23 novembre 2025

Allumé le poêle de bonne heure ; dehors, la radio assène que ce sera la journée la plus froide depuis douze ans. Dedans, après deux heures de chauffe, deux radiateurs électriques (3000 watts) et le poêle à gaz donné pour 4000, on plafonne à 18 °C au thermomètre ; mais au bout de deux heures assis on se retrouve frigorifié : la verrière est en simple vitrage, l’air retombe, le froid s’installe par le haut et par les pieds. Pour contrer l’hiver, j’ai placé un rideau de velours entre la petite dépendance où je stocke mes toiles et la grande salle, et, sous la porte d’entrée, un boudin de tissu rembourré de chutes hétéroclites qui bloque les frimas à l’interstice. Certains jours, on lutte pour presque rien. Et je vois bien que tout le billet revient à ça : empêcher ce qui s’efface de gagner du terrain, dans l’atelier comme dans la tête. J’ai pris du retard sur de nombreux chantiers en cours et, s’il fallait dire à quoi cela tient, je m’éparpillerais encore en prétextes. Tout à fait comme j’écris : il faut que je m’égare d’une idée, que j’en sorte, pour en trouver une autre sur le bord, puis une autre encore. Ça fait un salmigondis, sur la page comme dans le crâne, sans que je sache jamais ce qui vient d’abord. Hier, travaillé longtemps pour ce que je pense être un piètre résultat : cinq mille mots à peine, arrachés laborieusement. Piètre, non par quantité, mais parce que l’IA ne peut pas rédiger complètement à ma place ; elle n’a pas le souffle, pas le cœur, pas l’hésitation, elle ne sait pas tenir ce tremblement-là. L’idée reste pourtant la même : reprendre chaque compilation mensuelle des Carnets, la soumettre en PDF, puis lui demander un « grand texte » — un chapitre fictif de la vie de Joannes Musti, peintre en chute libre à l’époque du Covid — et voir jusqu’où ça tient, où ça casse, ce que ça met au jour. Le fait de pratiquer une rédaction mécanisée, d’en être le spectateur, pointe un manque dont il faut apprendre à tirer parti. En traquant les propositions molles, on découvre soudain la nostalgie du dur. Il a fallu aussi que je recrée un WordPress local pour réimporter de vieilles sauvegardes : je me suis aperçu qu’il manquait de nombreux mois en 2019 et 2020. Jusqu’ici je n’avais pas voulu voir ces trous ; je me disais que tout devait dormir quelque part dans la rubrique Import, et je passais. Là, en vérifiant, petit vertige, presque une honte bête : comment ai-je pu laisser disparaître une saison entière de ma vie sans m’en inquiéter ? Je me souviens très bien des limites de stockage des versions gratuites, de cette façon mesquine qu’avait le site de me rappeler que même mes textes prenaient de la place. À l’époque j’avais effacé sur le distant beaucoup de notes et d’images pour récupérer de l’espace, en me disant que ce n’était pas grave, que je savais ce que j’avais écrit, que ça resterait en moi. Évidemment non. Par chance j’ai retrouvé les sauvegardes que j’avais eu la présence d’esprit de faire avant de supprimer tout ça ; je les ai rouvertes et j’ai senti revenir d’un coup une voix, des gestes, des peurs, une fatigue précise. Ce n’est pas seulement du “contenu” retrouvé : c’est l’homme que j’étais alors qui remonte avec ses phrases. Et ça me met à la fois en face de lui et derrière lui, obligé de reprendre cette période au sérieux, de la réécrire sans l’effacer une seconde fois. Ce qui remonte, c’est qu’une fois faites, les choses deviennent définitives : elles s’accumulent dans une zone archaïque de cervelle, mortes, irrécupérables d’emblée — “de base”. À me relire, j’ai l’impression de radoter, de tourner toujours autour d’une seule et même problématique. Combien de fois ai-je écrit que j’avais reconstruit un nouveau site SPIP ou WordPress en local ? Sans doute un nombre incalculable. Par moments je me crois atteint d’une version vicieuse de la maladie d’Alzheimer. Je ne sais pas ce qui l’emporte : la volonté, l’acharnement, l’obsession, ou l’oubli pur et simple. Si c’est l’oubli, la peur panique surgit presque aussitôt ; un gouffre s’ouvre sous mes pieds et je descends dedans, lentement. Ce n’est sûrement pas un hasard si, ces derniers jours, ce même mouvement revient à l’approche du sommeil. Cela se produit dans la période hypnagogique : les paysages fabuleux se retirent d’un coup et il ne reste qu’un blanc, une image brouillée, impossible à saisir, impossible à transformer. Alors mon corps allongé roule sur le côté, comme s’il basculait hors du lit, au ralenti ; et la sensation s’étire, interminable. Parfois j’arrive à me ressaisir, je me réveille net. D’autres fois je ne sais pas ce qu’il se passe : ça continue sans fin, et le lendemain je n’ai plus rien, pas même un souvenir de l’instant. Je ne sais jamais vraiment comment les billets s’achèvent, sinon qu’ils me conduisent presque à chaque fois vers la sensation nette et tangible de l’inachèvement. C’est là, quand l’inachèvement devient palpable, qu’ils s’arrêtent.

