03 juillet 2025
Nulle part où aller, il n’y a plus d’issue. Il s’est enfoncé dans les galeries étroites au plus profond de la grotte, et maintenant il ne peut plus revenir en arrière. Il a atteint une grande salle, sa voûte immense s’élevant dans l’obscurité, barrée au fond par un lac aux eaux sombres, presque noires d’onyx. Les parois lisses de la salle, sculptées par des millénaires d’érosion, révèlent des strates massives de calcaire gris et des bancs de roche plus sombres, striés de laminations fines. Ici et là, des fissures suintantes laissaient perler l’humidité sur une patine glissante.
Il s’est assis, épuisé, le sol argileux et rocailleux sous lui, et a fouillé ses poches pour attraper son carnet. Il n’a pas besoin de lumière. Dans la pénombre, il voit suffisamment. Ses yeux se sont habitués à l’obscurité, percevant les contours des concrétions qui pendent comme des menaces silencieuses du plafond et la brume légère au-dessus de l’eau stagnante.
Il se souvient : nul besoin de voir pour conter grandeurs et petitesses des héros ici-bas. L’image d’Homère aperçue autrefois dans des manuels scolaires, celle d’Ulysse, d’Achille, d’Hector, d’Agamemnon.
Tout n’est que mensonge. La vérité n’est pas le moindre de ces mensonges. C’est certainement cette prise de conscience qui l’a poussé à rejoindre ce gouffre, cette descente vers la nappe phréatique, les profondeurs insondables.
Au fur et à mesure de la descente dans les entrailles de la terre, à travers les diaclases et les cheminées naturelles, il avait vu se dénouer ses illusions, des plus évidentes aux plus ténues. Et maintenant, parvenu à la grande salle, devant ce lac noir, cet ultime siphon, il se rend compte qu’il a enfin touché au but. Il a atteint le fond, il en a terminé avec l’idée de revenir en arrière ou d’aller au-delà. Il est assis et il le note, poussé par une fidélité de chien envers son maître imaginaire.
C’est la seule chose qui vient ce matin. Cet embryon d’histoire. Comme si je ne pouvais pas m’en empêcher, cette compulsion inéluctable de conter. C’est la fin. La fin du monde, cet anéantissement annoncé ; la fin de tout, cette vacuité abyssale ; ma propre fin, cette dissolution inévitable. Et cependant, je ne trouve rien d’autre à faire que de me raconter des histoires, encore et encore, jusqu’à cet écœurement profond que m’impose désormais la moindre fiction, la moindre fabulation.
La chaleur est un peu moins accablante ce matin. Les stridences des martinets déchirent l’air, une déchirure presque tangible dans la quiétude matinale. J’ai trouvé une solution pour faire durer plus longtemps les sachets de pâtée de la chatte ; je ne lui donne que la moitié le matin, la moitié le soir. Entre temps, je réserve le sachet au frigo. Si elle a encore faim, il y a toujours des croquettes à côté. Ces derniers jours, la souffrance viscérale des corps – bêtes et humains – était le liant, la seule connexion tangible. Nous nous traînions, mus par une sorte d’empathie primale provenant de l’accablement généralisé. Et qui, ce matin, s’évanouit avec la fraîcheur éphémère. Aucune pitié pour ce gros insecte qui n’arrive plus à se remettre sur ses pattes. J’ai attrapé une godasse et je l’ai écrabouillé sur le béton brut de la cour. Puis j’ai pris le balai et l’ai poussé vers la bouche d’évacuation des eaux de pluies, sous la vasque de la cour, vers un gouffre plus insignifiant, mais tout aussi définitif.
J’essaie de me souvenir. Comment faisait-il face autrefois ? Face à l’absurdité crue, face à l’horreur indicible. L’observation était une lame à aiguiser jour après jour, heure après heure. L’observation permettait de prendre appui sur quelque chose de tangible, de concret. Elle permettait d’évaluer les situations, de les relativiser, d’avoir un minimum de distance, de recul salvateur. Souvent, cette vigilance constante s’achevait en ironie cinglante, parfois aussi en cynisme mordant. C’était aussi une sorte de descente dans un gouffre, l’idée de rejoindre le trou du cul du monde. Une fois parvenu au point d’orgue, au terminus, il se produirait peut-être enfin quelque chose. Un choix décisif à opérer entre stalactite et stalagmite. Entre le cynisme dévastateur et l’amour rédempteur.
