18 novembre 2025
J’aime l’hiver, le froid, à condition d’être bien calfeutré chez moi, ce qui est le cas. De longues journées pour lire, écrire, dessiner parfois, peindre de moins en moins. Vu de l’extérieur, on dirait presque une vie de luxe ; s’il n’y avait pas toute la contingence ordinaire, évidemment. Cet après-midi, par exemple, il faudra sortir pour acheter un nouveau poêle, car impossible de remettre en fonction celui que j’ai acheté il y a deux ans. On a tout démonté, nettoyé, remonté, vérifié chaque vis, chaque joint, mais non, rien, foutu. On râle un peu pour la forme contre l’obsolescence programmée, on peste contre les discours écologiques et les aides à la réparation qui s’arrêtent à la porte de Brico Cash. Une journée ordinaire, donc ? Pas tout à fait.
Hier, le 17, j’ai eu soudain envie de redescendre dans la bibliothèque du rez-de-chaussée et de retrouver cette collection de vieux bouquins ayant appartenu à mon aïeul. J’ai dû, de toute ma vie, n’ouvrir qu’une seule fois un livre de François Coppée. J’étais jeune, inculte, aimant me croire moderne, et l’idée même de m’intéresser à un auteur comme Coppée me paraissait déjà une trahison de ce que j’imaginais être la « vraie » littérature. Si je calcule, cela fait bien cinquante ans que ces bouquins n’ont pas été ouverts, peut-être plus, car je doute que mes parents ou mon frère y aient jamais jeté le moindre coup d’œil. Ils font partie des meubles, de ces évidences qui peuplent le décor sans qu’on les voie vraiment. Pas mes parents, les livres.
Cette fois, j’ai pris le tome I de l’édition L. Herbert ; sur la tranche est inscrit « Prose ». Je crois que la première fois j’avais commencé par la poésie, erreur de débutant : trop sentimental, trop poudré, rien à voir avec Rimbaud ou Baudelaire, évidemment, et j’avais refermé ça en me promettant de ne plus y revenir. Pourtant, dans ce travail de documentation que je mène, je ne peux pas faire l’impasse sur Coppée, tout comme je ne peux pas faire l’impasse sur Charles-Louis Philippe, né à Cérilly, à deux pas de Tronçais. Il y a là une géographie, une filiation, que je le veuille ou non.
En ce moment, je suis jusqu’aux yeux dans cette seconde moitié du XIXᵉ siècle : journaux, souvenirs, correspondances, vieilles éditions scannées et qui me brûlent les yeux sur les sites de la BNF et Gallica. On dirait que l’époque actuelle n’existe plus, ou plutôt qu’elle ne m’intéresse plus vraiment. Je m’accroche à la tournure de certaines phrases comme, dans un naufrage, à un morceau d’épave : pas de salut ailleurs que là. Hier, j’ai téléchargé tout Léon Daudet, en me disant qu’il m’en raconterait un peu plus sur les écrivains de son temps, leurs manies, leurs postures, leurs ridicules aussi. Jusque-là, je dois avouer que je n’ai lu qu’Alphonse, et encore à l’école, dans les petites classes, à l’époque où je rêvais d’être indien ; l’intérêt que je portais aux Daudet allait donc à peu près de pair avec mon sérieux en classe.
Ce qui me pousse aujourd’hui vers ces vieux auteurs, c’est aussi le contraste avec ce que je lis de la littérature contemporaine. Je pense par exemple à Jean Echenoz : des livres construits au cordeau, des effets parfaitement maîtrisés, de l’ingéniosité à chaque page, un sens de la pirouette qui force l’admiration — et pourtant, quand je referme Courir ou 14, j’ai surtout l’impression d’avoir assisté à un numéro de funambule. La phrase passe, gracieuse, au-dessus du vide ; moi, je reste en bas, spectateur. C’est brillant, mais distraitement brillant, presque désincarné. Il manque quelque chose qui brûle, quelque chose qui se risque vraiment. Le corps y est, parfois, mais comme décrit de l’extérieur, avec un sourire en coin.
Pour Michon, c’est autre chose encore : une érudition qui déborde, un luxe de références, et cette façon de poser la phrase comme on pose une pièce d’orfèvrerie sur un velours sombre. Dans Je lis l’Iliade, j’ai souvent eu l’impression qu’il jouissait un peu trop de cette supériorité-là : lui qui sait, nous qui lisons. Je peux admirer la construction, le travail, la mémoire, mais je sens aussi une pointe de cruauté dans cette accumulation de savoir, comme si le texte disait : regarde comme tu es petit devant tout ce que je convoque. Ce n’est pas tant l’excès d’érudition qui me gêne que la manière dont elle s’interpose parfois entre le lecteur et ce qui pourrait, justement, le toucher.
