Écrire la date ainsi ressemble à l’inscription d’ un tatouage. Il n’y a qu’une seule journée qui porte ce tatouage. Chaque journée tatouée pourrait ainsi l’être, même les plus insignifiantes. Un matricule de la journée. Une succession de matricules pour faire une semaine, un mois, une année, une vie.

Dans quelle mesure l’imagination joue t’elle un rôle sur la perception de ces journées. Des phrases me reviennent. Celles où il est dit qu’on se ferait des idées, que l’on verrait les choses en noir. Celles aussi où serait évoqué le pire. Il pourrait y avoir pire. Ce pourrait être bien pire. Réjouissons nous que ce ne soit pas encore pire.

Ces phrases que l’on dit pour que l’autre revienne au bercail, revienne à des pensées moins toxiques, à je ne sais quelle vie normale. En général ça fonctionne. Un peu d’humour par là-dessus, ça peut le faire. Contre mauvaise fortune, bon cœur. Sauf quand ça ne le fait pas. Quand on se sent pris au piège. Qu’on aurait envie de hurler. Que l’on préfère se terrer plutôt que d’avoir à parler, à expliquer, à disserter. Quand les êtres que l’on a l’habitude de nommer nos proches sont à des années-lumière de ce qui se joue vraiment dans notre intériorité. Et toujours aussi cette honte tenace bien sur de ne pas savoir être heureux avec ce que l’on a. De ne pas savoir s’y contraindre. De ne pas savoir rendre l’autre heureux.

Comme s’il s’agissait d’un contrat tacite. Nous devrions nous rendre heureux, ce serait la moindre des choses. Et la fermeture soudaine de l’un envers l’autre quand ce contrat pour une raison ou une autre est rompu. Il faut toujours trouver la raison. L’inventer au besoin. L’affrontement rend créatif. Sauf quand cet affrontement n’est pas possible, car il coute trop d’énergie, une énergie qui n’est plus disponible.

—La déprime normalement ça vient en septembre. Tu ne vas pas te mettre aussi à te déprimer au printemps. Il y a dans ses mots une crainte bien sûr, une inquiétude. Comme si on n’avait pas déjà suffisamment d’empêchements comme ça pour que tu en rajoutes. Normalement je fais face, normalement. Mais ce mot, normalement , me semble être du chinois ces derniers jours. J’ai agi normalement toute ma vie. On me file des coups je tends l’autre joue. Enfin pas toujours, mais assez régulièrement je me plie à la coutume. Normalement c’est comme ça que ça fonctionne. Normalement, c’est bien là le jeu. Sauf que là non, pas envie de jouer.

On a bien le droit de ne pas jouer de temps en temps, de s’extraire du jeu, de botter en touche. Est-ce trop demander ? ça parait tellement insupportable et surtout tu te rends compte j’espère, au printemps.

Que devrions-nous choisir d’écrire dans un journal qui puisse être lu ensuite sans dommage. Que devrions-nous dissimuler dans l’idée, l’espoir la crainte d’être un jour lu. Cette peur que l’autre découvre à quel point nous lui sommes parfois étranger. Il est possible de l’écrire bien sur pour soi, pour se souvenir à quel point parfois on peut se sentir étranger à tout et à chacun. Avons nous tant besoin de le noter pour nous en souvenir. N’est-ce pas plutôt de l’ordre du testamentaire.

Je ne me suis jamais remis de la découverte des camps, à l’âge de 10 ans. Cela aura toujours paru tellement absurde. Comment le monde pouvait-il prétendre être joyeux après cela ? Comme pouvions nous oublier soit disant parce qu’il faut vivre. C’est que l’on a fait bien sûr, on a oublié autant qu’on le pouvait je crois. Jusqu’à ce que ça nous revienne soudain dans les relents lourds du jasmin, dans l’insignifiance des spots publicitaires, dans les paroles insipides des politiciens, dans l’horreur de s’apercevoir face à une banalisation des crimes, des scandales, des guerres ; dans les lettres de relance des créanciers. Dans l’abjection qui ne parvient plus à faire bonne figure. L’a t’elle jamais vraiment fait d’ailleurs ou bien évitions nous de la voir telle qu’elle est toujours ? Cette obsession de toujours vouloir relativiser l’horreur, l’ailleurs, repousser tout ça au loin.

—Tu exagères, tu ne peux pas prendre sur toi tous les malheurs du monde. Tu devrais ne t’occuper que de tes affaires, te boucher le nez les oreilles, les yeux.

—Oui c’est vrai, c’est comme ça que l’on vit normalement. Sauf certains jours où la coupe est pleine, qu’elle déborde, que l’’on ne parvient plus à stopper l’hémorragie. Mais n’aies pas trop d’inquiétude, je suis bien aussi lâche que n’importe qui d’autre. Sans doute plus. Ne t’inquiète pas trop. Demain, je penserai à autre chose bien sur. Demain j’aurais oublié. Demain il fera beau, j’arriverais à oublier tout cela, et peut-être à chantonner en découpant les oignons pourquoi pas. Je pleurerai en épluchant les oignons et ce sera tout à fait normal, les choses seront rentrées dans l’ordre.