Shéol
Le Christ dans les Limbes, d’après Jérôme Bosch
J’ouvre un œil. Une lumière verdâtre, à laquelle peu à peu mon regard s’accoutume. Une immense salle. Cependant l’atmosphère qui règne ici est suffocante, à la fois chaude et humide une odeur d’ail m’envahit.
En me tortillant je parviens à relever la tête pour regarder autour de moi. Et j’aperçois des milliers de rayonnages qui contiennent des boites de forme oblongue. L’endroit m’est familier. Une sensation de déjà vu. L’ensemble ressemble à un entrepôt de stockage gigantesque.
Ce sont des corps qui se trouvent dans ces boites, alimentés par tout un réseau de tuyaux. J’ai la sensation de me retrouver dans un bouquin de Philip José Farmer, probablement pas un de ses meilleurs. Et parallèlement je sais que je suis aussi là, quelque part, que mon vrai corps est dans l’une de ces boites.
J’essaie de me dégager de mes entraves en vain. Encore un de ces cauchemars probablement où j’ai été terrassé par des gnomes comme le géant Gulliver. J’essaie de rire comme je le faisais enfant en disant à voix haute : je sais que c’est un rêve, je me réveille quand je le désire.
Mais rien ne se passe. L’incantation ne fonctionne pas. Mes paupières se referment lentement et j’éprouve comme une sensation de chute. Ce genre de chute dont on pense qu’elle ne s’arrêtera jamais, durant laquelle on cherche désespérément quelque chose pour se raccrocher à un appui, une solidité.
Mais on ne trouve rien, la chute continue inexorablement, dans la partie négative de l’infini, une fois le zéro franchi et que la vitesse tout en s’accélérant une fois cette nullité franchie, nous emporte vers un but dont on pressent déjà la présence effroyable.
"Les morts ne savent rien ; ils n’ont plus de récompense, et jusqu’à leur souvenir est oublié."
Je me souviens qu’il faut passer par cet oubli.
« Quoi que tes mains trouvent à faire, fais-le pleinement car dans le Shéol, où tu vas, il n’y a ni travail, ni plan, ni connaissance, ni sagesse. »
Ecclésiaste.
Plus terrible encore cette dernière phrase que je retrouve, toujours en route vers cette destination que je pressens.
La perte de tout de ce que je pense être, avoir été ou serais. Ce lieu qui tel un purgatoire réunit les morts de tout acabit pour leur apprendre à oublier la vie.
Voilà où je me rends. Dans le Shéol de Job et de Jacob. Et bien sur il y aura tous ceux que j’ai autrefois côtoyés, les bons et les moins bons, les justes et les ignorants. Une foule véritable à considérer tout en me considérant par ricochet. Quantité négligeable, poussière, peanuts.
"Shéol n’est jamais rassasié" C’est dire la faim du vide personnifié. Comme si à un moment un auteur anonyme avait éprouvé le besoin d’en dresser un portrait, de le personnifier, d’en faire une allégorie.
Je me dirige vers mon propre vide et le vide de tous les autres et c’est le même vide, le même appétit de vide et d’oubli pour tous. Une justice implacable. Dans le fond que l’on aille dans un sens ou l’autre depuis le zéro l’infini se ressemble. Sa bi polarité n’est qu’une vue de l’esprit.
Et si je chute encore, et si la vitesse continue de s’accélérer il me vient à l’esprit que je n’ai qu’à tirer comme autrefois à l’armée sur la sangle pour que s’ouvre le parachute.
Je n’ai qu’à penser que j’ai aimé car c’est tout ce qu’il me reste pour m’accrocher dans cette sensation de vide. Comme si tout ce que j’avais pu faire n’avait jamais été crée que par cet amour, le moindre geste, le moindre mot, tout ce qui a pu émaner de cette incarnation. J’ai aimé sans savoir que c’était toujours l’amour qui conduisait mes pas. J’ai aimé et j’ai cru être dans l’amour comme dans la haine, la joie ou la colère, l’envie et l’indifférence. Qu’importe les sensations, les sentiments contradictoires. Au fur et à mesure de ma chute les opposés se déchirent s’éloignent de façon inversement proportionnels les uns des autres. La loi de la gravité ne parait plus les retenir prisonniers l’un de l’autre.
Voilà. Je sens une brise fraiche sur ma joue. Le plus important de toute cette vie est sans doute là dans ces retrouvailles de la sensation vraie.
Impression de me dissoudre sans plus de douleur, le corps reste en arrière, comme un véhicule qui continue à effectuer des tonneaux sur la chaussée pendant que le conducteur ou le passager sont déjà éjectés. curieuse sensation aussi que cette nudité. Et toujours le contact doux de la brise sur la joue.
