septembre 2021

Carnets | septembre 2021

Naviguer et vivre

Ce voyage est une suite de voyages. C’est le terme générique qui dissimule plus ou moins habilement le pas de côté que j’ai effectué des centaines de fois pour ne pas vivre seulement comme un con. Ce que j’appelle vivre comme un con, c’est ne plus se poser de question. C’est suivre le train-train quotidien sans broncher vraiment, en grognant par habitude sans rien faire véritablement, sans s’opposer. J’ai vécu comme un con, je sais tout à fait ce que c’est. Et il m’arrive de le faire encore pour me détendre ! Quand je dis « comme un con », c’est gentil ; ce n’est pas du tout une insulte gratuite. Un bon con, un con comme toi et moi. Mais j’aurais pu très mal finir et devenir, au bout du compte, un sale con. Je ne sais toujours pas si c’est cette inquiétude-là qui m’a fait réfléchir ou bien si c’était tout simplement ma nature d’être, dans une grande part de moi, attaché à l’obsession de naviguer. Sans doute un peu des deux. Ai-je réfléchi d’ailleurs ? Pas vraiment ; cela a toujours été pulsionnel. Envoyer bouler ce qui ne me convenait plus sur un coup de tête, la plupart du temps. Sans réfléchir justement aux conséquences. Cela me fascinait. Je me voyais faire, je me disais à chaque fois : « Non, tu ne vas tout de même pas... » et si : paf ! je le faisais. Pour la plupart des gens, j’étais ce type inconséquent qui disparaissait des cartes sans plus donner la moindre nouvelle. C’est ainsi qu’ils voyaient les choses, et c’est ainsi que, de mon côté, je tentais de m’en défendre en luttant contre la culpabilité que ce point de vue collectif en moi provoquait. Je me disais : « Ce n’est pas tout à fait vrai, ce n’est pas vraiment ça. » Je me trouvais des raisons, des excuses, mais tout ça ne servait strictement à rien. Dans ces voyages, j’emportais ma culpabilité ; j’emportais la vision du monde sur le pauvre type qu’il avait décrété que j’étais. Il fallait faire avec ça. Il fallait traverser tout le misérable dont « on » et moi-même m’affublaient. C’est en lisant Fernando Pessoa un jour, dans une bibliothèque, que j’ai commencé à voir au-delà de cette culpabilité, à regarder plus loin, au-delà de ce malaise. Il écrivait : « Vivre, cela n’est rien ; naviguer seulement est précieux. » À partir de là, et grâce à la poésie toute entière, j’ai commencé à me sentir mieux. La poésie semblait valider ma démarche. Il fallait s’égarer, naviguer, se perdre sans doute pour se détacher de quelque chose et tomber soudain sur autre chose d’inédit et de familier pourtant : soi-même. Quoi de plus naturel, ensuite, grâce au dessin, à la peinture, de continuer cette navigation, cet égarement, en parallèle d’une vie de con ? Car évidemment, je ne me suis pas mis soudain à marcher sur l’eau. J’ai continué à travailler, à l’usine, sur les chantiers, dans les bureaux, une grande partie de mon existence. Mais pas de la même manière qu’auparavant. J’étais plus tranquille parce que j’avais cette autre vie de navigateur que tout le monde ignorait. Et puis un jour, le corps a lâché. Ce que je disais être « tranquille » ne l’était en fait pas du tout. L’acuité que m’apportait la poésie et la peinture, par un effet de ricochet, me sortit de mon égocentrisme, de mon narcissisme, pour tomber face à l’absurde dans lequel je vivais, nous vivions tous, que ce soit en entreprise comme ailleurs ; tout cela me sauta au visage. Une part de moi a décidé de mourir ; cette part que je donnais aux loups, cette part que j’appelle « vivre comme un con ». C’était sans doute prétentieux encore, à bien y réfléchir. Mais il fallait que ça passe par là ; je ne serais pas le même homme sinon. Il fallait naviguer différemment, sans doute prendre des risques plus grands, se détacher plus encore, plus loin. Sans doute est-ce à partir de là que le voyage intérieur véritable a commencé. Par l’acceptation totale d’être un navigateur. Tout quitter devint alors une sorte de discipline. Non plus par peur, par inquiétude, par ennui ou par fatigue. Tout quitter, c’est cette formule magique qui permet de naviguer de rêve en rêve, de poème en poème, de tableau en tableau. Évidemment, on ne quitte jamais tout totalement ; c’est encore une vue de l’esprit que de l’imaginer. On se prépare néanmoins à un voyage ultime. Peut-être que tout cela permet de l’aborder plus sereinement, sans regret ni remord, voire même avec amour, qui sait ?|couper{180}

Carnets | septembre 2021

Commentaire

Parfois, j’écris un commentaire que j’efface presque aussitôt. Comment taire — voilà exactement le sujet du commentaire. je ne sais quoi dire pour restituer le trouble. Parfois, je parviens à passer cette gêne, avec humour, sans peur du ridicule, ou alors en faisant mine d’avoir de l’esprit… et je ne sais plus quoi. D’autres fois, non. Oui, comment taire le trouble d’un écho troublant… ? Et en même temps le dire ! Tout un art, j’imagine encore, Hélas. J’en suis toujours au même point en peinture : J’en dis encore beaucoup trop, ce qui revient à pas assez. Bref, pas juste. Comme un bon vieux silence de derrière les fagots.|couper{180}

Carnets | septembre 2021

Transformer la lubricité en plomb.