C’est bien un tableau, l’ébauche primale d’une œuvre en gestation, la strate inaugurale d’une création. Son modus operandi demeure intuitif, une quête délibérée sans feuille de route. Il s’abstient résolument de toute destination prédéterminée, procédant par impulsions aléatoires sur la toile. Ici, une figure ample émerge ; là, une silhouette plus discrète se dessine, tandis qu’ailleurs, des notes ténues prennent corps. L’enjeu réside dans la découverte d’une modalité inédite d’investir l’espace pictural. Le peintre, encore à tâtons, s’interroge sur la nature de cette occupation, sur sa corrélation intrinsèque avec l’espace, et sur la raison d’être de leur coexistence.
Le fait d’user d’un vocabulaire distinct l’amuse. Il y a quelque chose de profondément sérieux dans cet amusement. C’est un mouvement pour sortir d’une langue habituelle, s’essayer à pénétrer une autre, encore inconnue. Essayer de traduire la même chose avec des mots différents. N’est-ce pas là la même démarche que de prendre des tubes de couleurs primaires et d’en extraire de nouveaux mélanges, si possible ceux que l’on n’a pas l’habitude d’utiliser, des nuances inédites ?
Pour ce texte ce n’est pas parti de Voltaire mais de La Boétie, de Pierre Pachet, de Remue.net un article de 2018
Pour continuer
Carnets | juillet 2025
30 juillet 2025
J’avais dit "table rase", pas pour rien. SPIP et MySQL m’ont répondu en chœur. Tout ce que j’avais construit sur mon site local a été mis par terre par l’importation de ma base de données distante vers mon PhpMyAdmin local. Au début, j’ai tempêté. Des heures et des heures de boulot qui s’envolent en un clic. Puis je me suis souvenu de mon envie de faire table rase. Et je me suis dit que cet incident était plutôt une chance, que ça allait m’aider. SPIP a connu pas mal de mises à jour, et c’est là qu’il faut être vigilant. Il ne suffit pas de lancer le fameux spip_loader.php pour mettre à jour la distribution. Il faut aussi aller voir du côté de la base de données et vérifier les versions (table spip_meta). De vieux plugins non mis à jour peuvent également s’accumuler et créer des distorsions. C’est à peu près tout cela qui m’est tombé sur le coin du nez ces derniers jours. Ignorance ou négligence : le débat reste ouvert. Le fait est que SPIP, en contrepartie de sa robustesse et de sa fiabilité (quand tout roule), demande un peu de jugeote, de mémoire et d’attention. La gravité du problème rencontré n’est pas immense. J’avais bien sûr pris soin de sauvegarder mon travail. Mais quand même, devoir tout refaire ne m’amuse pas. Cela m’oblige donc à repenser, une fois encore, ce que je veux — ou ce que je ne veux pas (la seconde option est toujours plus facile). Je reprends donc, encore une fois, la reconstruction des squelettes, os près os — mais sans doute avec un peu plus d’expérience, ce qui se paie d’échecs, comme il se doit. En attendant, je continue à écrire mes textes sur le site en ligne. Je ne donne pas de date pour la mise en ligne de la prochaine version, mais j’ai déjà quelques trouvailles dans la boîte — notamment un JavaScript extra qui permet de disposer d’une imprimerie de poche pour créer des livres numériques. Reste à savoir ce que j’y mets, dans ces livres. Ce n’est pas l’embarras du choix qui manque.|couper{180}
Carnets | juillet 2025
29 juillet 2025
Contrôler l'accès à la nourriture, c'est contrôler les corps, les territoires, les populations. Impossible de ne pas penser aux famines organisées, aux embargos, aux politiques agricoles. En même temps qu'à la télévision on aperçoit ces parachutages de denrées sur Gaza, on repassait hier La Passion de Dodin Bouffant, du réalisateur Trần Anh Hùng. Il s’est produit quelque chose d’étrange à cet instant. Une attirance et une répulsion dans un même mouvement, pour la nourriture, mais plus encore pour cette culture de la mangeaille. Et ce, malgré la qualité visuelle et sonore — surtout sonore — du film. Ça m’est resté en travers de la gorge. Soudain, cette surreprésentation de la bouffe m’est apparue profondément obscène. Mais pas plus, au fond, que ce qu’on nous fait avaler sur papier glacé, dans