illustration : Fleurs et fruits, Jacques Truphémus, 2015

Carnets | novembre 2025

30 novembre 2025

Un tel se demande si écrire un journal est un travail. La question m’agace, je la tourne en dérision, mais elle reste là. Si ce n’est pas du travail au sens de l’administration, qu’est-ce que c’est ? Une manie, une hygiène, un exercice de survie ? Je crois que je continue ce journal surtout pour ne pas avoir à répondre. Tant que j’écris, la question reste en suspens ; si j’arrêtais, il faudrait décider si j’abdique ou pas. En revenant sur 2019, je vois ce que le journal fabrique concrètement : des questions laissées en plan qui se redressent à chaque relecture. Des phrases, des scènes, des reproches qui reviennent vers moi comme de petites figures qu’on a mal finies et oubliées dans un coin. Chaque mois, j’en reprends une, j’enlève un peu de poussière, j’ajoute trois mots, et elle se remet à marcher. Mon “travail”, c’est ça : entretenir ce petit peuple de questions plutôt que les laisser se figer. Si je devais le dire autrement, je prendrais une journée précise. Ce dimanche, par exemple, au lieu de répondre à la première réflexion désobligeante qui pointe — une remarque de plus sur ma façon de vivre, de travailler, ou de ne pas travailler justement —, je claque la porte, je descends à l’atelier, j’ouvre le cahier. J’aurais pu envoyer un texto à S., dérouler “ceci, cela, encore ceci et cela”, comme je l’ai déjà fait cent fois. Je sais que ça ne servirait qu’à rejouer la scène à l’identique. Alors j’écris ici. C’est une autre manière de tenir : déplacer la dispute de la bouche vers la page. Vu de l’extérieur, ce n’est pas du travail. Pourtant, de l’intérieur, ça y ressemble : ça revient, ça presse, ça fait mal par moments, et si je laisse passer trop de temps, ça se bloque. Si je dois parler de travail, je pense plutôt au travail d’un accouchement : des contractions régulières qui empêchent que tout se fige, qui forcent quelque chose à sortir au lieu de se calcifier dans la tête. Tant que j’écris, je ne suis pas complètement affalé. En dessous, il y a la colère. Pas une colère spectaculaire, pas celle qui casse des assiettes, mais une chose sourde qui refuse de mourir. Il a fallu du temps pour accepter ce mot sans le maquiller : oui, c’est vrai, ma colère est tenace. Et rien que le fait de le dire la rend déjà un peu moins absolue. Le journal sert aussi à ça : donner une forme à ce qui, sinon, sortirait en injures, en silences lourds, en portes claquées sur les autres plutôt que sur moi. Plus tard, S. a reçu pour son anniversaire deux fois le même livre : le Goncourt des lycéens, sans doute parce que sa dernière pièce a été très prisée. En ce moment elle vient d’être jouée à La Réunion, cette semaine à Villeurbanne. Tout ça s’inscrit bien dans l’air du temps : il faut dériver la colère, la violence vers des faits concrets, appuyés par des chiffres, des dossiers, des débats. Le théâtre, la littérature surfent sur la vague. Je ne dis pas ça pour déconsidérer qui que ce soit ; je me fais simplement la réflexion à mi-voix. L’an prochain, on aura peut-être des œuvres sur les animaux de compagnie, les abattoirs, une gastronomie à base de farine d’insectes. Les sujets changent, la même colère cherche des issues “présentables”. Ce que je redoute, en filigrane, est assez banal : la forme d’abdication qui guette tant de corps passé un certain âge. S’affaisser devant la télé, hurler contre des marionnettes, avoir peur de tout, remplir son assiette pour ne plus rien sentir. Le journal ne me rend pas meilleur que ceux-là, il m’évite juste de me raconter que je n’y suis pour rien. Au lieu de crier sur l’écran, je note ce qui remue. On pourra bien dire qu’écrire est une thérapie, je n’ai plus envie de discuter le mot. À ce stade, tout le monde se soigne comme il peut : accepter un boulot à la chaîne, porter des charges d’un rack à l’autre, se montrer, se vendre, parler pour les autres dans un micro, tout cela aide à supporter quelque chose qu’on ne veut pas regarder en face. Le journal est une de ces béquilles, je l’assume : la mienne consiste à tracer une carte approximative de ma vie, de mes pensées, de mes ratages, pour vérifier que je n’ai pas encore tout refermé. Pendant longtemps, j’ai pris goût à déranger : écrire pour piquer, poster pour provoquer, parler pour mettre les autres mal à l’aise. C’était ma manière de ne pas voir que ce qui m’intéressait vraiment, c’était de me déranger moi, de déplacer mes propres meubles intérieurs. Alors, écrire un journal, est-ce un travail ? Oui, mais pas celui qu’on déclare au fisc. C’est un travail d’accouchement modeste, une façon d’accueillir la colère sans la jeter à la figure de tout le monde, et de retarder un peu l’abdication. Pour le reste, la question reste ouverte : ai-je jamais été rangé, et ces “autres” que j’invoque sans cesse, le sont-ils vraiment plus que moi ?|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | novembre 2025

