Comme un gamin
A les écouter on deviendrait fou. C’est à dire qu’on ne serait plus soi-même. Tout cela en raison de la solitude évidemment. Alors on se rassemble, on se caresse dans le sens du poil, on se lèche copieusement, on se fourre, on se tripatouille, on s’étreint. Juste derrière la Joconde accrochée au musée du Louvres il y a le radeau de la Méduse.
Hasard ou ironie ? Peut-être bien les deux comme souvent. Le fait est que lorsque on aperçoit la foule, la cohue certains jours le véritable tableau se situe entre les deux. Toute la comédie ou la tragédie humaine on peut l’admirer là , entre Da Vinci et Jéricho.
Au début on ne choisit pas la solitude. Elle nous tombe dessus comme la grâce. La solitude est ce coup de hachoir flanqué par un boucher métaphysique. Un ogre fabuleux qui dévore d’un seul coup tous les appuis branlants sur lesquels assez péniblement on se croyait juste l’instant d’avant suffisamment en sécurité pour pouvoir dire "nous".
C’est avec la solitude que je suis né véritablement, avant je n’étais que du nous en pagaille.
Il faut que je m’éloigne de toute cette agitation, que je quitte les grandes artères, les boulevards. J’ai fait cela à Venise pour m’enfoncer dans les ruelles du ghetto. C’est irrépressible. Je crois que cela s’est installé comme ça au fond de mes cellules avant que cela n’arrive à ma cervelle. La mémoire de toutes les humeurs charriée par le sang remonte à l’infini des massacres au nom des "nous".
Dans le ghetto désert tout me parle à mi voix. Ce n’est pas une parole d’homme ni de femme, pas même d’enfant. C’est un son de pierre grise, un son issu de l’eau verdâtre rejoignant la matité presque inaudible de mes pas sur le pavé de ce quartier sextière du Cannaregio.
C’est le premier de tous les ghetto qui date de 1516, date à laquelle on mis en demeure les juifs d’y résider. L’origine du mot provient peut-être d’une étymologie syncrétique entre le vénitien et l’hébreu. Le terme ghetto lui-même est au rebut, associé au travail de la fonderie du cuivre, qui était une des principales activité de ce quartier, le plus septentrional de la ville. Le mot ghetto vient de "déchet" car le travail du cuivre en produisait en quantité considérable.. Tout cela bien entendu, pour construire des armes, des bombardes, des canons de cuivre.
La solitude et le ghetto, le déchet, tout cela me va au poil étant donnée ma relation quasi hébraïque au monde, mon obsession du commentaire et de l’exégèse.
Sauf qu’ici le silence est mon seul interlocuteur. Je me souviens avec peine d’une époque où le silence m’était encore étranger. Le silence et moi, deux étrangers dans le premier ghetto d’Europe, cela peut paraitre insolite, presque ridicule comme sujet de réflexion.
Sauf si l’on pense à la mémoire de nos humeurs, de nos cellules. Le destin finalement c’est tout ce qu’on ne comprend pas, comme le hasard, tout ça n’est que de l’intime logé tout au fond de soi.
Et bien sur cet intime nous rejette sur la grève. Je comprend qu’on puisse le fuir obstinément lorsque on croit à l’intimité, à la chaleur humaine, à l’amour fou, à l’avenir.
J’avais perdu foi en tout cela dans le ghetto de Venise cette année là, l’hiver de cette année, semblable à cette fin d’année aujourd’hui.
Tout le monde parle de liberté mais qui est vraiment prêt à en payer le prix ? Qui est prêt à échanger son sang, ses muscles ses nerfs , en ce poids de solitude de silence ? D’autant que la mesure elle aussi est exotique quand on ne pèse plus lourd, quand on ne pèse presque plus rien du tout, que l’on se tient dans l’antichambre de toutes les légèretés.
Chaque fin d’année la nostalgie me revient par bouffée avec les regrets sans que je ne comprenne vraiment pourquoi.
C’est comme si j’apercevais un autre moi même, cet autre parallèle, et qui marche dans une dimension contiguë de la mienne. Un autre moi-même à qui tout aurait miraculeusement réussi. Sans doute cet autre doit le penser puisque c’est son rôle. Et pour lequel pour toute cette insouciance, j’aurais moi-même arraché mes propres viscères, mes boyaux.
Pour que celui là réussisse je me serais sacrifié totalement dans la solitude et le silence tel un martyr anonyme.