Imagine un apprenti alchimiste qui se révolte soudain contre l’alchimie toute entière, qui s’insurge contre toute idée de discipline, puis, à la fin, contre le maître qui se propose. On le dirait fou, bien sûr, et sans doute, pour une bonne part, l’est-il. Mais il ne faut pas renier l’intuition d’où part une telle révolte. Il ne faut pas plus nier cette immense confusion qui porte l’apprenti à explorer tout ce que le monde a déposé dans un seul mot : la lubricité. Si diabolique en apparence soit-elle, cette confusion, malgré tout, est porteuse d’une lumière. Une lumière trouble au début, qui happe la totalité des sens, tout en les exacerbant. Une lumière qui rend fou son porteur, qui le fait douter à l’infini, à la fois sur sa raison d’être de porteur de lumière et sur cette intuition qui le conduit à ne jamais être en mesure d’abandonner ce rôle. C’est que l’alchimie ne se soucie pas tant des matériaux dont elle se sert que de la clarté avec laquelle on les aborde. Et pour l’apprenti inculte, aborder la notion de clarté – il le pressent – l’oblige en premier lieu à marcher à l’envers de celle-ci, à s’engager dans les ombres. Aller vers le féminin en soi, ce trouble du masculin. Ce féminin à qui, en même temps, on attribue tant de faiblesses, d’autant que le masculin établit sa force, soi-disant, sur ses contraires. Force et faiblesse se disputant ainsi à l’intérieur du même, les rendant tour à tour presque semblables, c’est-à-dire monstrueux. La lubricité pourrait alors être l’exploration, d’abord inconsciente, de ce gouffre. D’un écart que l’on chercherait coûte que coûte à combler. Dans quel but ? Il n’y en a toujours qu’un seul, évidemment, que je ne nommerai pas cependant. Tellement galvaudé par les temps actuels. Cette brutalité, cette sauvagerie qui utilise comme canal les sens et débouche généralement sur le mot de « luxure », elle ne provient que de cette même révolte contre une raison qui tourne à vide. Une raison sans raison. Une révolte contre la pensée qui ne se pense qu’en elle-même. Sans la fameuse « modération » si chère à notre époque, que des modérateurs fleurissent à tous les coins de forum et de rues. Je veux dire aussi qu’être un véritable salaud n’est pas donné à n’importe qui. Il faut beaucoup accepter de lâcheté comme d’audace avant de pouvoir y parvenir. C’est-à-dire qu’il faut avant tout brûler une belle image d’Épinal, celle dans laquelle chacun imagine leurrer son monde et soi-même. À partir de là, une fois que l’on a épinglé cette fameuse lubricité, que l’on a compris la nature de la « luxure », on possède enfin le matériau adapté pour commencer le travail. C’est certainement plus long tant que l’on refuse les coups de fouet et les caresses d’une maîtresse ou d’un maître. Ce sera la vie qui endossera le rôle éducatif. Aucune importance ! Au final, l’essentiel est de changer cette première illusion en quelque chose de tangible et dense comme le plomb.|couper{180}

Carnets | septembre 2021

Chercher et trouver ( notes de préparation pour exposition)