29 novembre 2025

[...] Ça montre un homme qui voit très clair dans la logique du prestige contemporain – même à petite échelle – et qui en est profondément écœuré. Il a compris que l’aura d’un artiste ou d’une figure publique est un capital constitué par les autres, par des « petits épargnants » d’attention et d’argent, et que la tentation est grande de les « siphonner » via goodies et dérivés. En même temps, il sait qu’il n’est pas complètement extérieur à ce système, qu’en tant que peintre il pourrait – ou a déjà commencé à – jouer ce jeu. L’homme de 2019 est donc pris entre une lucidité critique forte et une position inconfortable : il juge ce commerce symbolique, s’y sent impliqué, et cherche une figure comme Diogène pour valider son dégoût et sa volonté, au moins en paroles, de s’en tenir à distance.[...] -- ? [...] Parce que cette réalité lui tombe pile là où ça fait le plus mal : son orgueil et sa honte. est-ce que ça ne casse pas le fantasme d'exception : Il aime se raconter qu’il est du côté de l’art, de la recherche, de l’ivresse “propre”. Or ce système de micro-aura dit l’inverse : tu as un nom, tu as des gens qui te suivent, donc tu es aussi une boutique potentielle. Ça le renvoie à Dali–Lanvin, Gainsbourg–billet, le peintre qui devient logo. Il découvre qu’il n’est pas “hors système”, mais dedans. ne pas oublier Saint-Antoine mon petit bonhomme, la tentation : Elle le met face à sa propre tentation. Ce qui lui dégoûte, ce n’est pas seulement les autres qui lancent des goodies, c’est le fait qu’il sent très bien qu’il pourrait le faire lui aussi. Qu’il pourrait monétiser son aura, flatter un “petit fan-club”, vendre des morceaux de lui. Il ne supporte pas cette part de lui qui, quelque part, a envie d’être désirée et d’en vivre. Qu'est ce qui va rester de sacré si tu piétines ça aussi : va t'il piétiner sa représentation sacrée de l’art. Pour lui, la peinture, l’écriture, c’est lié à quelque chose de grave, de vital, presque chamanique. Donc voir ça : ramené à des “produits dérivés”, des “fonds de tiroirs”, c’est comme voir profaner un lieu qu’il tient pour sacré. Il préfère la figure de Diogène dans son tonneau à celle du créateur avec boutique en ligne. La réalité c'est que les choses n'existent plus sans prix, la valeur est devenue le prix. Les “petits épargnants”, ce sont des gens qui donnent temps, argent, attention. Il sait ce que c’est que manquer. L’idée de vivre en pompant leur manque (de sens, de beauté, de