01 décembre 2025

Et donc te voici en décembre. Il dit ça et je ne sais pas s’il veut que je prenne ça pour une question. Je le regarde et ne réponds rien.

-- Tu dirais que tu es triste, me dit-il encore.

Silence. Pas un silence qui demande des efforts, un silence facile. Peut-être pas tout de même un silence réflexe, un silence du chien de Pavlov, oui, c’est ça : un silence sans bavure.

-- Où sont passés tes rêves ?, ajoute-t-il vicieusement.

-- Mais qu’est-ce que ça peut bien te foutre ?, ça sort d’un coup un peu méchamment.

Il rit.

-- Trop facile !

Il me vient l’image d’une pièce absolument vide, peu importe la fonction de cette pièce, l’important est qu’il ne reste aucun grain de poussière. Là, j’apporte un tabouret de bois, je le place au milieu de la pièce, je m’assois.

-- Tu maquilles une voiture volée. Elle appartient à Miller celle-là : Tropique du Cancer, page 1.

J’habite Villa Borghèse. Il n’y a pas une miette de saleté nulle part, ni une chaise déplacée. Nous y sommes tout seuls, et nous sommes morts.

-- Est-ce qu’un jour tu sortiras de cette figure romantique ?

-- Est-ce que l’on sort jamais de l’abandon ?

Il est possible qu’un rapport advienne entre ces deux phrases, un rapport à ranger sur l’étagère, là où l’on range tout ce qui a comme sujet la bête à deux dos. Un enfer sans Dante, tout simplement porno.

-- Ton démarrage sur les figures de l’abandon était pas mal, mais comme d’habitude fulgurance et chute. Dès que tu vois poindre la moindre autorité en toi tu te défenestres.

-- […] !

-- L’impression de radoter est une chose normale, tu ne peux pas t’arrêter à ce seuil et encore une fois tourner les talons.

-- Tu ne voudrais pas la fermer au moins pendant que je prends le café ?

-- Encore une bagnole maquillée… Stephan Eicher, Déjeuner en paix.

-- Born in August 1960, plus jeune que moi. Mais ça ne me ramène qu’aux années 80. Je lisais aussi Djian comme tout le monde, et probablement aussi Paul Auster, Siri Hustvedt, née le 19 février 1955 à Northfield, dans le Minnesota. Bien fatiguée, cette dernière. Tout ce que j’aimais.

-- Tu ne peux décidément pas t’empêcher.

-- Tu veux dire que je ne suis pas assez un homme ?

-- Si c’est la seule réponse que tu attends toujours, d’accord, mais je pensais au passé tout simplement. Tu ne peux pas t’empêcher de te ruer dans le passé.

-- Le passé est rouge, le passé est un chiffon rouge et je suis le minotaure qui court dans les couloirs du labyrinthe pour essayer d’attraper le fil rouge, autant dire peine perdue.

-- Reviens aux sens. Arrête de t’enfuir. Tiens, prends deux silex et frotte.

-- Jamais personne n’est parvenu à faire du feu ainsi.

-- Qui te parle de feu ? Renifle seulement l’odeur.

-- Mais oui, l’odeur, le portail, le retour vers je ne sais quoi, tout ça me fatigue.

-- Plus la fatigue augmente, plus tu seras obligé de lâcher du lest de toute façon.

-- Tais-toi, je t’en prie.

-- Encore un véhicule volé, Carver cette fois, tu n’as pas honte un peu ?

-- Je n’ai pas honte, non, je suis la honte.

Tout cela n’est qu’un feu d’artifice littéraire jamais la mise à nu souhaitée. La souhaite tu vraiment ou t’en moque tu ? c’est une vraie question.

Tu écris : “L’impression de radoter est une chose normale”, puis tu continues exactement dans le même mouvement. Dire “je radote” n’annule pas le radotage, ça l’habille. De même pour : “Dès que tu vois poindre la moindre autorité en toi tu te défenestres” : tu pointes ta fuite, mais tu fuis quand même juste après, dans une autre image.

--ça veut dire quoi Doc ? Irrécupérable ? -- je dirais assez pitoyable plutôt.

Il évoque “les figures de l’abandon”, “la figure romantique”, le Minotaure dans le labyrinthe, la bête à deux dos. Tout cela reste en l’air. Où est l’abandon concret ? Qui t’a laissé où ? Quand ? Avec quoi dans les mains ? On n’en saura rien. En lieu et place, on a un panoptique de métaphores.