S’il n’y a pas de « petit » lieu pour exposer, il y a certainement plusieurs façons d’attribuer de l’importance à la façon d’accrocher ses œuvres. À un moment donné du parcours, j’avoue que je ne m’en souciais pas. J’enchaînais les expositions, notamment avant la pandémie, et force est de constater, en revenant sur mes souvenirs, que souvent c’était pour moi une sorte de corvée. Ce n’était pas dû aux différents lieux, mais plutôt à une zone de confort dans laquelle je me réfugiais. Car souvent, les œuvres exposées ne me disaient plus rien ; elles dataient de périodes enfouies que j’aurais aimé oublier plus profondément encore. C’est cette zone de confort et ce malaise vis-à-vis de la perception de mon travail qui me conduisaient à prendre parfois « par-dessus la jambe » certaines expositions. À ces moments-là, il fallait faire le job et accumuler une quantité impressionnante de toiles sur les murs pour épater le visiteur potentiel d’une certaine façon, prouver que j’étais bel et bien un peintre. À ces moments-là, même l’idée d’être un artiste m’échappait totalement. Et puis, parfois aussi, le manque d’argent, l’accumulation des factures, les appels répétés des banquiers, des huissiers me conduisaient souvent à n’avoir comme but que la vente. C’est dire qu’une exposition réussie était alors une exposition où j’avais vendu, et une exposition ratée était celle où je repartais bredouille. Sans doute est-ce pour cette raison que je n’ai jamais vraiment fait de publicité, que je n’ai jamais voulu mettre en avant toutes ces expositions. Mes sentiments négatifs prenaient le pas sur la richesse que chacune, malgré tout, m’avait apportée. Notamment les rencontres, les avis que certains visiteurs un peu plus loquaces que d’autres m’avaient confiés sur ce travail. Car parallèlement, j’étais obsédé par l’idée de chercher quelque chose que je ne parvenais pas à trouver. Sans doute parce que, confusément, je ne tenais pas à le trouver. Je m’empêchais tout simplement l’accès à cette zone que j’estimais suspecte, dangereuse. On pourrait appeler cela le lâcher-prise, la confiance totale, l’amour, et la liste n’est sans doute pas exhaustive pour tenter de nommer cette « chose ». J’avais tellement rapetissé dans une idée de perte et de gain que j’étais comme scindé en deux. Dans mon atelier, j’étais un géant et, dans ces expositions, j’étais un nain. Je ne parvenais pas à faire la soudure entre les deux. De plus, les avis négatifs, comme l’indifférence du public, me touchaient de plein fouet. Je continuais néanmoins à afficher un sourire comme si cela n’avait aucune espèce d’importance. C’est dire à quel point on peut se tromper d’idée d’importance sur le chemin. Ce qui m’a permis de tenir, c’est à la fois l’orgueil et le fait d’abandonner les métiers alimentaires, de parvenir à être « sans filet » financièrement. C’était à l’époque une vraie folie. Mais je me rendais compte tout à coup que je ne pouvais rien faire d’autre que d’être tout entier dans la peinture. J’avais déplacé ce personnage omniprésent dans ma vie, celui qui, de toute façon, allait « réussir » un jour dans de multiples domaines déjà : que ce soit la chanson, la photographie, une carrière de cadre, l’écriture, et pour finir la peinture. J’ai toujours rêvé que j’allais réussir, quoi qu’il se passe, jusqu’à la cinquantaine, et même un peu plus. C’est à la soixantaine que le principe de réalité m’est finalement tombé dessus. Et que je me suis réveillé de ce long rêve. Rien d’amer là-dedans, tout au contraire. L’orgueil, peu à peu, avait fait son travail de sape et avait détruit quasiment toutes mes chances, les unes après les autres. Ce que j’imaginais être des chances. C’est là où je me rends compte que peindre n’améliore pas seulement les tableaux au cours des années, mais soi-même. Le regard s’améliore sur beaucoup de choses que l’on ne voyait pas d’ordinaire. Cet élan vers une forme de lâcher-prise, jusque-là, j’appelais cela faire confiance au hasard, et j’avais concentré celle-ci désormais uniquement sur l’espace de la toile. Je n’arrivais pas à faire le lien avec ma vie toute entière, qui ne m’apparaissait finalement que comme une somme de non-sens, de déboires, d’échecs. Du reste, si je peignais, c’était pour oublier tout ce désordre que j’avais traversé, ou tenter confusément d’en rendre compte maladroitement, pensais-je. J’essayais d’extraire de l’ordre, de la beauté de ce désordre sans vraiment le savoir. Parfois, cela semblait fonctionner et on me disait : « J’adore cette toile, c’est beau » ; d’autres fois, cela ne semblait pas fonctionner et, soit on ne me disait rien, soit en tendant l’oreille je récoltais quelques réflexions pas toujours agréables. Je me souviens d’une femme âgée dont la posture arrogante m’avait fait suivre tous ses déplacements en catimini dans une exposition en Haute-Savoie. Parvenue devant une toile que j’estimais être une de mes œuvres majeures, voici qu’elle lâche à la personne qui l’accompagnait : « Mon Dieu, comme c’est plat ! » C’était en gros comme si on m’avait planté un couteau dans le dos, ni plus ni moins. À la fois de la douleur et de la colère. J’ai bien sûr repensé mille fois à cette anecdote et tout ce que j’en retire désormais, c’est ce manque de confiance en moi à cette époque. Confiance dans les circonstances aussi, car j’aurais alors dû réagir vis-à-vis de cette personne, sans doute, aller vers elle, lui parler, simplement donner mon opinion de peintre sans rien attendre en retour. Mais j’étais, comme je l’ai dit, axé sur les ventes. Celle-ci, c’était certain, n’achèterait rien ; il fallait juste patienter suffisamment pour qu’elle déguerpisse. Voilà l’homme. Quant au peintre, il se tord encore les doigts. Tout simplement parce qu’il a laissé filer une occasion de partager quelque chose d’important, si difficile à nommer. Ce que voulait dire cette femme à propos de la platitude qu’elle ressentait de mon travail, j’aurais dû la prendre dans mes bras, car elle avait tout à fait raison. C’était plat, car tout entier dans la couche apparente, lisse et vernie. C’était plat car uniquement séduisant. Combien d’éléments nouveaux j’aurais alors pu récolter en ayant une bonne conversation avec cette femme qu’intérieurement j’affublais de sobriquets, de clichés, moi qui ne cesse de protester justement contre tout cela ? Tout et son contraire. L’homme et le peintre. Et cette bagarre perpétuelle entre les deux pour savoir qui va avoir raison. Cette apparente perte de temps qui s’appelle aussi la vie ; cette apparente perte de temps sans laquelle, pourtant, nous ne pourrions rien apprendre, rien comprendre, marcher tout simplement à côté de notre propre existence. Un ami aime raconter des blagues. Et il me dit souvent, à chaque fois que nous nous voyons : « Avec ton épouse, que préfères-tu ? Avoir raison ou être heureux ? » Cela me fait toujours rire, cela nous fait toujours rire. Nous restons dans cette connivence d’homme un moment. C’est souvent suivi d’un court silence. Comme lorsqu’on avale une lampée d’eau-de-vie. Faut savourer ce genre de moment. Avoir raison ou être heureux. N’est-ce pas la question la plus importante de toutes à un certain moment de notre vie ? Cela va très loin. Cela signifie que la raison n’est pas nécessaire pour pénétrer dans la joie, dans l’amour, pour aller vers les autres. Cela ne sert même à rien d’être « raisonnable » pour monter une exposition ; cela ne sert à rien d’être raisonnable en se disant que tout est basé sur le fait de vendre ses œuvres pour bouffer. Tout cela ne sert strictement à rien. Tout cela ne rend pas heureux. Et c’est totalement vrai. Même les expositions où j’ai estimé avoir réussi mon coup, en vendant parfois plusieurs toiles, me laissent désormais une amertume. Parce que je sais à présent que je n’étais pas dans l’état d’esprit pour être heureux. Je voulais avoir raison avec l’idée que je m’étais forgée : vendre, tout simplement. La réussite n’était basée que là-dessus. Je peux mesurer à quel point cet état d’esprit s’est modifié désormais. Pour cette exposition à la fin du mois, à aucun moment je n’ai pensé, durant la préparation, à vouloir vendre quoi que ce soit. C’est presque suspect. Mais non, en fait, je suis préoccupé par autre chose, tout simplement ; je mets tout en œuvre, je crois, pour favoriser cet instant où, seul dans les salles de ce grand centre culturel, je vais devoir faire confiance pour accrocher mes toiles. Je crois que c’est plus cela, l’enjeu véritable pour moi de ce genre d’exposition. Et j’en mesurerai sans doute le résultat non pas à la raison, aux ventes, aux félicitations ni aux critiques, mais seulement à l’évolution de mon impeccabilité entre ces deux mots : « chercher et trouver ».|couper{180}

