Nulle part où aller, il n’y a plus d’issue. Il s’est enfoncé dans les galeries étroites au plus profond de la grotte, et maintenant il ne peut plus revenir en arrière. Il a atteint une grande salle, sa voûte immense s’élevant dans l’obscurité, barrée au fond par un lac aux eaux sombres, presque noires d’onyx. Les parois lisses de la salle, sculptées par des millénaires d’érosion, révèlent des strates massives de calcaire gris et des bancs de roche plus sombres, striés de laminations fines. Ici et là, des fissures suintantes laissaient perler l’humidité sur une patine glissante.
Il s’est assis, épuisé, le sol argileux et rocailleux sous lui, et a fouillé ses poches pour attraper son carnet. Il n’a pas besoin de lumière. Dans la pénombre, il voit suffisamment. Ses yeux se sont habitués à l’obscurité, percevant les contours des concrétions qui pendent comme des menaces silencieuses du plafond et la brume légère au-dessus de l’eau stagnante.
Il se souvient : nul besoin de voir pour conter grandeurs et petitesses des héros ici-bas. L’image d’Homère aperçue autrefois dans des manuels scolaires, celle d’Ulysse, d’Achille, d’Hector, d’Agamemnon.
Tout n’est que mensonge. La vérité n’est pas le moindre de ces mensonges. C’est certainement cette prise de conscience qui l’a poussé à rejoindre ce gouffre, cette descente vers la nappe phréatique, les profondeurs insondables.
Au fur et à mesure de la descente dans les entrailles de la terre, à travers les diaclases et les cheminées naturelles, il avait vu se dénouer ses illusions, des plus évidentes aux plus ténues. Et maintenant, parvenu à la grande salle, devant ce lac noir, cet ultime siphon, il se rend compte qu’il a enfin touché au but. Il a atteint le fond, il en a terminé avec l’idée de revenir en arrière ou d’aller au-delà. Il est assis et il le note, poussé par une fidélité de chien envers son maître imaginaire.
C’est la seule chose qui vient ce matin. Cet embryon d’histoire. Comme si je ne pouvais pas m’en empêcher, cette compulsion inéluctable de conter. C’est la fin. La fin du monde, cet anéantissement annoncé ; la fin de tout, cette vacuité abyssale ; ma propre fin, cette dissolution inévitable. Et cependant, je ne trouve rien d’autre à faire que de me raconter des histoires, encore et encore, jusqu’à cet écœurement profond que m’impose désormais la moindre fiction, la moindre fabulation.
La chaleur est un peu moins accablante ce matin. Les stridences des martinets déchirent l’air, une déchirure presque tangible dans la quiétude matinale. J’ai trouvé une solution pour faire durer plus longtemps les sachets de pâtée de la chatte ; je ne lui donne que la moitié le matin, la moitié le soir. Entre temps, je réserve le sachet au frigo. Si elle a encore faim, il y a toujours des croquettes à côté. Ces derniers jours, la souffrance viscérale des corps – bêtes et humains – était le liant, la seule connexion tangible. Nous nous traînions, mus par une sorte d’empathie primale provenant de l’accablement généralisé. Et qui, ce matin, s’évanouit avec la fraîcheur éphémère. Aucune pitié pour ce gros insecte qui n’arrive plus à se remettre sur ses pattes. J’ai attrapé une godasse et je l’ai écrabouillé sur le béton brut de la cour. Puis j’ai pris le balai et l’ai poussé vers la bouche d’évacuation des eaux de pluies, sous la vasque de la cour, vers un gouffre plus insignifiant, mais tout aussi définitif.
J’essaie de me souvenir. Comment faisait-il face autrefois ? Face à l’absurdité crue, face à l’horreur indicible. L’observation était une lame à aiguiser jour après jour, heure après heure. L’observation permettait de prendre appui sur quelque chose de tangible, de concret. Elle permettait d’évaluer les situations, de les relativiser, d’avoir un minimum de distance, de recul salvateur. Souvent, cette vigilance constante s’achevait en ironie cinglante, parfois aussi en cynisme mordant. C’était aussi une sorte de descente dans un gouffre, l’idée de rejoindre le trou du cul du monde. Une fois parvenu au point d’orgue, au terminus, il se produirait peut-être enfin quelque chose. Un choix décisif à opérer entre stalactite et stalagmite. Entre le cynisme dévastateur et l’amour rédempteur.
C’est bien un tableau, l’ébauche primale d’une œuvre en gestation, la strate inaugurale d’une création. Son modus operandi demeure intuitif, une quête délibérée sans feuille de route. Il s’abstient résolument de toute destination prédéterminée, procédant par impulsions aléatoires sur la toile. Ici, une figure ample émerge ; là, une silhouette plus discrète se dessine, tandis qu’ailleurs, des notes ténues prennent corps. L’enjeu réside dans la découverte d’une modalité inédite d’investir l’espace pictural. Le peintre, encore à tâtons, s’interroge sur la nature de cette occupation, sur sa corrélation intrinsèque avec l’espace, et sur la raison d’être de leur coexistence.
Le fait d’user d’un vocabulaire distinct l’amuse. Il y a quelque chose de profondément sérieux dans cet amusement. C’est un mouvement pour sortir d’une langue habituelle, s’essayer à pénétrer une autre, encore inconnue. Essayer de traduire la même chose avec des mots différents. N’est-ce pas là la même démarche que de prendre des tubes de couleurs primaires et d’en extraire de nouveaux mélanges, si possible ceux que l’on n’a pas l’habitude d’utiliser, des nuances inédites ?
Pour ce texte ce n’est pas parti de Voltaire mais de La Boétie, de Pierre Pachet, de Remue.net un article de 2018