Je pourrais en bon juif me moquer de cette impertinence à convoiter la position de martyr évidemment. Je m’en suis toujours bien fichu. Cependant que quelque chose aujourd’hui semble différent.
Un vent léger s’est levé et a balayé les pavés de tous les ghettos réels ou imaginaires par lesquels je suis passé, dans la vraie vie ou dans l’imaginaire. Les nuages au dessus se sont écartés doucement sans que je ne m’en aperçoive. C’est le cri d’un oiseau quelque part au ciel qui me fait lever les yeux et voir le ciel bleu.
Je n’ai plus rien à dire aujourd’hui que ce silence. Alors je peins comme on boit pour s’oublier.
Comme un gamin qui creuse un trou à mains nues.
Pour continuer
Carnets | janvier 2023
18 janvier 2023-4
Un homme qui monte doit descendre à un moment ou à un autre. Et ce, quel que soit le moyen qu'il choisira d'emprunter : ascenseur, escalier, ballon de Montgolfier, fusée. La loi de la pesanteur oblige. Il ne convient pas d'en être à chaque fois surpris ou étonné, ni de s'en plaindre, pas plus que de s'en réjouir. Ensuite, quand on le sait, ce que l'on en fait... Tu l'as toujours su puisque tu as vécu à la campagne. Tu as vu des hommes monter sur des charrettes de foin et d'autres tomber de haut quand ils s'apercevaient qu'ils étaient cocus ou bourrés comme des coings. Dès l'enfance, tu t'es trouvé confronté à la loi. Tous ces rêves de vol que tu effectuais de nuit alternent encore dans ta mémoire avec les raclées magistrales qui te jetaient à terre. Une longue répétition servant d'apprentissage comme de vérification de tes premières intuitions. Parfois quand tu y penses, tu pleures, d'autres fois tu ris. Les souvenirs, comme les émotions, subissent aussi la loi de la pesanteur, il ne faut pas croire.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
17 janvier 2023-3
À l'église quand tu y allais, tu ne parlais pas. Tu chantais quand il fallait chanter. Mais en pension à Saint-Stanislas, et bien que tu chantasses la plupart du temps assez correctement, tu te mis alors à chanter faux. Tu voulais déranger quelque chose. Et cela, tu t'en souviens, n'était pas pour te faire remarquer, c'était plus profond que ça. Viscéral. À la cérémonie funèbre de ta mère, quelques minutes avant l'incinération, on t'a proposé de parler, de dire quelques mots, mais il n'y avait que ton épouse, ton père et ton frère, plus les employés des pompes funèbres. Tu as décidé que c'était grotesque juste à l'instant d'essayer d'ouvrir la bouche quand tu fus monté sur la petite estrade face au microphone. Tu as regardé l'assemblée puis tu as baissé la tête, tu as capitulé, vaincu par le ridicule. Une des seules fois dans ta vie où tu n'auras pas osé y plonger tout entier. Sur ta chaîne YouTube, tu as beaucoup parlé mais avec le recul tu n'as jamais pris le temps de réécouter ce que tu as dit. Sans doute parce que toute parole est liée à un instant et qu'une fois l'instant passé, cette parole devient morte, qu'il n'y a plus de raison valable de s'y intéresser. Comme si cette parole dans le fond n'avait fait que te traverser, qu'elle ne t'appartenait pas. Par contre, tu aimes écouter les vidéos de François Bon, tu les réécoutes avec plaisir. Et surtout tu y découvres au fur et à mesure des informations que tu n'avais, semble-t-il, pas entendues à la première écoute. Il y a ainsi des émissions que tu écoutes en boucle et d'autres, réalisées par d'autres créateurs de contenu, dont les bras t'en tombent dès les premières minutes. Est-ce que commenter, c'est parler ? Peut-être. Tu ne parviens plus à commenter dans certains lieux et dans d'autres oui. L'interruption des commentaires a commencé quand tu as fait une recherche sur ton nom sur ce moteur de recherche. Le nombre de commentaires qui te sont apparus idiots, inutiles t'a aussitôt sauté aux yeux. Rédiger un commentaire t'oblige presque aussitôt à affronter le ridicule puis à le vaincre ou à te laisser à l'à-quoi-bon. Quand tu te dis "ça ne changera pas la face du monde, qui es-tu donc pour t'autoriser ainsi à commenter, à apparaître ?" Le fait que ça puisse encourager l'autre, tu t'en dispenses