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Carnets | septembre 2021

Le papillon de nuit

L’hiver dernier, nous avons eu froid et, pour apporter un peu de chaleur dans l’atelier et en même temps atténuer l’odeur de tabac qui souvent y règne, j’ai allumé une bougie parfumée. J’étais en train de relire des notes quand mon regard a été attiré par une ombre se déplaçant vivement sur le grand mur du fond. En remontant à la source, j’ai vu un tout petit papillon de nuit qui voltigeait autour de la flamme de la bougie. Puis, soudain, il s’est embrasé et est tombé, consumé, sur l’étagère puis sur le sol. Quelques instants, j’ai éprouvé une sensation de tristesse en me disant : « Mais quelle andouille, ce papillon ! Un papillon, ça ne vit pas très longtemps en général, alors si en plus ils se mettent à jouer les kamikazes, ça n’augure rien de bon concernant les temps actuels. » J’ai attrapé la pelle et le balai et je lui ai fait un petit enterrement vite fait bien fait, direction la poubelle. Puis j’ai essayé de reprendre le cours de ma lecture. En vain. Quelque chose m’en empêchait. Depuis toujours, je crois que j’ai cette tendance à m’appuyer sur un détail, un micro-événement dont la plupart des personnes que je connais se désintéresseraient, pour lui trouver un sens. En fait, si je ne fermais pas les écoutilles de temps en temps, je pourrais dire que tout me parle. À cet instant, je n’avais sans doute pas eu le réflexe de fermer les écoutilles à temps. Qu’un papillon soit tellement attiré par une flamme qu’il s’y brûle et meurt, il y avait là matière à réflexion ; et cette réflexion, en bon égocentrique que je suis, ne pouvait me renvoyer qu’à moi-même en premier lieu. Quelque part, j’éprouvais une sorte de colère et en même temps de l’admiration pour ce que cette bestiole avait osé faire. Être tellement attiré par la lumière qu’il se confonde et s’oublie totalement en elle, jusqu’à disparaître totalement. N’était-ce pas incroyable ? Du coup, je me suis mis à penser à ce que pouvait représenter cette lumière dans une tête de papillon ; sans doute était-ce à peu de chose près la même chose que la peinture pour un peintre ou l’écriture pour un écrivain : une sorte de passion effrénée qui peut mener à les consumer entièrement. La première idée qui s’en suivit est que la passion est suspecte, qu’il ne faut pas se jeter à corps perdu en elle, comme le soulignent les philosophes depuis la nuit des temps. Genre le mot d’ordre qui remonte à la surface. La seconde idée qui me vint contredisait totalement la première. Et je me disais qu’il doit être bon, finalement, de se jeter à corps perdu dans ce que l’on désire plus que tout, quitte à en crever. Puis m’est revenue une vieille question que je pose à toutes les personnes que j’aperçois avec un mille-feuilles à la main : « Par quoi vas-tu commencer ? Par le glaçage, ou bien le gardes-tu pour la fin ? » En général, personne ne répond, la bouche pleine. Et en plus, très peu se posent ce genre de problème dans la vie. Une fois, une fille pourtant m’a répondu : « Je commence directement par le glaçage parce qu’on ne sait jamais : je peux me faire renverser par une voiture d’un coup, ou mourir subitement d’un AVC. » Nous avons vécu une passion effrénée durant quelques semaines et puis, au bout du compte, nous nous sommes quittés. En fait, c’est moi qui l’ai quittée parce que je trouvais la passion plutôt fatigante, et aussi j’imaginais que j’avais tout un tas d’autres choses à faire.|couper{180}

Carnets | septembre 2021

La peur du vide

La toile est vide et il faut la remplir de quelque chose. C’est sans doute ce que je me dis lorsque j’entreprends de peindre à mes débuts. C’est-à-dire à partir du moment où je me mets à penser, où la conscience devient le capitaine du bateau, qui répudie les rêves, les fantasmes, la naïveté à fond de cale. Cette conscience capitaine se dit à elle-même qu’elle aura besoin, pour exister, de tellement de serviteurs et d’outils, de détracteurs comme d’admirateurs... Il lui faut remplir quelque chose afin de dissimuler ce qu’elle estime être le manque. Il lui faut comparer, rivaliser, construire des échelles de tout acabit pour se positionner ainsi sur tel ou tel barreau de celles-ci... se mettre en quête d’une idée d’excellence sans même prendre le temps d’étudier ce qu’est véritablement l’excellence. Une conscience qui, pour grandir, s’appuie sur des rumeurs, des « on dit ». C’est une conscience qui n’existe que parce qu’elle se reflète dans l’extérieur ; elle ne peut être sans miroir. Et en même temps, entravée à tout bout de champ par les émotions, les sensations, les sentiments, tout ce maelström émotionnel dont elle ne sait que faire. La conscience est tout à fait consciente, surtout, qu’un jour elle s’éteindra avec le corps. Que la mort balaiera tout. Elle devra fixer le vide en face avant de se laisser engloutir par celui-ci. Il s’agit de trouver la bonne embarcation pour effectuer ce voyage, dans l’espoir d’abolir la peur. J’ai essayé un tas de choses. La musique, les filles, l’écriture, la peinture, la marche, l’alcool, l’apnée, la danse de Saint-Guy, l’étude du Talmud et de la Cabale, l’alchimie, les rituels chamaniques, j’en passe et des meilleures... Je vous livre ça dans un joli désordre. Auparavant, je ne parlais jamais de ces choses. Elles me faisaient honte ; elles me renvoyaient à mon incohérence crasse. J’avais cette conscience aiguë (toujours elle) que toutes ces choses n’étaient que des pertes de temps. À chaque fois, cette défaite, cette sensation de s’être fourvoyé. Alors je me suis demandé ce qu’était le temps. Comment pouvait-on perdre ce que l’on ignorait posséder ? Car, sans le savoir, j’étais éternel, vous savez ; j’avais à la fois trop et pas assez de temps. Je ne savais pas employer le temps ; comment peut-on employer une absence ? C’est grâce à l’ennui que je suis revenu au rythme, à la musicalité et donc au temps. Au début, ça avait l’air ludique de taper sur des gamelles ; puis, assez vite, pas vraiment. Se lever à l’aube pour se rendre à l’école, à la fac, à l’usine, au bureau, sur les chantiers, à Pôle emploi, en formation, au supermarché, à la gare, au cimetière, à la maternité... Il fallait bien compter sur le temps. Il fallait accepter que ce soit quelque chose d’entendu par la collectivité. Il faut passer par le temps pour rejoindre les autres, sans doute aussi traverser cette fameuse peur du vide, de la mort, pour parvenir à faire de soi un accueil serein. Sans pour autant quitter l’humain. Pouvoir toujours s’énerver, se mettre en colère, avoir cette sensation de peur qui persiste encore malgré tout. Respecter, si je peux dire, cette enveloppe que nous projetons dans l’apparence. Parce que l’apparence compte sans doute autant que ce qu’elle dissimule. Continuer d’avoir peur est donc important, sans toutefois se laisser prendre à son chant d’incohérence. C’est à cela, sans doute, que sert la peinture pour moi. Tout comme l’écriture. À être cette sorte de mât auquel s’accrocher pour s’approcher au plus près de l’incohérence, de la peur, et observer ainsi la naissance du langage. Reste à savoir que faire de ce langage désormais. Bien sûr, il y a les tableaux, il y a les textes, le tout dans un chaos effrayant certainement pour qui viendrait s’y pencher pour chercher du sens. Effrayant pour qui aurait une idée toute faite de l’ordre, de la clarté et du sens. Justement ce que je n’ai pas. Sans doute ce que je ne désire pas, tout au fond de moi. Je ne veux pas que tout ça ait un sens étriqué. Et j’appelle « étriqué » tout ce qui entre désormais dans la catégorie de l’information, du mot d’ordre. Je voudrais que, de ce chaos, chacun puisse puiser un sens qui lui soit personnel. Comme la vie donne à chacun le pouvoir de l’interpréter, de la glorifier ou de la défigurer à sa guise. La peur du vide m’a mené vers une idée de liberté, surtout ; vers une forme de générosité qui ne soit pas attachée à l’orgueil ni à une fausse humilité. La peur de la mort a provoqué une révolte, puis une grande révolution, une grande agitation, pour s’atténuer peu à peu avec l’acceptation du temps tel qu’il est vraiment : un présent continu dans lequel tout s’éteint et ressurgit sans relâche.|couper{180}

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Carnets | septembre 2021

Exposition "Voyage intérieur" notes.