les affiches publicitaires, sur les réseaux sociaux. L’importance que la nourriture a prise ces dernières années est considérable. Peut-être que le culte de la boustifaille est vraiment apparu sur les réseaux lors des premiers confinements de 2019 ou 2020. Il y avait là déjà quelque chose d’abject, mais j’y accordais sans doute moins d’importance. Peut-être même en ai-je profité, en recopiant quelques recettes. Mais hier soir, non. En écoutant le frémissement du bouillon clair, les rissolements des foies, les rôtis en train de suer, j’avais plutôt envie de dégueuler qu’autre chose. J’avais déjà vu ce film en 2023, je crois, et je n’avais pas éprouvé la nausée à un tel point. Cette célébration m’avait même laissé admiratif, et en même temps nostalgique, voire envieux. Les souvenirs du culte sont nombreux, ils remontent à l’enfance, aux grandes tablées, aux aurores embaumées par l’odeur de brûlure de pattes de volaille, par l’oignon qui revient vers une tendre transparence. Autant de souvenirs olfactifs que l’on se passe comme un relais dans les familles françaises de classe moyenne depuis des générations. Ce goût de la bouffe, de la “bonne chair”, je le transporte encore dans mes gènes. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, à tant de reprises, de m’en séparer. De traverser des périodes d’austérité, peut-être dans l’unique but de m’en débarrasser. Mais ça revient. Par le nez, par les papilles. C’est plus fort que moi, comme on dit. Un réflexe pavlovien de chien qui revient vers le maître, celui qui, à la fois, le bat et le caresse. Une voix, tout au fond de moi, voudrait me ramener à je ne sais quelle “raison”. Tu confonds tout, me dit-elle. Tu ne peux pas mettre sur un même plan les exactions, les guerres, l'effroi des images que ces événements charrient, avec l'atmosphère tellement chaleureuse d'un film célébrant la gastronomie française. Tu ne peux pas, tu n’en as pas le droit, continue-t-elle. Je l’écoute, je la respecte. Mais pourtant, si je mets cela en parallèle, si je les place sur un même plan, c’est que le plan du dégoût est devenu si vaste, une fois les apparences traversées — les apparences tellement claires — ainsi que les contours fumeux des lendemains qui ne chantent pas.|couper{180}
Carnets | juillet 2025
paupière tombante
Voir la honte au moment même où elle vous prend, c’est voir par en-dessous. Par défaut. À rebours. Ce n’est plus une image, c’est un voile. Une membrane lente descend sur la pupille, un clignement avorté, comme une fermeture en suspens. J’ai connu un perroquet honteux. Il chantait à tue-tête auprès de ma blonde, mais sa paupière flanchait à chaque syllabe. Elle s’écroulait sur l’œil, molle, involontaire. Il continuait de chanter, mais à moitié aveugle. Un œil fermé par la honte et l’autre qui insistait. L’entêtement du regard blessé. La honte n’arrive pas de l’extérieur. Elle monte. Elle boursoufle la vue. Elle se glisse entre le monde et soi comme un écran bistre, opaque, figé. Elle ne trouble pas la vue : elle l’arrête. Et quand elle laisse passer un peu de lumière, c’est une lumière malade, caverneuse. Voir par la honte, c’est comme voir à travers un œil d’aiguille : un point, rien de plus. Honte d’être là. Nu, immobile. Pris dans une impudeur si totale qu’elle semble presque tranquille. Et pourtant personne ne voit. Personne ne regarde. L’invisibilité n’apaise rien. Elle épaissit. Elle appuie là où ça brûle. Elle fait mieux que montrer : elle isole. Le regard manque, mais l’essentiel reste. La honte ne dépend pas de l’œil de l’autre. Elle se propage par en dedans, de la peau jusqu’au nerf optique. la honte au centre du paysage n’arrondit pas les angles. Elle tient le milieu comme un pion figé. Autour, les allées blanches dessinent une spirale hésitante, un tourbillon à ras du sol. Le sable crisse sous les pas, sans rythme net. J’avance d’un pas, je recule de trois. Chaque détour me ramène au point d’avant. À la manière d’un patineur sur carton glacé, glissant sans grâce sur un vieux jeu de l’oie. On ne gagne rien, on recommence. Une case vide, une case piégée, une case où l’on attend.|couper{180}