Mais je ne veux jeter la pierre à personne : n’ai-je pas moi aussi usé et abusé de tels subterfuges pour masquer ce que j’imaginais être un vide honteux, un vide personnel ? Or ce vide n’est pas seulement personnel ; il vient aussi de l’extérieur, j’en suis de plus en plus convaincu. Par contraste, quand je pense à Flaubert ou Balzac — ne râlaient-ils pas déjà, eux aussi, contre ce même vide ? —, même dans leurs pages les plus pesantes, il y a toujours cette ferveur têtue : quelque chose d’acharné dans la manière de nommer, de recommencer, de reprendre encore la phrase jusqu’à ce qu’elle rende un peu de la vie qu’elle prétend dire. Chez Léon Daudet, chez Bloy, on sent parfois une rage, une mauvaise foi, une exagération ridicule, mais ça vit, ça déborde, ça tremble. Shakespeare, Poe, Carver, chacun à leur manière, s’adressent à tout autre chose qu’au seul goût littéraire du moment ; ils parlent à cette chose introuvable qu’on continue, faute de mieux, d’appeler l’âme. Ou, plus simplement, ils acceptent leurs propres contradictions, ce qui devient de plus en plus difficile aujourd’hui, où tout doit paraître « cohérent », lisible comme des panneaux de signalisation d’autoroute.
C’est peut-être ça que je cherche en redescendant dans la poussière de ma bibliothèque : non pas me réfugier dans le passé pour fuir le présent, mais vérifier, livre après livre, s’il existe encore une manière d’écrire qui ne soit pas seulement un jeu d’intelligence. Cette ferveur-là n’est pas adressée à un dieu de catéchisme, elle est adressée à une langue, qu’elle soit française, anglo-saxonne, mongole ou pygmée, peu importe. Elle reconnaît simplement que nous sommes portés par quelque chose qui nous précède, cette masse de phrases écrites avant nous, qu’on le veuille ou non, qu’on la connaisse ou qu’on l’ignore. Le problème, aujourd’hui, c’est précisément qu’on l’ignore volontiers, ou que cela arrange beaucoup de monde de faire comme si cette dette n’existait pas. Ce carnet, que je baptise « autofiction-introspection » pour m’excuser un peu de tant de méditation, n’a peut-être pas d’autre but que de vérifier, à ma petite échelle, si je peux me tenir encore dans cette ferveur-là sans me mentir. Car, comme je l’ai déjà dit, je passe le plus clair de mon temps à me mentir, la vérité du jour n’étant jamais assez fraîche à mon goût.
illustration sépulture de François Coppée au cimetière du Montparnasse, div9, Paris
Pour continuer
Carnets | novembre 2025
30 novembre 2025
Un tel se demande si écrire un journal est un travail. La question m’agace, je la tourne en dérision, mais elle reste là. Si ce n’est pas du travail au sens de l’administration, qu’est-ce que c’est ? Une manie, une hygiène, un exercice de survie ? Je crois que je continue ce journal surtout pour ne pas avoir à répondre. Tant que j’écris, la question reste en suspens ; si j’arrêtais, il faudrait décider si j’abdique ou pas. En revenant sur 2019, je vois ce que le journal fabrique concrètement : des questions laissées en plan qui se redressent à chaque relecture. Des phrases, des scènes, des reproches qui reviennent vers moi comme de petites figures qu’on a mal finies et oubliées dans un coin. Chaque mois, j’en reprends une, j’enlève un peu de poussière, j’ajoute trois mots, et elle se remet à marcher. Mon “travail”, c’est ça : entretenir ce petit peuple de questions plutôt que les laisser se figer. Si je devais le dire autrement, je prendrais une journée précise. Ce dimanche, par exemple, au lieu de répondre à la première réflexion désobligeante qui pointe — une remarque de plus sur ma façon de vivre, de travailler, ou de ne pas travailler justement —, je claque la porte, je descends à l’atelier, j’ouvre le cahier. J’aurais pu envoyer un texto à S., dérouler “ceci, cela, encore ceci et cela”, comme je l’ai déjà fait cent fois. Je sais que ça ne servirait qu’à rejouer la scène à l’identique. Alors j’écris ici. C’est une autre manière de tenir : déplacer la dispute de la bouche vers la page. Vu de l’extérieur, ce n’est pas du travail. Pourtant, de l’intérieur, ça y ressemble : ça revient, ça presse, ça fait mal par moments, et si je laisse passer trop de temps, ça se bloque. Si je dois parler de travail, je pense plutôt au travail d’un accouchement : des contractions régulières qui empêchent que tout se fige, qui forcent quelque chose à sortir au lieu de se calcifier dans la tête. Tant que j’écris, je ne suis pas complètement affalé. En dessous, il y a la colère. Pas une colère spectaculaire, pas celle qui casse des assiettes, mais une chose sourde qui refuse de mourir. Il a fallu du temps pour accepter ce mot sans le maquiller : oui, c’est vrai, ma colère est tenace. Et rien que le fait de le dire la rend déjà un peu moins absolue. Le journal sert aussi à ça : donner une forme à ce qui, sinon, sortirait en injures, en silences lourds, en portes claquées sur les autres plutôt que sur moi. Plus tard, S. a reçu pour son anniversaire deux fois le même livre : le Goncourt des lycéens, sans doute parce que sa dernière pièce a été très prisée. En ce moment elle vient d’être jouée à La Réunion, cette semaine à Villeurbanne. Tout ça s’inscrit bien dans l’air du temps : il faut dériver la colère, la violence vers des faits concrets, appuyés par des chiffres, des dossiers, des débats. Le théâtre, la littérature surfent sur la vague. Je ne dis pas ça pour déconsidérer qui que ce soit ; je me fais simplement la réflexion à mi-voix. L’an prochain, on aura peut-être des œuvres sur les animaux de compagnie, les abattoirs, une gastronomie à base de farine d’insectes. Les sujets changent, la même colère cherche des issues “présentables”. Ce que je redoute, en filigrane, est assez banal : la forme d’abdication qui guette tant de corps passé un certain âge. S’affaisser devant la télé, hurler contre des marionnettes, avoir peur de tout, remplir son assiette pour ne plus rien sentir. Le journal ne me rend pas meilleur que ceux-là, il m’évite juste de me raconter que je n’y suis pour rien. Au lieu de crier sur l’écran, je note ce qui remue. On pourra bien dire qu’écrire est une thérapie, je n’ai plus envie de discuter le mot. À ce stade, tout le monde se soigne comme il peut : accepter un boulot à la chaîne, porter des charges d’un rack à l’autre, se montrer, se vendre, parler pour les autres dans un micro, tout cela aide à supporter quelque chose qu’on ne veut pas regarder en face. Le journal est une de ces béquilles, je l’assume : la mienne consiste à tracer une carte approximative de ma vie, de mes pensées, de mes ratages, pour vérifier que je n’ai pas encore tout refermé. Pendant longtemps, j’ai pris goût à déranger : écrire pour piquer, poster pour provoquer, parler pour mettre les autres mal à l’aise. C’était ma manière de ne pas voir que ce qui m’intéressait vraiment, c’était de me déranger moi, de déplacer mes propres meubles intérieurs. Alors, écrire un journal, est-ce un travail ? Oui, mais pas celui qu’on déclare au fisc. C’est un travail d’accouchement modeste, une façon d’accueillir la colère sans la jeter à la figure de tout le monde, et de retarder un peu l’abdication. Pour le reste, la question reste ouverte : ai-je jamais été rangé, et ces “autres” que j’invoque sans cesse, le sont-ils vraiment plus que moi ?|couper{180}
Carnets | novembre 2025
29 novembre 2025
[...] Ça montre un homme qui voit très clair dans la logique du prestige contemporain – même à petite échelle – et qui en est profondément écœuré. Il a compris que l’aura d’un artiste ou d’une figure publique est un capital constitué par les autres, par des « petits épargnants » d’attention et d’argent, et que la tentation est grande de les « siphonner » via goodies et dérivés. En même temps, il sait qu’il n’est pas complètement extérieur à ce système, qu’en tant que peintre il pourrait – ou a déjà commencé à – jouer ce jeu. L’homme de 2019 est donc pris entre une lucidité critique forte et une position inconfortable : il juge ce commerce symbolique, s’y sent impliqué, et cherche une figure comme Diogène pour valider son dégoût et sa volonté, au moins en paroles, de s’en tenir à distance.