Comme je le disais dans un texte précédent, j’ai trouvé un titre générique à ce travail que je vais présenter fin septembre au centre culturel « Le Sémaphore » à Irigny. D’ailleurs, j’en profite pour vous inviter au vernissage qui aura lieu le lundi 4 octobre à 18h30, si vous êtes dans les parages, bien sûr. Pour les autres, je vais tout mettre en œuvre pour vous faire visiter l’exposition malgré tout. Sans doute avec des vidéos, des photographies et quelques textes qui me démangeront sûrement au fur et à mesure que cet événement se rapprochera, durant sa durée, et une fois terminé. Pour l’instant, j’explore, je fouille, je redécouvre une masse de tableaux réalisés entre 2018 et 2021. Il doit y en avoir pas loin d’une centaine, de divers formats. Évidemment, je ne vais pas tout accrocher ; la profusion ne fonctionne pas, pour l’avoir déjà testée plusieurs fois dans d’autres expositions. Cependant, j’ai découvert sur WordPress une fonction intéressante que j’ignorais : le portfolio. J’ai donc créé un projet intitulé « Voyage intérieur » que vous pourrez désormais découvrir dans le menu du blog. Pour le moment, je me suis contenté de télécharger une quantité importante de photographies relatives à ce thème, « Voyage intérieur ». Elles ne sont pas classées ; elles sont un peu comme dans la réalité de mon atelier : empilées par format sur des étagères. Ce portfolio me sert de base de travail, en quelque sorte, pour effectuer des choix, des tris, et il évoluera au fur et à mesure de ce travail d’assemblage. Vous pourrez le suivre. Mon intention n’est pas de seulement présenter une « belle exposition » pour séduire le public. Il faut, à mon avis, qu’elle exprime ce cheminement que je tente d’effectuer pour m’extraire des clichés. Mes propres clichés, surtout, concernant tout ce que j’ai pu penser sur la peinture. Il pourrait ainsi y avoir une sorte de parcours menant de la séduction facile vers une âpreté, une austérité qui représenterait (pour moi) ce que m’apporte ce voyage intérieur : L’abandon de la séduction. L’abandon d’une quête de reconnaissance. L’abandon d’une illusion aussi sur ce que j’ai pu penser être l’art ou un artiste. Une fois passé ce dernier cap, cette aridité, l’exposition s’ouvrirait sur un champ nouveau : le langage de la couleur, de la simplicité des formes, car c’est cette voie vers laquelle je me dirige désormais. À suivre…|couper{180}

