Une maison en Calabre

A tutto ciò che la sfortuna è buona "A toute chose malheur est bon » ressasse à voix haute un vieil homme édenté. Sec comme une figue sans jus ni chair, on peut le voir assit là presque toute la journée sur sa chaise, dans la pénombre du recoin qu’il ne quitte que pour se rendre à la sieste. Il regarde passer la saison depuis toujours. Et puis il ajoute de temps en temps tout en haussant les épaules : non sappiamo più cosa pensare On ne sait plus quoi penser. Puis il se met à rire. son regard retrouve l’éclat de la jeunesse, un regard d’enfant au beau milieu d’un océan de rides, dans ce coin perdu du monde, au fin fond de la Calabre. Nous venons de nous installer ici depuis quelques jours mon épouse et moi dans une petite bicoque grace à une annonce dans un journal local de Lyon. Les photographies magnifiques que nous avons consultées, le désir d’aller explorer ce recoin inconnu du monde pour les vacances, tout cela, et surtout le prix modique de la location, nous a encouragé à effectuer un périple autoroutier de quelques milliers de kilomètres achevant d’épuiser la Mégane que nous possédons encore à cette époque. Nous avions flâné cependant. De petites haltes de ville en ville. Et surtout, nous avions traversé rapidement le nord de l’Italie pour atteindre enfin le sud. Je voulais profiter de l’occasion pour retrouver Naples, et la baie d’Amalfi. Dans l’espoir naïf d’y retrouver certains lieux magiques où, durant tout un été de mon adolescence j’avais découvert pour la première fois le gout de la pizza. Mais aussi les premiers émois vertigineux provoqués par le grain doux des peaux mates, les regards sombres des belles ragazzi. Et bien sur, absolument, mon épouse -toujours curieuse de remonter aux sources de mes innombrables récits, de mes histoires abracadabrantes- n’avait pas dit non. Cela m’avait encouragé à produire un effort de mémoire notoire pour retrouver le chemin de ce vieil hôtel de Meta di Sorrento, l’hôtel Arencetto. Après avoir réussi je ne sais comment à retrouver l’hôtel, qui était fermé il ne me fut pas tant difficile de retrouver le chemin tortueux de la pizzeria, la toute première de ma vie. Et bien sûr, en chemin, de tenter de faire saliver ma compagne avec force qualificatifs extraordinaires pour évoquer la meilleure pizza du monde. C’était la meilleure car c’était la première m’avait-t’elle dit pour tenter d’atténuer la déception que je ne manquerais certainement pas d’éprouver. mais qu’à cela ne tienne, la curiosité et le désir de tester la précision du sens de l’orientation, une fierté masculine s’il en est, ne me fit pas pas lâcher l’objectif. Au bout d’un trajet compliqué parmi les ruelles écrasées de lumières et d’ombres nous la découvrîmes enfin. Aussitôt que je vis la bâtisse j’éprouvais cette sensation mi bizarre mi désagréable que l’on éprouve à revisiter le passé. C’était comme si les années l’avaient rabougrie, tassée rapetissée rendue quelconque cette pizzeria. Comme si soudain tous les rêves, tous les fantasmes qu’on lui avait adjoint par couches de mémoire successives et avec une louche opiniâtreté, au cours du temps s’évanouissaient d’un seul coup pour ne plus laisser place qu’à un squelette desséché. Un tas de ruines de cendres et d’os. Effectivement cela n’avait plus rien à voir avec cette première fois. La salle était quasi déserte, et la pâte avait un je ne sais quoi de familier avec le sale gout du carton. Pour autant, nous étions bel et bien en vacances, il faisait un temps splendide, nous avions ce temps infini devant nous, nous fîmes le plein à une station service à la sortie de Sorrente puis repartîmes en riant. La petite maison n’avait, elle aussi, rien à voir avec les photographies prometteuses que nous avions admirées. Tout était délabré, vieillot, et nous ne mimes pas longtemps à comprendre que nous nous étions fait bernés. Comme à l’habitude j’essayais de trouver à la deception des circonstances atténuantes, de très vagues excuses à la propriétaire, une petite dame entre deux âges qui nous avait reçus vraiment cordialement dans les monts du lyonnais, dans sa résidence principale, une maison charmante et proprette avec un café à réveiller les morts et des petits gâteaux faits maison. Mais tu es vraiment incorrigible m’avait lancé mon épouse après avoir fait rapidement le tour des pièces et de notre désillusion. Tu trouves toujours un tas d’excuses à tout le monde. Ce fut la première fois que je la vis râler vraiment pour de bon. Cela faisait des mois que nous chérissions ce projet de voyage. Principalement je crois pour traverser le marasme qui s’était abattu sur le monde en général et sur nos finances en particulier. Elle en voulait pour son argent, c’est humain. Et je ne trouvais pas d’autre solution que d’afficher un air penaud. Il fallut que je me retienne d’en plaisanter tout haut et d’évoquer ce concours de circonstances cocasses. Celui qui m’avait mis entre les mains, quelques semaines plus tôt, un bouquin de Georges Haldas, une maison en Calabre et dont le sujet traitait de notre expérience actuelle, cette déception. Mais la mine sombre de mon épouse, sa tristesse, me firent vite faire machine arrière.

