaissent.
Tant qu’on regarde la ligne d’arrivée, la distance reste impénétrable. C’est dans la marche, non dans le but, qu’elle se laisse entrevoir – ou jamais.
Microscopiques ou infinies, elles se valent. Il arrive qu’un centimètre, un souffle, soit infranchissable – le tremblement d’un corps vers un autre, l’empathie hésitante comme une reine de Saba sur le seuil d’un royaume.
Et puis, l’oubli. Celui des longues traversées – mille déserts de silence entre le Yémen et Jérusalem.
Le regard de Salomon s’échappe, se perd. Balkis papillonne, paupière close sur un œil d’ombre. Un juste regarde, vacille, s’abandonne aux pollens, à l’ivresse du presque-contact.
Enfin.
Mais à mesure qu’on s’approche, l’horizon recule – comme s’il fuyait d’être vu.
Une ville-tentacule recrée sans cesse les distances. Avenues, impasses, silhouettes fantomatiques à contre-jour. Plus de visages, plus de noms. Juste l’éloignement.
Depuis la Renaissance, on nous a appris à voir en perspective. À hiérarchiser les plans. À obéir aux profondeurs imposées.
Ainsi le pouvoir se dessine : du pape à l’émir, du baron au caïd. Toujours en haut, toujours loin.
Mais moi ? Moi, je ne sais rien de la distance, sauf ce que j’en ressens – l’éloignement vécu, le vide entre les êtres, les choses, l’univers.
Tout ce qu’on m’en a dit ne m’a servi qu’à vouloir l’abolir.
Par orgueil, par désespoir, par désir d’un amour sans bornes.
Un amour qui s’échappe, glisse même entre les lèvres ignorantes.
Et ressort nu, pauvre, abîmé par le mensonge du savoir.
La distance, outil du pouvoir. Calculée, entretenue.
On prétend qu’il y a un point A et un point B. Mais non. Il n’y a qu’un point, nié, dissimulé à lui-même.
Les miniatures persanes le savent. Sans ombres, sans fuite. Tout est là, sans profondeur. Présent. Irréductible.
Et pourtant, ce peuple d’images plates ploie sous le joug. Une tyrannie qui nous renvoie, comme dans un miroir trop net, à nos propres mascarades démocratiques.
Nous rions des monstres lointains. Pour ne pas voir ceux qui nous gouvernent.
Dictature : ce mot grossier, ce masque utile.
Souviens-t’en. À tout prix.
sous-conversation
— …Mais cette distance, là… elle… elle est là, non ? Ou c’est moi ? Est-ce que je m’invente ce mur… ?
— Tu dis "elle sépare", mais c’est peut-être toi. Toi qui… retires, retires sans fin.
— Ce n’est pas… ce n’est pas un savoir. Non. C’est un sentiment. Une… une arrête dans la gorge.
— Et ce désir d’abolir… ? N’est-ce pas déjà une fuite ?
— Miniatures persanes… tu préfères ce qui n’a pas d’ombre. Ce qui ne menace pas… ce qui… ce qui ne te dépasse pas.
— Regarde-les, ces tyrans. Tu les dresses en caricatures, mais… qui ris-tu, vraiment ?
— Est-ce que tu veux encore toucher ? Est-ce que tu crois encore que l’empathie… que l’amour… ?
— Reine de Saba… ha. Reine de nulle part, surtout.
— Et pourtant, tu continues d’écrire. Tu continues de frôler.
Note de travail , 11h47. Sujet silencieux, regard oblique, propose un texte à lire en guise de parole. Je le lis donc.
C’est un texte sur la distance – ou plutôt sur l’impossibilité de s’en accommoder. Une tentative d’épuisement du concept, comme si le fait de le nommer, de le décliner, pouvait en annuler la morsure. Cela me frappe : il ne s’agit pas ici de comprendre la distance, mais de la dissoudre.
Beaucoup de figures bibliques : Salomon, Balkis, Jérusalem… Des allusions aux miniatures persanes, aux perspectives abolies. Un imaginaire sans profondeur, sans fuite. Une tentative, peut-être, de reconquérir le plan, le plat, l’immédiat. Le sujet ne supporte pas l’éloignement : il le vit comme un mensonge, une trahison, une stratégie du pouvoir.
Il y a un trauma diffus : le sentiment que toute tentative de lien est sabotée par le monde lui-même. Un fantasme d’unité originelle, d’un contact sans distance – infantile, peut-être.
J’observe l’insistance sur "ce qui glisse entre les lèvres de l’ignorance" : métaphore troublante. Quelque chose veut parler, sortir, mais se perd dans la formulation. La vérité ne parvient pas à naître, ou naît déjà faussée. Le sujet souffre d’une forme de connaissance empoisonnée.
Diagnostic ? Une névrose à tendance mélancolique, peut-être, mais surtout une poétique du désajustement : la réalité est toujours trop lointaine, ou trop proche.
Il faudra creuser. Lentement. Respecter l’écart.