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Carnets | septembre 2021

Exposition

Dans quelques jours, à la fin du mois de septembre j’exposerai au centre culturel de Champvillard à Irigny près de Lyon. J’ai envie de partager quelques idées sur ce mot : exposition. Tout de suite, je pense à la photographie. A la quantité de lumière nécessaire qu’il faudra laisser passer au travers de l’objectif pour qu’elle restitue une image plus ou moins fidèle d'une réalité. Autrefois l’image ainsi capturée s'imprimait en négatif sur une couche argentique et il fallait ensuite l’inverser au moyen d’un agrandisseur. C’était une suite d’opérations alchimiques dans laquelle le facteur temps était l’un des éléments clefs. Le temps de la prise de vue Le temps de développement des films Le temps d’exposition sous l’agrandisseur Et enfin le temps nécessaire à révéler l’épreuve dans différents bains de produits chimiques. Désormais avec la photographie numérique la notion de temps n’est plus tout à fait la même. Une immédiateté, une simultanéité font que le cliché pour moi a un peu perdu son aura magique. Happé presque aussitôt dans les collections, dans des dossiers, des sous dossiers informatiques, la photographie finit par pénétrer dans une zone trouble. J'ai le sentiment de lui accorder moins d’importance même si la photo est bonne. Presque aussitôt ce qui jadis ressemblait à une jouissance, presque de l’ordre de l’orgasme…désormais appartient au domaine des satisfactions rapides, à quelque chose de souillé par une mentalité de consommateur. Une fausse satisfaction puisque avalée par la banalité ayant envahit le regard. Un regard appauvrit toujours en quête de sensationnel exigeant toujours plus comme un drogué force mécaniquement la dose, en vain. Exposer de la peinture. Exposer un travail de peintre qu’est ce que cela signifie désormais ? A la fois pour les personnes qui ont l’amabilité d’accueillir cette exposition et pour moi-même ? Puisqu'il s'agit d'obtenir une image finalement de ce travail de peinture, il est clair qu'il ne suffit pas d'aligner les toiles les unes à coté des autres. Même en s'appuyant sur les critères habituels d'harmonie de couleur, de format, de thématique. Tout cela me parait tellement désuet, sans doute pour l'avoir trop souvent réalisé ainsi. Il faudrait autre chose désormais. Au moment où l'on m'a invité à exposer on m'a presque aussitôt demander un titre. Et j'ai décidé d'appeler cette exposition "Voyage intérieur". Au début j'ai eu l'impression de me débarrasser de cette difficulté à titrer ainsi et j'en conserve encore un malaise. En fait je n'ai fait que reprendre le nom d'une collection réalisée entre 2018 et 2021. Le nom générique d'une quantité de toiles placées pèle mêle en tant qu'images dans un dossier. En même temps que si je regarde les choses froidement, avec le plus de sang froid possible, ce titre reflète assez justement ce que je traverse avec la peinture. A quoi peut bien faire penser ce titre pour une personne extérieure ? Sans doute à un cheminement spirituel, à un voyage imaginaire, à une quête. Ce n'est dans le fond pas si éloigné de ce que je pense. Ce voyage intérieur cependant est un voyage de peintre. La quête n'est pas vraiment celle d'une divinité, mais de ce que peut représenter la peinture le plus "réellement" possible. Or c'est cette réalité la plus grande difficulté puisque je pressens depuis toujours qu'elle se dérobe presque aussitôt la toile achevée. C'est d'ailleurs ce qui me pousse essentiellement à en commencer une nouvelle. En fait c'est un jeu entre le peintre et la réalité, quelque chose qui se présente parfois sous une forme ludique lorsqu'on se souvient qu'il s'agit d'un jeu, ou bien de dramatique, de tragique sitôt qu'on l'oublie. Et tout l'enjeu de ce voyage intérieur serait d'apprendre à naviguer pour ne pas sombrer dans une sorte d'addiction stérile à l'amusement ni non plus se faire happer par le désespoir. Ce que les sages orientaux appellent la voie du milieu. Il faudrait que cette quantité de lumière que j'ai pour tache de faire pénétrer dans les salles d'exposition où mes tableaux la reflèteront explique cela sans qu'il n'y ait besoin de longs discours. Les écueils qui se dressent devant moi pour parvenir à ce but sont à peu près tous encore reliés au doute. doute sur la valeur de mon travail essentiellement. Car je regarde mes tableaux comme je regarde ces photographies numériques. Je veux dire qu'une fois achevés ils disparaissent presque aussitôt de mon champ de vision tant l'obsession d'en réaliser de nouveaux est pressante. Il faudrait aussi que cette exposition parle de cela. De cette urgence à rechercher la satisfaction en vain. S'exposer c'est aussi une exhibition. Le malaise surgit aussi de cette confusion je crois. Entre les termes anglais et français. Une aura d'impudeur flotte aisément dans ma cervelle et s'empare ainsi de tout mon travail comme le métamorphosant en quelque chose de proche de la masturbation. Et d'une certaine honte comme d'un certain orgueil qui vont de pair. Pourtant il n'y a rien d'obscène à la surface des toiles. Il y a seulement des traces de plus en plus visibles pour moi de cette impuissance chronique à rendre compte de la réalité de la peinture au travers de la peinture elle-même. Il y a toujours cette question sans réponse et ce sur chaque tableau : Qu'est ce que peindre ? Qu'est ce que peindre surtout sans s'appuyer sur le connu, sur le cliché, sur le déjà fait le déjà vu. Il est aussi hors de question d'exposer pour montrer une habileté désormais. J'ai mille fois plus envie de désigner justement la maladresse comme une source féconde de l'ensemble de mon travail. Maladresse à m'exprimer par la parole, par l'écrit, par la peinture, dans la vie en générale. Et ce en mimant souvent l'habileté telle qu'elle est ordinairement identifiée par la plupart des gens. Sans doute est ce encore beaucoup trop compliqué. Sans doute faut il élaguer encore dans tout ça pour ne conserver que le plus simple, ce qui ne peut être ôté et que ma pensée souvent alambiquée me masque. Parfois aussi je me dis que je m'impose des choses inutiles, dont tout le monde se fiche généralement. Les gens veulent voir des tableaux du peintre, ils pénètrent ainsi dans les expositions, puis ils regardent si ça leur parle ou pas. Surtout si ça les touche ou pas. Ils font un tour puis ressortent avant de se rendre à une autre occupation, un restaurant, un cinéma, une randonnée en vélo. De cette exposition ils ne retiendront peut-être pas grand chose parfois sinon d'avoir coché une activité à accomplir dans leur journée. voilà comment proche d'un but on s'en détourne. voilà comment le tragique prend le pas soudain sur le jeu. Pour exposer convenablement la pellicule c'est tout un art déjà, il faut trouver la bonne ouverture, la bonne vitesse, se concentrer surtout là dessus sans doute. De toute façon l'image à venir ne sera pas la réalité on le sait déjà. C'est hier qu'une phrase a surgit bizarrement : le fameux "tout ce qui se ressemble s'assemble" Je l'ai cru durant longtemps. Désormais je n'ai pas vraiment besoin d'être rassuré par le message qu'elle propose. Non ce n'est pas parce que ça se ressemble que ça s'assemble, c'est peut-être même souvent le contraire. Huiles sur toile 2018-2020 Patrick Blanchon|couper{180}

Exposition

Carnets | septembre 2021

Enseigner la peinture.

C’est vraiment la rentrée. La reprise des cours, des ateliers, les longs trajets en voiture pour atteindre les différents lieux, la pluie sur le pare-brise, les embouteillages, les jeunes cons qui jouent la nuit avec les lignes blanches, une certaine forme de solitude également. Ce genre de solitude en groupe. Comme je n’aime pas me répéter, proposer la même chose d’année en année, j’essaie de me voir comme je regarde mes tableaux : à distance, en effectuant quelques pas hors de moi et en plissant les yeux. Je cherche ces moments où le confort de l’habitude, de l’expérience, est traître. Ces sortes de pseudo-certitudes qui nous autorisent à penser la même chose invariablement. Comme, par exemple : « Je sais, et eux non. » Ou : « J’ai le droit de penser que je sais, alors qu’ils ne sont encore qu’au stade de l’intuition. N’est-ce pas déjà un tout petit peu mieux ? Mais tout de même, il y a encore du boulot à faire de mon côté. » J’ai tellement eu de mal avec toute forme d’autorité que je ne peux pas me leurrer lorsque je me vois ainsi, empruntant une figure de professeur autrefois tant détestée. Comme quoi la notion de modèle, de mimétisme, va se loger loin dans les tréfonds. Et puis on se rend aussi compte que c’est louche d’avoir tant détesté. Un peu comme avoir aimé par excès, adoré, s’être agenouillé ou prosterné. Du coup, je tente de rectifier, d’être plus abordable. De descendre d’un piédestal purement fictif de toutes parts, qu’il soit le leur ou le mien. Presque amical, alors que bienveillant suffirait. Mais ça ne fonctionne pas non plus. Les sentiments n’ont pas grand-chose à voir là-dedans. À partir du moment où il y a une rétribution, un salaire, il faut faire le job, il faut faire ce pour quoi on est payé avant tout. Enseigner la peinture. Se retenir d’asséner je ne sais plus quelle vérité sur la peinture, sur l’art surtout. Se méfier de cette facilité avec laquelle les phrases issues des pensées ressassées s’échappent. Soudain, s’apercevoir d’une lueur dans le « je ne sais pas ». Un « je ne sais pas » dépourvu de crainte, d’angoisse, d’inquiétude, de menace, de ce faisceau d’idées préconçues, elles aussi, d’idées refuge. Un « je ne sais pas » comme on lève l’ancre au petit matin ou au crépuscule. Quelque chose qu’impulse l’espoir en même temps que la résignation tient la barre. Que viennent chercher les élèves ? On finit par se dire, toutes les années, la même chose sans vraiment revenir là-dessus. Ils viennent pour apprendre à dessiner, apprendre à peindre, voilà tout. Marcher à côté de soi pour se frotter le dos. Se le répéter : ils viennent ici parce qu’ils imaginent ne pas savoir. Et ils l’imaginent tellement que pour eux cela devient cette réalité. Trouver le bon point d’intersection entre ta réalité et la leur. Expliquer sans un mot que pour voler, ce ne sont pas les ailes qui comptent, mais le talon. Et puis soudain, voir le groupe. Le groupe est une entité invisible durant longtemps, tellement on se pense seul à enseigner. Mais le groupe dépasse tout ce que le professeur peut apporter. Ces synergies invisibles qui peu à peu se mettent en place. Faire confiance au groupe, voilà une trouvaille. Quelque chose de véritablement inédit. Se retenir alors d’en dire trop. Se retenir de parler, comme d’arpenter l’espace. Observer le groupe s’enseigner à lui-même. Voir une nouvelle réalité peu à peu se créer ainsi. Et puis, à un moment, la question… on ne sait plus vraiment qui se la pose. Est-ce l’élève ? Le professeur ? Le groupe ? Cette question interroge toutes les parties simultanément. Et le mieux, c’est faire la même chose qu’un bijoutier face à une belle pierre : sertir la question dans un silence. Attendre encore un peu et voir jaillir de ce dernier un Simorgh qui s’élève jusqu’au plafond de la classe. De retour dans la nuit, je me souviens. Sohrawardi décrit ainsi le Simorg dans Le Chant du Simorg : « Le Simôrgh vole sans bouger et sans ailes… Il est incolore. Son nid est à l’Est et l’Ouest n’en est pas dépourvu… Sa nourriture est le feu… Et les amoureux des secrets du cœur lui confient leurs secrets intimes. » (Razavi, 1997, p.73).|couper{180}