On ne savait plus vraiment quoi en penser.

Et c’est exactement à partir de ce constat, de cette impasse que nous avons été nous baigner. A deux pas de là, une fois le petit chemin bordé de figuiers traversé, s’étendait une plage extraordinaire, absolument déserte. A croire que personne dans ce village n’avait l’idée saugrenue de se rendre là pour se dorer la pilule et se baigner. C’était d’autant plus étrange que par delà le bras de mer qui sépare Reggio di Calabre de la Sicile on peut apercevoir l’Etna, grosse masse d’un bleu sombre duquel de grosses fumées blanches s’échappent. Un spectacle majestueux. Je me souviens encore de ce peu que l’on éprouve d’ être soudain face à cette formidable puissance de la nature, un volcan qui fume C’est ainsi que le lendemain matin nous partîmes de très bonne heure pour prendre le bac qui nous emportait vers la Sicile. La Calabre nous laissait un gout amer sans que nous ne puissions véritablement accuser la propriétaire, ni la maison elle-même, ni même notre naïveté. C’était comme ça voilà tout. Cette bicoque décevante, ce village décevant, ce moment décevant des vacances, tout cela était comme le fameux principe de réalité sur lequel on doit se casser à un moment l’autre et de façon inéluctable, les dents. Nous n’avions pas d’autre envie que de rejoindre le rêve, d’échapper au réel sordide, de fuir la Calabre perçue ainsi de notre point de vue de vacanciers. En Sicile il ne fallut pas longtemps pour qu’un flot de souvenirs attaché à une autre période de ma vie d’errances me revienne. Nous mîmes le cap en gros vers Palerme mais soudain je reconnus une sortie sur l’autoroute qui menait vers ce petit village de pêcheurs, Sferra di Cavello, des images d’un autre hôtel resurgissaient tout à coup- un hôtel cinq étoiles où je n’ai jamais dormi puisque je le voyais de loin surplombant le front de mer allongé devant une tente Trigano à la fin d’une journée torride et vide, depuis le camping en retrait du village. Par chance, avec la crise, l’hôtel était vide et nous trouvâmes une grande chambre lumineuse pour un prix tout à fait modique. Et, encore aujourd’hui où j’écris ces lignes, difficile de comprendre le sens de tout cela, de savoir vraiment quoi en penser. Peut-être qu’effectivement comme disait ce vieux en Calabre assit sur son banc, à toute chose malheur est bon.