-- L’injonction “Reviens aux sens” est la meilleure phrase… et tu la sabotes. Le “il” te dit : “Reviens aux sens. Arrête de t’enfuir. Tiens, prends deux silex et frotte.” Là, tu as une possibilité : revenir effectivement à un souvenir sensoriel net (une odeur, un bruit, une texture). Au lieu de ça, tu réponds aussitôt par une généralité (“Mais oui, l’odeur, le portail, le retour vers je ne sais quoi, tout ça me fatigue.”) – une manière de couper court. Le texte rejoue exactement ce qu’il dénonce : dès qu’on approche d’un point d’ancrage, tu zappes.

ok ok de toute façon je ne me débarrasserai pas de toi si facilement ...

[...]

Et donc te voici en décembre.

Il dit ça comme on annonce la météo. Je ne sais pas s’il attend une réponse. Je le regarde, je ne dis rien.

-- Tu dirais que tu es triste, aujourd’hui ?

Le silence vient tout seul. Pas un silence arraché, pas un silence boudeur. Juste le trou.

-- Où sont passés tes rêves ?

Il en rajoute une couche.

-- Mais qu’est-ce que ça peut bien te foutre ?

C’est sorti trop vite. Un peu sec. Il sourit, sans se vexer.

-- Trop facile.

Je pense à une pièce vide. Plus rien, ni meubles, ni cadres, ni rideaux. Juste le carrelage, les murs blancs. J’apporte un tabouret en bois, je le pose au milieu, je m’assois dessus. J’attends.

-- Tu sais que c’est une voiture volée, ton décor, dit-il.

Je vois très bien de quoi il parle. Je connais la phrase par cœur, la chambre impeccable où “nous sommes morts”. Je ne la cite pas.

-- Est-ce qu’un jour tu sortiras de cette figure romantique ?

-- Est-ce qu’on sort jamais de l’abandon ?

Je jette ça comme une pièce sur la table. Ça sonne bien, ça ne répond à rien.

Il me regarde un moment, sans parler.

-- Tu avais commencé à écrire là-dessus, les figures de l’abandon. C’était pas mal, dit-il. Et puis tu as tout lâché. Fulgurance et chute. Dès que tu vois poindre quelque chose qui ressemble à une autorité en toi, tu sautes par la fenêtre.

Je lève les yeux au plafond.

-- L’impression de radoter, c’est normal, reprend-il. Tu ne peux pas t’arrêter à ce seuil et faire demi-tour à chaque fois.

-- Tu ne voudrais pas la fermer au moins pendant que je prends le café ?

La tasse est là, entre nous, sur la petite table basse en verre. Le café a refroidi. Une fine pellicule sombre s’est formée à la surface.

-- Tu vois ? dit-il. Tu préfères m’insulter plutôt que d’écouter ce que tu viens de dire.

Il laisse passer un silence, puis :

-- Tu ne peux pas t’empêcher de te jeter dans le passé.

-- Le passé est rouge, le passé est un chiffon rouge…

Je m’arrête.

-- Continue, dit-il. Rouge comment ?

Je ferme les yeux. Une image remonte, nette, agaçante de netteté : le portail vert de la maison de mes grands-parents, peint trop souvent, la peinture qui craquelle par endroits. L’odeur de fer rouillé et de gasoil mêlés, parce qu’on stockait des bidons juste derrière. Le soir d’hiver, la buée qui sort de la bouche quand je souffle dessus.

Je pose la main sur l’accoudoir du fauteuil. Le velours râpé accroche un peu sous les doigts.

-- Voilà, dit-il. C’est ça que je t’ai demandé tout à l’heure. Reviens aux sens. Arrête de t’enfuir en métaphores.

-- Ça me fatigue, dis-je. L’odeur du portail, le retour, je ne sais même plus vers quoi, tout ça me fatigue.

-- Plus la fatigue augmente, plus tu devras lâcher du lest.

-- Tais-toi, je t’en prie.

Il ne dit rien. Je sens qu’il attend.

-- Tu vois, reprend-il au bout d’un moment, tu sais parfaitement que tu maquilles. Les citations, les images, c’est pratique. Ça passe pour de la culture, de la profondeur. Mais en dessous, c’est toujours la même scène.

-- Laquelle ?

-- Tu restes dans le couloir, devant la porte, tu refuses d’entrer, et tu passes ton temps à commenter la couleur du bois.

