copier, interpréter, créer
Aucun jugement de valeur sur ces trois mots. Ils sont tous nécessaires dans le cheminement de la peinture. Ils peuvent se placer dans une chronologie ou pas. Dans mon parcours de peintre, je ne cesse d’osciller entre ces trois mots car ils forment une alliance, une synergie. La copie me sert à nettoyer l’illusion de savoir. L’interprétation me sert à trouver la justesse du ton. Créer me sert à lâcher prise. Dans mon enseignement, je n’ai pas de programme particulier qui serait établi à l’avance. L’adaptation est le principal mot-clé qu’il est bon de retenir. Certains viennent pour apprendre la peinture comme on vient apprendre l’italien ou l’anglais afin d’obtenir des notions qui leur permettront de voyager et d’échanger avec les autres ; d’autres encore viennent poussés par un questionnement provenant de l’intérieur qu’ils cherchent à interpréter dans la peinture ; d’autres, imaginerait-on, mais en fait tous, viennent pour comprendre ce que signifie l’acte de création en peinture. Ces trois voies sont carrossables pour approcher le mystère. En fait, ces trois approches finissent par se confondre tant elles s’interpénètrent mutuellement. C’est aussi pourquoi je commence mon cours annuel par des exercices de pure création tout de suite, en demandant la définition d’un désordre personnel pour chacun afin d’aider ensuite à en extraire un ordre. Il y a dans le gribouillis un plaisir enfantin qui fait revenir à l’origine et que le jugement peu à peu enfouit ou oublie. Il y a dans la tache un accident qu’on ne sait plus accueillir tant nous sommes assaillis par une idée de propreté et d’ordre qui ne nous regarde pas vraiment. Car ce qui nous regarde est bien au-delà des notions de désordre et d’ordre, de propreté ou de saleté, de juste et faux. Ce qui nous regarde est un silence magistral qui est bien loin d’être un mutisme. Ce silence sans lequel aucune musique, aucun tableau ne pourrait advenir.
reprise nov. 2025
Au fil des années, j’ai fini par réduire mon vocabulaire à trois mots pour parler de la peinture : copier, interpréter, créer. Non pas pour établir une échelle de valeurs, ni un parcours obligé, mais parce que je vois ces trois gestes revenir sans cesse, dans mon travail comme dans celui des élèves. La copie me sert à nettoyer l’illusion de savoir : quand je recopie un tableau ou un motif, je découvre tout ce que je ne vois pas, tout ce que je croyais comprendre et qui m’échappe dès que je dois le poser sur la toile. L’interprétation, elle, me sert à chercher la justesse du ton : ce n’est plus “fidèle ou pas fidèle”, c’est “est-ce que ça sonne juste dans ma main, dans mon regard, maintenant ?”. Créer, enfin, c’est le moment où il faut lâcher prise, accepter de ne plus avoir de modèle devant soi, ni d’excuse.
Quand je commence un cours, je n’ai pas de programme tout fait. Je n aligne pas les chapitres comme dans une méthode de langue. Les gens viennent avec des attentes très différentes : certains veulent juste assez de technique pour “parler peinture” comme on parle italien en voyage ; d’autres arrivent avec une question qui les travaille depuis longtemps et qu’ils espèrent voir surgir sur la toile ; d’autres encore ne le formulent pas, mais cherchent ce que signifie, pour eux, le mot “créer”. En pratique, tout le monde finit par passer par les trois portes.
C’est pour ça que, dès les premières séances, je commence par la fin : par un exercice de création brute. Je leur demande de définir un “désordre personnel” et de le mettre sur la feuille. Certains gribouillent nerveusement, d’autres écrasent des taches, d’autres encore hésitent longtemps, gênés à l’idée de salir. On voit très vite le jugement revenir : “ce n’est rien”, “c’est moche”, “c’est sale”. Mon travail, là, consiste à soutenir ce moment où le geste déborde la politesse et où quelque chose d’enfantin revient, non pour régresser, mais pour retrouver une énergie première avant les discours sur le beau, le propre, le bien fait.
À partir de ce désordre, on peut ensuite travailler la copie et l’interprétation : copier une partie du chaos, en isoler un fragment, le transposer, en changer les couleurs, voir comment l’œil commence à organiser ce qui, au départ, n’était qu’un jet. Peu à peu, les trois mots cessent d’être des cases distinctes ; ils se mélangent dans le même mouvement. On copie pour créer, on interprète ce qu’on a copié, on recrée à partir de ce qu’on croyait avoir fixé.
Au fond, ce qui m’intéresse derrière tout ça, ce n’est ni l’ordre ni le désordre, ni la propreté ni la saleté. C’est le moment où, dans l’atelier, un silence se fait. Plus personne ne commente, ne s’excuse, ne compare. On entend juste le frottement des pinceaux, le bruit de l’eau dans les pots, parfois un soupir. Ce silence-là n’a rien de muet ; il est plein de décisions, d’hésitations, de reprises. Sans lui, aucune musique ne se compose, aucun tableau ne prend vraiment forme. C’est à ce point précis que les trois mots cessent d’être une théorie et deviennent un travail en cours.
résumé Ce texte laisse apparaître un homme de 2019 en position de maître d’atelier, qui a besoin de structurer sa pratique et son enseignement par des triades et des petites formules. Il veut se distinguer du simple prof de “technique” : pas de programme figé, de l’adaptation, trois “voies” qui mènent au “mystère”. On sent un besoin de se penser comme passeur, presque comme guide : quelqu’un qui aide les autres à traverser leur propre désordre, à lâcher prise, à rencontrer ce fameux “silence” où quelque chose peut enfin advenir. En même temps, cet homme-là est encore très attaché aux grands mots (mystère, originel, silence magistral) et à une vision un peu sacralisé de la création. Il n’a pas encore entièrement basculé vers la sobriété qu’on voit poindre en 2025 : là où il dira simplement “je tiens un atelier, je regarde ce que font les gens et ce que ça me renvoie”. En résumé : un peintre-enseignant qui se construit comme figure de transmission, avec une réelle expérience derrière, mais aussi une couche de discours général dont il commence à comprendre, aujourd’hui, qu’il lui faudra sans doute l’alléger.