On s’accroche à des idées de l’autre et de soi-même et rien ne va dans ce sens. La raison pour laquelle on s’accroche tant est toujours une peur, et celle-ci est souvent le monstre gardien d’un beau trésor. La peur d’être seul est sans doute la plus répandue. Alors on s’accroche à un emploi du temps, à des personnes qui ne nous conviennent pas toujours, on ne cesse de négocier avec cette peur sans oser la dépasser pour vraiment voir ce qui se passe au-delà. Cette peur de me retrouver seul m’a longtemps inquiété dans ma jeunesse. Les adultes semblaient prendre un plaisir malin à m’y confronter. Et quand, depuis la couveuse déjà, je voyais repartir ceux-ci, j’éprouvais une sensation d’abandon. Plus tard aussi, je les regardais s’éloigner le cœur serré et je pouvais alors exprimer la tristesse par la colère, le dépit, les mauvaises pensées, en bonne victime dont j’avais appris à endosser le rôle et les répliques. Et puis toutes ces oppositions furent vaines. Ma stratégie était extrêmement coûteuse en énergie, alors, fatigué de toujours trouver le même mur au fond de moi, cette peur de me retrouver seul, j’ai décidé d’aller me promener dans les forêts au-dessus de la maison familiale. Il y avait un sentier qui montait vers les hauts plateaux, quelques champs à longer et enfin j’arrivais aux forêts. Aussitôt que je passais l’orée, quelque chose d’étrange se produisait, une impression d’accueil et de bienveillance émanait des grands arbres et je me sentais bien, plus de peur ; sous la protection des frondaisons, je découvrais un autre monde, non humain, et ainsi, je m’engouffrais plus loin encore, poussé toujours par ma grande angoisse d’être seul. Dans le giron de la forêt, de ses arbres, je m’en remettais à la fois au hasard ou à la nature, ou à l’univers, enfin, je m’abandonnais. Peu à peu, mon monologue perpétuel s’apaisait, mes pensées, et je retrouvais mes sens. Cette expérience de l’abandon reviendra bien des fois dans ma vie : abandonner la pensée douloureuse, les relations douloureuses, des métiers inintéressants, des perspectives alléchantes tout autant, dans ce que j’appris à présager de mon inconfort à venir. La peur d’être seul, au bout du compte, s’est peu à peu muée en désir de me retrouver seul grâce à la succession des abandons de mes croyances surtout. Le trésor que j’ai reçu par la suite fut la possibilité de fonder mes propres croyances à l’appui de mon expérience. Puis j’ai découvert comme une banalité ce que j’imaginais d’exceptionnel et ce fut un autre abandon, plus profond que le précédent encore.

reprise nov. 2025

Longtemps je me suis accroché à des idées sur les autres et sur moi-même qui ne tenaient pas debout, uniquement parce qu’elles tenaient ma peur à distance. La peur d’être seul, surtout. Enfant, les adultes semblaient prendre un malin plaisir à m’y confronter. Depuis la couveuse déjà, je voyais partir les silhouettes derrière la vitre, sans pouvoir les suivre, et quelque chose en moi se creusait. Plus tard, je les regardais s’éloigner au bout du chemin, le cœur serré, et comme je n’avais pas de mots, je transformais la tristesse en colère, en dépit, en mauvais scénarios tournés en boucle. J’avais appris à jouer le rôle de la victime, avec ses répliques toutes prêtes. À force, cette comédie m’a épuisé. Je me heurtais toujours au même mur : cette panique de me retrouver seul. Un jour, fatigué, j’ai pris le sentier qui montait au-dessus de la maison familiale. Il fallait traverser deux ou trois champs, suivre un chemin de terre qui serpentait, et puis, au bout, la ligne sombre des arbres. À l’orée de la forêt, l’air changeait. L’odeur d’herbe coupée laissait place à celle de terre humide et de résine. Les troncs formaient comme une rangée de corps immobiles. Je passais entre eux et, sans que je sache pourquoi, la pression retombait. Sous les frondaisons, la lumière était plus douce, le bruit de la route disparaissait. Je marchais sans parler, sans personne à suivre, et pourtant je ne me sentais pas abandonné. C’est là que, pour la première fois, j’ai laissé la peur faire son travail au lieu de la bloquer. Je me suis enfoncé plus loin, simplement, en me disant que si quelque chose devait m’arriver, ce serait ici, avec les arbres, et que ce ne serait pas forcément une catastrophe. Mon monologue intérieur s’est mis à baisser le volume, les pensées tournaient moins vite, et je me suis surpris à sentir le vent, le froissement d’une branche, la fatigue dans mes jambes. Cette façon de lâcher prise, je l’ai retrouvée plus tard, ailleurs : en laissant tomber des relations qui ne tenaient que par habitude, des emplois qui me vidaient, des projets brillants sur le papier qui sentaient déjà l’inconfort à venir. À chaque fois, il s’agissait de la même chose : accepter de perdre pour ne pas me perdre moi. La peur d’être seul, avec le temps, s’est retournée. Elle est devenue un désir de me retrouver seul de temps en temps, sans écran, sans rôle, juste pour vérifier que j’étais encore là. J’ai longtemps cru que cette découverte faisait de moi quelqu’un d’exceptionnel, une sorte de pionnier de l’abandon volontaire. Plus tard, j’ai compris que non : ce n’était qu’une expérience parmi d’autres, presque banale. Ça ne la rend pas moins importante pour moi, mais ça m’oblige à la ranger à sa place : un simple tournant dans une vie ordinaire.

résumé : un homme qui, en 2019, est en train de reconfigurer une angoisse fondamentale — la peur d’être seul, l’abandon infantile — en récit de « cheminement ». Il a déjà les outils pour se regarder : il voit bien le rôle de victime, les répliques apprises, la stratégie coûteuse. Il se fabrique aussi une petite mythologie personnelle : la forêt comme lieu d’initiation, l’abandon comme geste presque spirituel, le « trésor » derrière la peur. L’homme de 2019 est à la fois lucide et encore pris dans une tentation d’exception : il aime penser que ce qu’il a traversé le distingue, tout en commençant à admettre que ce mouvement-là (passer de la peur de la solitude à une solitude choisie) est partagé par beaucoup. En résumé : un type qui ne se ment plus tout à fait sur ses paniques d’abandon, qui a trouvé un dispositif pour les traverser (la forêt, les abandons successifs), mais qui doit encore renoncer à se raconter comme cas unique pour accepter d’être simplement un homme parmi d’autres, aux prises avec la même peur.