Je souris malgré moi.

-- Tu n’as pas honte un peu ? ajoute-t-il.

-- Non.

Je le dis calmement.

-- Je n’ai pas honte. Je suis la honte.

Carnets | décembre 2025

15 décembre 2025

La France ne peut être la France sans Jésus-Christ, dit une femme à la caisse du Super U. La caissière ne relève pas. Elle demande seulement : carte de fidélité ? Le caddie est plein à ras bord. Vignettes. Réductions. Ça bloque la file. Plus loin, devant les primeurs, mon voisin affirme que c’est BlackRock qui pousse aux abattages. Liquider le cheptel, dit-il. Des années de croisements, de patience, et tout détruit en une journée, par décret, pour une maladie. Il paraît qu’ils ont mis le paquet : blindés Centaure, hélicoptères, CRS. Tout ça contre une ferme. Tout ça pour des vaches. Il conclut : je ne sais pas où l’on va. Au rayon boucherie je demande pourquoi la viande hachée ne colle pas avec le prix au kilo affiché. J’en ai pris 300 grammes. Il regarde le ticket, puis moi. Si vous savez lire, c’est par cinq kilos ce prix que vous avez lu. Je ne réponds rien. Je l’ai interrompu, je crois, pendant son café en réserve. Tout ça pour 300 grammes. Après les caisses, les sapins sont entassés avec le charbon de bois, les sacs de granulés, les bidons de pétrole. Cette année je n’en achèterai pas : les petits-enfants ne viennent pas. S. veut quand même un sapin pour sa mère. Elle me demande de vider la Dacia. On sera quinze ou seize à Noël. Foie gras déveiné : près de 50 euros le paquet. Je déteste le foie gras. Rien que l’idée de ces lobes à déveiner me donne envie de fuir, et pourtant il va en falloir, pour quinze ou seize. Combien de paquets ? Champagne aussi. C’est notre participation. Ça va dépasser 200 euros, sans compter le sapin. Si S. prend un Nordmann, il faut ajouter 40 ou 50. Je me sens déjà mal : les pièces pleines, la chaleur, la foule, les voix. Et les cadeaux. À minuit tout le monde met ses chaussures sous le sapin. Je n’en offre pas, donc je n’attends rien. Recevoir quand on n’a rien donné, c’est se retrouver à découvert. En revenant, le long de la RN7, il ne reste presque plus de feuilles aux arbres. On doit être en hiver. Je ne sais jamais quand ça bascule. Je repense à la caisse, à la carte de fidélité, aux vignettes, à mon voisin et à ses blindés imaginaires, au boucher et à ses cinq kilos. Tout passe dans la tête en même temps, en paquets, comme les courses sur le tapis roulant. Hier on a déjeuné chez D., à V. Pot-au-feu. S. voulait lui acheter des pots en terre. Il les avait sortis dans le jardin. Cette année, de l’herbe à la place des légumes : une pelouse, plus un jardin. Le froid piquait les mains quand on touchait la terre cuite. À l’intérieur ça sentait le bouillon. J. est arrivé en retard. Le dimanche, on n’est pas vraiment en retard. Puis on a parlé politique. Mauvaise idée. J. a regardé S. : tu es pour la paix ? Dans ce cas il faut voter M. S. est devenue furieuse. Elle déteste la politique à table. Elle n’aime pas M., son côté tribun. Elle n’aime pas non plus le gouvernement. Elle dit qu’elle ne sait pas où tout ça va nous mener. Elle voudrait qu’on déménage : un appartement à V., un ascenseur, une petite terrasse pour la caisse du chat. Moi je parle de la Grèce, de l’Espagne, du soleil. Elle répond : trop loin des enfants, des petits-enfants. Par moments je me vois partir seul. Une île, Andros, ou Kalymnos. Une location pas chère. Écrire autant que je veux. Et surtout : ne plus voir les gens que je connais. Voir des inconnus. Entendre une langue que je ne comprends pas. Une langue qui me fasse revenir à la mienne.|couper{180}

