Double bind à fond, du genre je t’adore mais je te baffe parce que je t’adore, et si je t’adore de trop je t’en remets une de plus. Variations Goldberg, Gnossiennes méandreuses, douceur et intensité savamment dosées, prends-moi, laisse-moi, cours après moi, ne me quitte pas. Mais ne fais pas la vaisselle, je m’en occupe, mais ne mets pas ton linge au sale, tu n’y comprends rien, et puis ce n’est jamais le bon programme, ça va encore déteindre, mais tu peux me planter un clou, me faire un baiser dans le cou, me taper un peu, tu es trop mou, vas-y oui prends-moi, arrête, lâche-moi. Des ouragans de tendresse, de sensualité, de parfums suaves et lourds d’aisselles et d’entrecuisse, des cheveux doux comme des peaux de fruits et des dents acérées comme des épines de roses. Je t’aime moi non plus. Je te déteste moi non plus. Tu penses à quoi, est-ce que tu penses à moi, tu ne penses qu’à toi. Il faut se souvenir que la colère est le symptôme premier de la victime. Tu te mets en colère, donc t’es une victime. Donc tu es calme, calme à tuer. Tu laisses s’enfoncer dans le tréfonds les larmes et les cris absorbés par la surprise, l’étonnement, puis l’habitude. Tu tentes le rire, c’est encore pire. Ne reste que le sourire d’acteur américain, de préférence cow-boy avec un large chapeau. Te voici arrivé au but, te voici macho.
reprise nov.2025
Double contrainte à tous les étages : « je t’adore » suivi d’une claque, « si je t’aime trop, je t’en remets une », et le refrain derrière, plus subtil : « prends-moi, laisse-moi, cours après moi, ne me quitte pas ». À force, ça devient une musique de fond, avec ses variations, ses reprises. Un soir comme les autres, ça commence par la cuisine : « touche pas à la vaisselle, tu ne sais pas faire », « ne mets pas ton linge au sale, tu vas te tromper de programme, ça va déteindre ». Tu recules de l’évier, tu lâches le panier, tu la laisses faire. Une minute plus tard, autre registre : « tu peux me planter ce clou ? », « viens me faire un baiser dans le cou », « frappe un peu, tu es trop mou », « vas-y, prends-moi », « arrête, lâche-moi ». Tout se mélange : interdits, injonctions, demandes de soin et de violence, dans la même pièce, sous la même lumière. Le corps, lui, essaie de suivre : bras retenu, bras tendu, main sur l’éponge, main sur la peau. L’odeur de lessive humide se mélange au parfum lourd qui remonte des aisselles et du bas-ventre, les cheveux collent un peu, brillants comme des fruits trop mûrs, et les dents, quand elles mordent, ont vraiment quelque chose de l’épine. Ce n’est pas seulement une jolie image. Tu entends aussi les phrases sur la colère : « arrête de t’énerver, tu te fais du mal », « tu cries, donc tu es une victime ». Alors tu te tiens tranquille. Tu avales. Tu laisses descendre les larmes dans un coin où ça ne se voit plus, tu avales les cris, d’abord avec stupeur, puis avec lassitude. À force, tu essayes une autre stratégie : tu rigoles. Tu fais une blague, tu tournes tout en dérision. Ça ne marche pas mieux. On te reproche encore ton ton, ton humour, ta froideur. Petit à petit, il ne reste plus qu’un masque affichable : un sourire bien dessinée, dents propres, façon acteur américain dans un western du dimanche, chapeau invisible mais bien présent. Tu coches toutes les cases : tu te tais, tu encaisses, tu portes le sourire. De l’extérieur, ça fait « mec posé », presque viril. À l’intérieur, tu sais que tu es juste devenu assez calme pour qu’on puisse tout te faire sans que tu bronches. Te voilà arrivé à ce qu’on attend de toi : un macho, version muette, fabriqué couche après couche à partir d’une position de victime qu’il vaut mieux ne jamais nommer.
résumé : Ça montre un homme qui commence à mettre au jour la mécanique de domination affective qu’il a connue : alternance d’amour et de violence, compliments et humiliations, demandes contradictoires qui l’ont peu à peu enfermé dans un rôle. Il a compris que sa colère, dès qu’elle surgissait, était aussitôt retournée contre lui comme preuve de faiblesse, ce qui l’a conduit à l’absorber, à se taire, à se couvrir d’un sourire de façade. Le « macho » final n’est pas un fantasme viril qu’il revendique, mais une cuirasse fabriquée pour ne plus sentir qu’il est en position de victime. L’homme de 2019 n’est plus dupe de cette transformation : il voit que derrière la figure du type calme, solide, se cache un long travail d’anesthésie émotionnelle, et il commence à le raconter, justement, pour fissurer cette armure.