peinture

Carnets | septembre 2021

Partir de zéro, les liens avec l’Art Brut.

C’est à l’occasion de l’élaboration d’un programme de stage pour une association dans laquelle j’interviens que me vient l’idée de ce texte. Je propose d’étudier l’art brut selon la conception première de Dubuffet. Qu’est ce que l’art brut ? A l’origine C’est avant tout la création d’un univers personnel, réalisée en toute liberté, c’est à dire en se fichant du regard de l’autre. La plupart du temps l’artiste est rangé dans la catégorie des marginaux, des fous, des autodidactes, son art est incompréhensible à monsieur tout le monde. Seuls une minorité peut s’éblouir du résultat. En fait l’art brut existe bien avant que Dubuffet invente sa définition. On peut même dire qu’il existe avant toute autre forme d’art institutionnalisée. On pourrait dire qu’un enfant qui n’a pas atteint l’âge de raison fait de l’art brut sans le savoir tout comme Monsieur Jourdain fait de la prose. Désormais le champ de l’art brut est devenu confus d’autant que notre réceptivité vis à vis de lui a changé. L’art brut nous intéresse d’autant en raison d’une certaine prise de conscience vis à vis des clichés qui nous entourent. La publicité aura beaucoup contribué en creux si je puis dire à nous faire prendre conscience de ce carcan culturel dans lequel la plupart du monde occidental est enfermé depuis la fin de la Renaissance. L’art brut est récupéré de toutes parts par les institutions, les Musées, les galeries, les salons et autres biennales. Une confusion l’accompagne désormais, on crée des sous familles de celui ci, comme la neuve invention, l’art singulier par exemple. Peu importe en fait cette confusion. Ce qu’il faut retenir c’est que l’art brut, cette impulsion est un formidable vivier de créativité. Aujourd’hui on parle même d’art Brut contemporain... Pendant que tous les experts du marché de l’art tergiversent, classent, découpent, attirent ou expulsent ainsi les différents artistes nés de cette mouvance qu’est l’art brut, d’autres mouvement progressent en parallèle. Je pourrais citer par exemple la peinture intuitive, une certaine partie également de l’abstraction, une peinture plus gestuelle qui se déclencherait à partir d’un point 0 en deçà de la pensée. Ces deux vecteurs de l’art d’aujourd’hui rejettent en dehors de leur périphérie à la fois le mental comme le savoir en tant que capital, et aussi en tant qu’histoire , continuité ou héritage. Finalement nous parvenons aujourd’hui à ce qui avait déclenché la Renaissance, la naissance de l’individu et en même temps celle de l’artiste. A la fois à son apogée comme à sa chûte. L’artiste appartient désormais soit à une élite, reconnu par un marché de l’art très sélectif et cette reconnaissance fait office presque aussitôt d’institutionnalisation. Cependant, en même temps l’accès aux œuvres n’a jamais été aussi facile qu’aujourd’hui pour le grand public. Grace à internet des plateformes de vente en ligne se sont crées, tout à chacun peut promouvoir son art en créant un site ou en créant un compte sur un des nombreux réseaux sociaux. Une profusion d’œuvres, d’artistes, que l’on pourrait dire non catégorisés a envahit le marché. Cela peut rappeler la ruée vers l’or d’une certaine manière car grâce au buzz, à la promotion payante, à des stratégies habiles n’importe qui peut toucher le pactole désormais, vivre de son art sans avoir besoin de ce fameux marché de l’art. Est ce que vendre des œuvres sur internet fait de soi un artiste ? En observant beaucoup les réseaux sociaux je vois que l’on peut encore ranger les publications par famille, par catégorie. Il y a les artistes qui font toujours la même chose en le déclinant de mille manières différentes et qui ainsi par un phénomène de répétition proche des spots publicitaires finissent par devenir indentifiables. Dans cette catégorie il y a les locomotives et puis tous les wagons qui suivent. A partir du moment où on pense qu’une stratégie fonctionne celle qui est copiée, répliquée sur des milliers de comptes ce qui donne le tournis car on a l’impression de voir la même peinture finalement réalisée par des milliers de personnes différentes. Il y a les artistes amateurs qui ont finalement désormais autant de chances que les professionnels de vendre. Parmi ceux ci il y a les organisés et les désorganisés. Des familles je pourrais évidemment en citer encore d’autres. Ce que je veux dire c’est qu’avec internet il est devenu extrêmement rare de voir un orphelin. C’est à dire quelqu’un qui sort totalement du lot, dont le travail ne ressemble à nul autre. Un artiste d’art brut authentique. Qu’on le range dans l’art brut ou l’abstraction peu importe. Ce que je crois, peut-être ce à quoi moi-même je m’identifie, c’est que sans cette intuition de la présence de ce point 0, sans la volonté de l’approcher, de s’y laisser absorber totalement l’artiste d’aujourd’hui se condamne sans le savoir à un phénomène de réplication. Soit en répliquant lui-même sans même en être conscient ce qu’il a aperçu déjà et qu’il pense s’approprier comme auteur. S’élancer vers ce point 0, vers l’absence totale de références comme de pensée, d’auto jugement tout en maintenant cette indifférence nécessaire au regard des autres est loin d’être une sinécure si l’on n’est pas fou, ou complètement abruti comme autrefois le grand public imaginait les artistes de l’art brut. Mais au bout du compte c’est à partir de tout cela, de ce point 0 comme de cette confusion dans laquelle est engagé l’art brut, qu’une nouvelle renaissance est arrivée, elle est certainement même déjà là sans même que nul ne s’en rende véritablement compte.|couper{180}