lien) lui est insupportable. Il y voit une forme de prédation affective et économique. Et, derrière tout ça, il y a sa vieille haine de lui-même. Plus il comprend le mécanisme, plus il se voit comme quelqu’un qui pourrait y céder. Donc la lucidité tourne en auto-dégoût : “je ne vaux pas mieux”. D’où ce ton : pas seulement critique, mais presque nauséeux. [...] donc nous y voici : si le péché c'est l'erreur , on peut dire que lui péche pas pure débilité, il ne veux pas comprendre les règles de ce jeu ( je ), la vérité c'est qu'il veut inventer les siennes. L'idéaliste rejoint le dictateur. après ça comment se taire le plus profondément possible, s'enterrer dans le silence, se pétrifier en silex, granit. [...] et ce n'était pas tant le honte que le dégout auquel il fait face Plus tard dans ma messagerie [...]Y a-t-il sur Substack trop de verbiage de gens qui semblent avoir un inexplicable besoin de partager leur journal intime ? Certes. et un peu plus loin : Vous êtes actuellement un abonné gratuit à Angle mort, par Steve Proulx. Pour profiter pleinement de l'expérience, améliorez votre abonnement. Ce mépris pour les journaux intimes m'agace , d'où l'explicable raison : pas un radis à ton bidule. Un peu plus tard, découverte de textes de Kafka par l'intermédiaire de F. Ce qui répond à une enigme, notamment pour l'année 1916 qui s'arrète dans le Journal, édition du Livre de Poche à octobre. Les dates se poursuivent dans Cahiers in-octavo (1916-1918) traduits de l'allemand par Pierre Deshusses|couper{180}

palimpsestes

Carnets | novembre 2025

28 novembre 2025

Aller au bout de ces relectures n’a rien d’héroïque, c’est juste épuisant. Revenir sur ces textes est peut-être une erreur, mais ce qu’ils me renvoient, en creux, est cohérent : pendant des années, j’ai avancé avec une manière bien rodée de me mettre en scène, que je le veuille ou non. Maintenant que je vois ça, je peux enfin me prendre en grippe pour de bonnes raisons. Mais aussitôt une autre inquiétude arrive : je sens bien qu’il y a en moi quelque chose qui se frotte les mains devant cette crucifixion, qui se dit que ce spectacle-là aussi peut servir. Me traiter de con, de lâche, d’aveugle, c’est encore une façon de me placer au centre, côté victime lucide. Je pourrais décider que ce texte est bon, que ce texte est mauvais, que le type de 2019 mérite d’être cloué au mur : au fond, ça ne change rien si l’objectif secret reste de me faire remarquer, même en négatif.|couper{180}