Essai sur la fatigue hontes Narration et Expérimentation

Carnets | décembre 2025

14 décembre 2025

Depuis une semaine, que s’est-il passé ? Déjà, j’ai gagné ma vie. De façon elliptique : pas besoin de s’étendre. Sans opinion sur le sujet. Puis j’ai commencé à préparer le vrai boulot : un inventaire de fichiers Markdown à importer dans Scribus. Malheureusement, le problème, c’est la conversion des balises MD. Ce que j’espérais, c’est que les styles se créent automatiquement à l’import dans Scribus. Mais même en utilisant un script Python, je n’y suis pas parvenu. Les styles se mettent bien à jour dans Scribus, mais uniquement dans la fenêtre Propriétés, pas dans le document. Cela signifie que je dois tout reprendre ligne par ligne, à la main. Trop fastidieux — ou alors un excellent exercice de relecture. À choisir. Pour un PDF, un EPUB, la solution est très facile avec Pandoc. Je peux même prévoir une couverture, une table des matières, et les placer directement dans les commandes du terminal. L’utilisation de Notion s’avère intéressante, vraiment — peut-être encore mieux qu’Obsidian. Le problème, c’est de devoir s’adapter à chaque nouvel outil, sans être jamais certain que demain un autre remplacera encore celui-ci. On pourrait se dire : stop, ne pas se disperser ; une fois qu’un workflow fonctionne, pourquoi en changer. C’est vrai, on peut se le dire. Mais si on faisait tout ce qu’on dit, le monde ne serait pas ce monde. L’avantage, en outre, de pouvoir utiliser selon les besoins plusieurs modèles d’IA avec Notion est un vrai plus. En ayant injecté ma base d’articles en CSV, je peux demander vraiment tout ce que je veux : proposer une recherche approfondie par plusieurs séries de mots-clés, puis me formater un fichier Markdown ou un docx, et le classer dans une base de données. Me réordonner le document plusieurs fois tout en changeant la table des matières. ( Bientôt j'aurais peut-être droit à un café et des petits gâteaux ?) — bref, Le gain de temps est spectaculaire. Ensuite, la question se pose : qui commande, au bout du compte ? Est-ce l’IA qui, au travers des solutions qu’elle me propose, parvient à m’influencer dans mes décisions — ou bien est-ce le contraire ? Il me semble que, pour l’instant, je garde encore l’avantage. Je ne sais pas pour combien de temps. Hier, j’ai lu un article : Une IA conçoit un ordinateur Linux fonctionnel en une semaine : la révolution du hardware. 48 h au lieu de 500 heures de boulot en moyenne : tout ça donne le vertige. J’en reviens à la perplexité qui m’a retenu toute cette semaine. Perplexe, mais pas sidéré. Cette perplexité aura été un bon moteur d’écriture. Hier, par exemple, trois récits de fiction sont sortis tout droit d’une molécule fabriquée : perplexité + honte. L’idée est de faire de ces assemblages temporaires quelque chose d’actif, qui ne laisse pas dans la sidération. ( ça pourrait rejoindre l'idée de récapitulation de Don Juan pour récupérer une énergie bloquée ) Ce qui me rassure, c’est que, quels que soient les progrès, ce que l’on veut vraiment reste tellement subtil, tellement instable, tellement difficile à formuler — et nous échappe si souvent — qu’aucune machine ne pourra, je crois, produire cette ambiguïté fondamentale de l’esprit humain. Autre chose : l’idée de communauté m’est tout à fait insupportable. Je ne sais absolument plus comment m'y adapter. Hormis mes cours ou stages dans lesquels je crois avoir placé une sorte de pilote automatique. C’est la raison principale pour laquelle je fuis les réseaux sociaux. Je peux partager des posts, mais échanger est au-dessus de mes forces. Ça ne vient pas des gens : les gens sont ce qu’ils sont. Ça vient d’une sidération qui, cette fois, me colle littéralement au sol, sans que je puisse me relever. Le mot sollispcisme en filigrane arrive en fin d'article, j'effectue une recherche et je tombe sur ce début de phrase : "Même si le solipsisme est faux, même s'il existe une « réalité empirique » indépendante de notre « conscient intérieur », cette théorie comporte tout de même un fond de vérité [...] ( emprunté à l'encyclopédie du rien Illustration Jacques Prevert|couper{180}