peinture

Carnets | septembre 2021

Peindre et se taire.

J’ai beaucoup écrit sur la peinture. Sans doute beaucoup trop. En fait, je cherchais à me rassurer de quelque chose, tout en espérant que le partage m’aiderait à me libérer de cette angoisse primordiale. Souvent, j’ai regretté d’en avoir trop dit, comme si j’enfreignais une règle tacite – une, sans doute, des plus importantes de l’art –, celle imposée par la qualité de silence dont se revêt l’œuvre une fois au jour. Cette recherche de limite, finalement enfantine, pour faire réagir le mystère. Pour que le mystère m’épingle, me crucifie sur une croix quelconque. Me ramène au quelconque en guise de punition. Car toute punition provenant du mystère non seulement le prouve, mais aussi le renforce, à la façon d’un clou pénétrant l’épaisseur d’une tête de bois. Le résultat est que, durant presque une année, je n’ai cessé d’osciller entre peindre et écrire. Peut-être pour en arriver au final à peindre et se taire. Ou écrire et ne plus peindre. Il faudra désormais que j’escalade encore la pente d’un versant comme de l’autre pour améliorer la qualité du silence.|couper{180}

Carnets | septembre 2021

Auguste

Il ne faudrait pas plus que quelques phrases et un tableau pour que l’envie soudaine de changer de prénom me prenne. Sans doute vers six ou sept ans. Je ne retrouve pas la date exacte. Juste cette atmosphère d’automne, le tapis de feuilles jaunies sur lequel je progresse, mon cartable au bout du bras. Ces quelques phrases sont issues d’un poème du grand Victor Hugo : « … Dans les terres, de nuit baignées, Je contemple, ému, les haillons D’un vieillard qui jette à poignées La moisson future aux sillons. Sa haute silhouette noire Domine les profonds labours. On sent à quel point il doit croire À la fuite utile des jours. Il marche dans la plaine immense, Va, vient, lance la graine au loin, Rouvre sa main, et recommence, Et je médite, obscur témoin, … L’ombre, où se mêle une rumeur, Semble élargir jusqu’aux étoiles Le geste auguste du semeur. » Et le tableau est réalisé par un peintre qui s’appelle Jean-François Millet, dont mon arrière-grand-père possède une copie accrochée au mur de sa chambre. Le Semeur, de Jean-François Millet. Deux événements qui se télescopent, se chevauchent et finissent par se confondre dans ce prénom d’Auguste. J’aurais adoré que l’on m’appelle ainsi. Soixante-deux ans après, voilà comment je revois ces choses. Des années plus tard, tout à fait fortuitement, je travaille sur le scénario d’un film dont le sujet principal est la complicité et l’apparente opposition entre Monsieur Loyal et le clown Auguste. Bizarre, vous avez dit bizarre ? Comme c’est bizarre. Des journées entières à explorer des fonds documentaires dans les bibliothèques de la ville. Auguste peu à peu prend forme et devient un personnage de plus en plus étrange, de plus en plus fascinant. Je remonte loin dans le temps, chez les chamans tibétains, chez les Esquimaux, et je découvre que le rire, la clownerie, est utilisée sans modération pour extirper les mauvais esprits des corps et des cervelles dérangées. Pourquoi je ne m’appelle pas Auguste, bon sang ? Je connais toutes ces choses, elles sont inscrites profondément en moi depuis des cycles innombrables. Faire rire pour toutes les situations, n’est-ce pas ce que je fais depuis toujours ? Ce n’est pas gentil, comme on pourrait le penser parfois. Ce n’est pas méchant non plus. C’est juste déstabilisant. C’est juste pour aider à faire un pas de côté, changer de point de vue. Quelqu’un se tord de douleur devant toi et se plaint ; tu te jettes au sol et tu te roules le plus furieusement dans tous les sens devant lui, en exagérant bien comme il faut, et le voilà qui se met, malgré lui, à rire. À moitié Grock, à moitié Milton Erickson. Cela a toujours été mon truc. Par le biais de la caricature, du grotesque, de la clownerie. La seule chose qui a changé, c’est la conscience de ce mécanisme. J’en ai été parfaitement inconscient jusqu’à mes soixante ans. Juste parfois une petite intuition de rien du tout. Un éclair dans la nuit, et encore, dans les lointains. Ce faisant, bien sûr, j’ai semé un tas de trucs, comme le type de ce fameux tableau. En regardant en arrière, parfois, je me suis dit : « Ah la la, j’ai semé une de ces merdes dans la vie d’un tel, d’une telle », et je ne me sentais pas bien fier. Je ne suis pas fier de tout ça non plus, je n’exagère pas. J’ai juste été un instrument apparemment burlesque dans un cirque sans spectateur. Et aujourd’hui, que les voiles se déchirent, que je commence à percevoir tout là-haut les étoiles comme s’il s’agissait des feux de la rampe, j’ai envie de peindre en rouge une demi-balle de ping-pong. De bien prendre le temps de me confectionner mon nez rouge une bonne fois pour toutes. Puis de sortir enfin au grand jour dans la rue et de dire : « Bonjour les petits enfants, c’est Auguste ! Je m’appelle Auguste. Et toi, comment tu t’appelles ? » En plus, je sais sourire désormais. Le but ultime semble atteint, tout va donc très bien.|couper{180}