Pour continuer

Carnets | janvier 2023

18 janvier 2023-4

Un homme qui monte doit descendre à un moment ou à un autre. Et ce, quel que soit le moyen qu'il choisira d'emprunter : ascenseur, escalier, ballon de Montgolfier, fusée. La loi de la pesanteur oblige. Il ne convient pas d'en être à chaque fois surpris ou étonné, ni de s'en plaindre, pas plus que de s'en réjouir. Ensuite, quand on le sait, ce que l'on en fait... Tu l'as toujours su puisque tu as vécu à la campagne. Tu as vu des hommes monter sur des charrettes de foin et d'autres tomber de haut quand ils s'apercevaient qu'ils étaient cocus ou bourrés comme des coings. Dès l'enfance, tu t'es trouvé confronté à la loi. Tous ces rêves de vol que tu effectuais de nuit alternent encore dans ta mémoire avec les raclées magistrales qui te jetaient à terre. Une longue répétition servant d'apprentissage comme de vérification de tes premières intuitions. Parfois quand tu y penses, tu pleures, d'autres fois tu ris. Les souvenirs, comme les émotions, subissent aussi la loi de la pesanteur, il ne faut pas croire.|couper{180}

Carnets | janvier 2023

17 janvier 2023-3

À l'église quand tu y allais, tu ne parlais pas. Tu chantais quand il fallait chanter. Mais en pension à Saint-Stanislas, et bien que tu chantasses la plupart du temps assez correctement, tu te mis alors à chanter faux. Tu voulais déranger quelque chose. Et cela, tu t'en souviens, n'était pas pour te faire remarquer, c'était plus profond que ça. Viscéral. À la cérémonie funèbre de ta mère, quelques minutes avant l'incinération, on t'a proposé de parler, de dire quelques mots, mais il n'y avait que ton épouse, ton père et ton frère, plus les employés des pompes funèbres. Tu as décidé que c'était grotesque juste à l'instant d'essayer d'ouvrir la bouche quand tu fus monté sur la petite estrade face au microphone. Tu as regardé l'assemblée puis tu as baissé la tête, tu as capitulé, vaincu par le ridicule. Une des seules fois dans ta vie où tu n'auras pas osé y plonger tout entier. Sur ta chaîne YouTube, tu as beaucoup parlé mais avec le recul tu n'as jamais pris le temps de réécouter ce que tu as dit. Sans doute parce que toute parole est liée à un instant et qu'une fois l'instant passé, cette parole devient morte, qu'il n'y a plus de raison valable de s'y intéresser. Comme si cette parole dans le fond n'avait fait que te traverser, qu'elle ne t'appartenait pas. Par contre, tu aimes écouter les vidéos de François Bon, tu les réécoutes avec plaisir. Et surtout tu y découvres au fur et à mesure des informations que tu n'avais, semble-t-il, pas entendues à la première écoute. Il y a ainsi des émissions que tu écoutes en boucle et d'autres, réalisées par d'autres créateurs de contenu, dont les bras t'en tombent dès les premières minutes. Est-ce que commenter, c'est parler ? Peut-être. Tu ne parviens plus à commenter dans certains lieux et dans d'autres oui. L'interruption des commentaires a commencé quand tu as fait une recherche sur ton nom sur ce moteur de recherche. Le nombre de commentaires qui te sont apparus idiots, inutiles t'a aussitôt sauté aux yeux. Rédiger un commentaire t'oblige presque aussitôt à affronter le ridicule puis à le vaincre ou à te laisser à l'à-quoi-bon. Quand tu te dis "ça ne changera pas la face du monde, qui es-tu donc pour t'autoriser ainsi à commenter, à apparaître ?" Le fait que ça puisse encourager l'autre, tu t'en dispenses désormais car d'une certaine façon c'était aussi une image trouble, cette pensée d'encourager l'autre dans une réflexivité ; d'ailleurs les réseaux sociaux fonctionnent sur cette réflexivité la plupart du temps. Le fait qu'elle te gêne jusqu'à l'insupportable est corrélé à tes états de fatigue, d'humeur, ou de lucidité. De la chimie. Tu préfères alors te taire devant cette réalité chimique quand tu ne peux faire autrement que de la voir comme un nez au milieu d'une figure. Parler, c'est faire signe avant tout. Mais pourquoi faire signe ? On en revient toujours à la question. Faire signe, désigner, dessiner non pour obtenir quelque chose ni pour dire "tu as vu, je te fais signe, je te signifie quelque chose." La fatigue de tout ça, due au poids de l'âge imagines-tu parfois, mais surtout au sentiment de ta propre insignifiance. Il y a des jours où l'insignifiance est ce refuge préférable à tout autre. Tu es capable de rester silencieux envers certaines personnes durant un laps de temps considérable. Tu n'as pas vu tes parents pendant 10 ans autrefois. Aucune parole échangée en 10 ans avec M. et aussi avec D. Cependant, la conversation reprend exactement là où elle s'est arrêtée dans le temps comme si pour toi il n'y avait pas de temps. L'expression "être de parole", tenir sa promesse, tu peux la comprendre bien sûr. Mais de quelle parole s'agit-il dans ce cas ? La question reste en suspens. Se fier à sa propre parole, d'expérience, te semble toujours suspect, tout comme se fier à n'importe quelle parole. La parole c'est du vent la plupart du temps et donc c'est l'esprit. Qui serait assez cinglé pour confondre l'esprit et soi-même ? L'indomptable esprit comme disent les bouddhistes. Non, il faut s'asseoir, l'observer agir, parler, ne pas vouloir l'enfermer dans une clôture, c'est ainsi que l'on s'en libère au mieux. Ce qui reste ensuite, on l'ignore. Un silence éloquent.|couper{180}