Technologies et Postmodernité

Carnets | décembre 2025

Rembardes

J’ai longtemps eu un refus presque viscéral des protocoles, dans la peinture comme dans l’écriture. Ils m’apparaissaient faux, artificiels, parce que je n’arrivais pas à leur associer un but qui ne soit pas faux lui aussi, d’une certaine manière. Pour moi, un protocole ressemblait à un processus industriel : une suite d’étapes destinées à reproduire toujours la même chose, consommable, sans autre. C’est pourquoi j’ai résisté. Je croyais que le protocole ne pouvait produire que de la performance, ou de la répétition. Ce qui a changé la donne, ce sont certaines lectures — ou plutôt l’intuition qu’elles ont ouverte en moi : l’idée qu’un protocole peut être une rambarde, non pas pour fabriquer, mais pour empêcher de dériver, pour tenir une forme qui laisse passer moins l’ego, moins l’envie de paraître, et, quand elle monte, la honte nue. Je voudrais être assez savant pour remonter aux premiers temps des récits et comprendre leur utilité. Cette utilité, je ne peux que la deviner depuis la place que j’occupe, depuis mes habitudes de lecteur et d’écrivain. Ce que je veux dire, c’est qu’une certaine lassitude me vient à la lecture de formes que je crois connaître : ce moment où je me dis, presque malgré moi, oh non, encore la même chose. Je ne veux pas le dire n’importe comment. Je voudrais trouver une méthode suffisamment rigoureuse et reproductible afin de m’en servir à nouveau lorsque j’éprouverai la même lassitude devant d’autres formes. Pour cela j’aimerais remonter le temps, revenir au temps des tout premiers conteurs, pouvoir les questionner sur l’importance qu’ils attribuaient à la mémoire et à l’oralité. Non, pas “par exemple” : essentiellement. Je cherche un protocole où le mot à mot et la mémoire fabriquent un moyen de traduire le réel — l’interpréter, non pas mot à mot étrangement, mais par le mot à mot. Un protocole auquel le mot à mot appartient, et qui, comme une rambarde, empêcherait le conteur de s’égarer dans ses propres affects, sa propre imagination, son égotisme : autant d’égarements, probablement, dans le seul but de briller en public. Je voudrais revenir à une forme poétique qui se fiche de ce genre d’égarement, qui le tient pour quantité absolument négligeable. Une poésie qui joue son vrai rôle : interprète du réel par images, par symboles, reliés à quelque chose de plus ancien — je n’ose pas dire quelque chose de primordial. Et pourtant, plus j’y pense, plus je me dis que le pari est ailleurs : si je parviens à remonter vers cette origine du récit, je verrai peut-être que le but n’est pas seulement de traduire le réel, mais d’entrer en contact avec ce qui le produit, ou plutôt avec ce qui le co-produit — c’est-à-dire : ce que le monde fait de nous, et ce que nous faisons du monde, puisque nous sommes dans l’affaire. Le récit, alors, ne serait pas une copie du monde : il serait une manière d’y participer, une façon de toucher le mécanisme, d’approcher la source, de négocier avec elle. J’emploie “métaphysique” faute de mieux, au sens d’une question sur ce qui produit le réel, pas au sens d’un credo. Je repense alors à une partie de la littérature contemporaine : elle travaille avec des protocoles, parfois avec une rigueur impressionnante, mais elle ne parle presque jamais de métaphysique. Je ne crois pas que ce soit seulement un évitement. J’ai l’impression qu’elle rend présente une absence, qu’elle la tient devant nous comme on tient une forme vide, et que cette absence n’est pas forcément “à vide” : elle est peut-être ce qu’il reste, ce qui insiste, ce qui fait signe. Et peut-être que cette absence, quand on la regarde assez longtemps, ressemble à une nostalgie — non pas de la religion, mais de ce contact avec ce qui produit le réel dont je parlais plus haut. Je repense aussi à une scène archaïque : un homme se fait attacher pour entendre un chant qu’il ne peut pas rejoindre. La force de ce chant tient à son défaut, à sa promesse qui se retire au moment même où elle appelle. Le protocole n’est pas une performance : c’est ce qui rend possible l’approche sans se perdre. Et s’il y a, derrière tout ça, des noms qui me viennent — Guénon pour l’idée de rigueur, Ibn ʿArabî pour l’idée de poésie comme intermédiaire — je ne les invoque pas comme des autorités : c’est une intuition, un appel. Au fond, c’est peut-être cela que je cherche à travers les protocoles, qu’ils soient rigoureux ou poétiques : l’intuition, ce qui jaillit et demeure dans le domaine de l’esprit, et qui résiste au mot tout en le réclamant. Illustration Magasin d'apothicaire, Marrakech 2010|couper{180}

Auteurs littéraires réflexions sur l’art