[...] -- ? [...] Parce que cette réalité lui tombe pile là où ça fait le plus mal : son orgueil et sa honte. est-ce que ça ne casse pas le fantasme d'exception : Il aime se raconter qu’il est du côté de l’art, de la recherche, de l’ivresse “propre”. Or ce système de micro-aura dit l’inverse : tu as un nom, tu as des gens qui te suivent, donc tu es aussi une boutique potentielle. Ça le renvoie à Dali–Lanvin, Gainsbourg–billet, le peintre qui devient logo. Il découvre qu’il n’est pas “hors système”, mais dedans. ne pas oublier Saint-Antoine mon petit bonhomme, la tentation : Elle le met face à sa propre tentation. Ce qui lui dégoûte, ce n’est pas seulement les autres qui lancent des goodies, c’est le fait qu’il sent très bien qu’il pourrait le faire lui aussi. Qu’il pourrait monétiser son aura, flatter un “petit fan-club”, vendre des morceaux de lui. Il ne supporte pas cette part de lui qui, quelque part, a envie d’être désirée et d’en vivre. Qu'est ce qui va rester de sacré si tu piétines ça aussi : va t'il piétiner sa représentation sacrée de l’art. Pour lui, la peinture, l’écriture, c’est lié à quelque chose de grave, de vital, presque chamanique. Donc voir ça : ramené à des “produits dérivés”, des “fonds de tiroirs”, c’est comme voir profaner un lieu qu’il tient pour sacré. Il préfère la figure de Diogène dans son tonneau à celle du créateur avec boutique en ligne. La réalité c'est que les choses n'existent plus sans prix, la valeur est devenue le prix. Les “petits épargnants”, ce sont des gens qui donnent temps, argent, attention. Il sait ce que c’est que manquer. L’idée de vivre en pompant leur manque (de sens, de beauté, de lien) lui est insupportable. Il y voit une forme de prédation affective et économique. Et, derrière tout ça, il y a sa vieille haine de lui-même. Plus il comprend le mécanisme, plus il se voit comme quelqu’un qui pourrait y céder. Donc la lucidité tourne en auto-dégoût : “je ne vaux pas mieux”. D’où ce ton : pas seulement critique, mais presque nauséeux. [...] donc nous y voici : si le péché c'est l'erreur , on peut dire que lui péche pas pure débilité, il ne veux pas comprendre les règles de ce jeu ( je ), la vérité c'est qu'il veut inventer les siennes. L'idéaliste rejoint le dictateur. après ça comment se taire le plus profondément possible, s'enterrer dans le silence, se pétrifier en silex, granit. [...] et ce n'était pas tant le honte que le dégout auquel il fait face Plus tard dans ma messagerie [...]Y a-t-il sur Substack trop de verbiage de gens qui semblent avoir un inexplicable besoin de partager leur journal intime ? Certes. et un peu plus loin : Vous êtes actuellement un abonné gratuit à Angle mort, par Steve Proulx. Pour profiter pleinement de l'expérience, améliorez votre abonnement. Ce mépris pour les journaux intimes m'agace , d'où l'explicable raison : pas un radis à ton bidule. Un peu plus tard, découverte de textes de Kafka par l'intermédiaire de F. Ce qui répond à une enigme, notamment pour l'année 1916 qui s'arrète dans le Journal, édition du Livre de Poche à octobre. Les dates se poursuivent dans Cahiers in-octavo (1916-1918) traduits de l'allemand par Pierre Deshusses|couper{180}
Carnets | novembre 2025
28 novembre 2025
Aller au bout de ces relectures n’a rien d’héroïque, c’est juste épuisant. Revenir sur ces textes est peut-être une erreur, mais ce qu’ils me renvoient, en creux, est cohérent : pendant des années, j’ai avancé avec une manière bien rodée de me mettre en scène, que je le veuille ou non. Maintenant que je vois ça, je peux enfin me prendre en grippe pour de bonnes raisons. Mais aussitôt une autre inquiétude arrive : je sens bien qu’il y a en moi quelque chose qui se frotte les mains devant cette crucifixion, qui se dit que ce spectacle-là aussi peut servir. Me traiter de con, de lâche, d’aveugle, c’est encore une façon de me placer au centre, côté victime lucide. Je pourrais décider que ce texte est bon, que ce texte est mauvais, que le type de 2019 mérite d’être cloué au mur : au fond, ça ne change rien si l’objectif secret reste de me faire remarquer, même en négatif.|couper{180}