désormais car d'une certaine façon c'était aussi une image trouble, cette pensée d'encourager l'autre dans une réflexivité ; d'ailleurs les réseaux sociaux fonctionnent sur cette réflexivité la plupart du temps. Le fait qu'elle te gêne jusqu'à l'insupportable est corrélé à tes états de fatigue, d'humeur, ou de lucidité. De la chimie. Tu préfères alors te taire devant cette réalité chimique quand tu ne peux faire autrement que de la voir comme un nez au milieu d'une figure. Parler, c'est faire signe avant tout. Mais pourquoi faire signe ? On en revient toujours à la question. Faire signe, désigner, dessiner non pour obtenir quelque chose ni pour dire "tu as vu, je te fais signe, je te signifie quelque chose." La fatigue de tout ça, due au poids de l'âge imagines-tu parfois, mais surtout au sentiment de ta propre insignifiance. Il y a des jours où l'insignifiance est ce refuge préférable à tout autre. Tu es capable de rester silencieux envers certaines personnes durant un laps de temps considérable. Tu n'as pas vu tes parents pendant 10 ans autrefois. Aucune parole échangée en 10 ans avec M. et aussi avec D. Cependant, la conversation reprend exactement là où elle s'est arrêtée dans le temps comme si pour toi il n'y avait pas de temps. L'expression "être de parole", tenir sa promesse, tu peux la comprendre bien sûr. Mais de quelle parole s'agit-il dans ce cas ? La question reste en suspens. Se fier à sa propre parole, d'expérience, te semble toujours suspect, tout comme se fier à n'importe quelle parole. La parole c'est du vent la plupart du temps et donc c'est l'esprit. Qui serait assez cinglé pour confondre l'esprit et soi-même ? L'indomptable esprit comme disent les bouddhistes. Non, il faut s'asseoir, l'observer agir, parler, ne pas vouloir l'enfermer dans une clôture, c'est ainsi que l'on s'en libère au mieux. Ce qui reste ensuite, on l'ignore. Un silence éloquent.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
17 janvier 2023-2
Ainsi, pour que l'illusion soit complète, qu'elle se referme sur elle-même comme un cercle, il serait nécessaire de désigner deux points distincts mentalement, disons A et B, deux points choisis parmi une infinité. Tu le fais chaque jour, plusieurs fois par jour, la plupart du temps en prenant un crayon. Tu traces une ligne pour dessiner, mais depuis quel point de départ, quelle origine ? Tu peux dire n'importe quel point de départ fera bien l'affaire. Mais c'est botter en touche. Ce n'est pas cette origine-là qui importe mais celle qui t'a conduit, au travers de milliers et de milliers de possibles, à cet instant présent, à t'asseoir, à prendre ce crayon et à tracer cette ligne. Que matérialise pour toi véritablement une telle ligne qui s'élance d'un point à un autre, qui avec toi se déplace dans l'espace et le temps sur le lieu de la feuille ? Et si tu te mettais à y songer vraiment, si tu imaginais que cette ligne contient tout ce que tu as vécu depuis ta propre origine jusqu'à présent, est-ce que ça changerait quelque chose à l'action de dessiner ? Probable, voire certain, que c'est justement à ce genre de connerie qu'il ne faut pas penser pour dessiner. Donc quand tu te déplaces, tu sais peut-être d'où tu pars mais la plupart du temps tu te fiches de l'arrivée. Ou tu ne veux pas y penser pour pouvoir ainsi continuer à dessiner. Tu te déplaces sur la feuille de papier comme dans ta vie. Tu sais qu'il n'y a en fin de compte qu'une seule arrivée réelle et qu'il ne sert à rien de t'y intéresser de trop près, de peur d'être tétanisé par la peur ou par l'espoir - la joie ? La confiance ? - et au final de te retrouver dans une impossibilité de faire quoi que ce soit. D'une certaine façon, tu pourrais te ranger dans le mouvement de l'art pauvre, celui qui s'intéresse plus spécifiquement à l'origine des matériaux, à une origine tout court pour lutter contre l'obsession des buts qui ne sont que des ersatz. Sauf que toi, tu veux peindre des tableaux, tu es anachronique et tu te bouches les oreilles quand on te parle de Marcel Duchamp. Il faut aussi se foutre de Marcel Duchamp comme de Dieu.|couper{180}