Auteurs littéraires

Carnets | janvier 2023

17 janvier 2023-2

Ainsi, pour que l'illusion soit complète, qu'elle se referme sur elle-même comme un cercle, il serait nécessaire de désigner deux points distincts mentalement, disons A et B, deux points choisis parmi une infinité. Tu le fais chaque jour, plusieurs fois par jour, la plupart du temps en prenant un crayon. Tu traces une ligne pour dessiner, mais depuis quel point de départ, quelle origine ? Tu peux dire n'importe quel point de départ fera bien l'affaire. Mais c'est botter en touche. Ce n'est pas cette origine-là qui importe mais celle qui t'a conduit, au travers de milliers et de milliers de possibles, à cet instant présent, à t'asseoir, à prendre ce crayon et à tracer cette ligne. Que matérialise pour toi véritablement une telle ligne qui s'élance d'un point à un autre, qui avec toi se déplace dans l'espace et le temps sur le lieu de la feuille ? Et si tu te mettais à y songer vraiment, si tu imaginais que cette ligne contient tout ce que tu as vécu depuis ta propre origine jusqu'à présent, est-ce que ça changerait quelque chose à l'action de dessiner ? Probable, voire certain, que c'est justement à ce genre de connerie qu'il ne faut pas penser pour dessiner. Donc quand tu te déplaces, tu sais peut-être d'où tu pars mais la plupart du temps tu te fiches de l'arrivée. Ou tu ne veux pas y penser pour pouvoir ainsi continuer à dessiner. Tu te déplaces sur la feuille de papier comme dans ta vie. Tu sais qu'il n'y a en fin de compte qu'une seule arrivée réelle et qu'il ne sert à rien de t'y intéresser de trop près, de peur d'être tétanisé par la peur ou par l'espoir - la joie ? La confiance ? - et au final de te retrouver dans une impossibilité de faire quoi que ce soit. D'une certaine façon, tu pourrais te ranger dans le mouvement de l'art pauvre, celui qui s'intéresse plus spécifiquement à l'origine des matériaux, à une origine tout court pour lutter contre l'obsession des buts qui ne sont que des ersatz. Sauf que toi, tu veux peindre des tableaux, tu es anachronique et tu te bouches les oreilles quand on te parle de Marcel Duchamp. Il faut aussi se foutre de Marcel Duchamp comme de Dieu.|couper{180}

réflexions sur l’art