"Le shéol a agrandi son désir et ouvert sa bouche sans mesure" Comme un serpent qui avale un mouton, j’ai cette image qui se superpose à la phrase d’Isaïe. Décidemment je suis incorrigible jusqu’à la dernière seconde je continue à réfléchir malgré tout, à effectuer des liens, à employer mon esprit analogique.
j’ai toujours pratiqué ainsi au fond des cauchemars pour conjurer la peur. Réfléchir pour renvoyer son propre reflet à tout ce qui méduse.
La question, comme le poison, s’y habituer au début un peu, chaque jour, tenir dans cette régularité ensuite. Se mithridatiser.
D’ailleurs le shéol ce n’est rien d’autre que cela : le séjour des morts comme décorum et sur scène toujours l’actrice principale : la question.
Rien à voir avec l’Enfer. Je n’ai jamais réussi d’ailleurs à concevoir un Enfer pas plus qu’un paradis.
En revanche il me parait logique qu’une fois mort on ne devienne une question pour les vivants.
Que chacun de nous pour une durée plus ou moins longue, ne finisse ainsi, comme autant de questions qui peu à peu s’évanouissent remplacées par d’autres. Ainsi va la vie mais aussi tout ce qui peut se situer en son amont comme son aval.
Enfin la chute s’arrête, je ne tombe plus, je me retrouve au sol à nouveau, la pesanteur me revient. Je suis dans un monte charge finalement et les portes s’ouvrent doucement. Plus que de la surprise j’ai juste le temps de me dire zut, petite déception.
Pour continuer
Carnets | avril 2022
notule 10
Dernière mouture de cette toile qui finalement relève plus de l’icône.|couper{180}
Carnets | avril 2022
notule 24
Bientôt une nouvelle guerre avec toute sa panoplie d'inepties, c'est à prévoir comme on prévoit tranquillement les différents ingrédients d'une liste de course. On voit très bien désormais que la seule issue au capitalisme en cas de crise est de semer le désordre, de créer la confusion, pour parvenir à augmenter exponentiellement la peur dans les populations. Ce qui entrainera l'arbitraire des choix envers une cause apparente ou une autre larvée, peu importe. Et au final cette demande de sécurité, d'être rassuré, de s'en remettre à une autorité incontestable. La pantomime jouée par les faibles et les forts. Représenter l'horreur une fois de plus pour que les légendes reprennent du poil de la bête. Celle du héros, comme celui d'un âge d'or passé ou à venir. Avec toute la hiérarchie des couillonades habituelles, dont on peut déjà apercevoir les longs nez. La valeur travail, la valeur sincérité, la valeur solidarité, travail famille patrie. On secoue le pochon du loto et on tire à nouveau avec le hasard comme prétexte. On n'y coupera pas, c'est une nécessité car nous avons encore besoin de la douleur pour apprendre. Encore plus de douleur, pour parvenir à saisir l'inexistence de l'égo. De ce "je" à qui on ne cesse de demander son avis à seul fin de le renforcer. Sondages d'opinion, élections, cartes de fidélité et double voire triple authentification. Et plus cela devient raisonnable plus on obtient le contraire justement. Une irrationnalité qui se banalise, pour ne pas dire une bêtise qui se démocratise. Quand la bêtise devient la raison, la violence n'attend que ce feu vert pour se répandre, jetant à bas les institutions, en créant d'autres, toujours plus absurdes et kafkaïennes. Comme je le disais encore hier, concernant les gens de ma génération, les sexagénaires, nous avons englouti notre pain blanc qu'on l'accepte ou pas. Il en résulte une désagréable impression de satiété mal adressée pour les plus à l'écoute du pouls du monde. Un peu de culpabilité mais pas trop, et souvent une envie de réparer les pots cassés. C'est peut-être mon cas. Encore que cette envie je la trouve tout aussi suspecte que toutes les autres précitées. L'envie de fuir au fond d'une grotte ou au sommet d'une montagne, à priori ne me quitte pas depuis mes tous premiers pas. Comme si justement je savais déjà tout des tenants et des aboutissants de la satiété factice dans laquelle dès les premiers jours on m'a plongé. Les fameuses trente glorieuses ne sont rien d'autre qu'un tampon hygiénique, une sorte de bouchon à un phénomène périodique. Ma chance est d'être né prématurément quelques semaines trop tôt. Sinon je n'y coupais pas, j'allais devenir un petit robot comme les autres sans même m'en rendre compte. Le simple fait d'avoir été relégué dans une couveuse à l'hôpital Saint-Michel, dans le 15 ème arrondissement de Paris, est une chance. Car le déchirement, l'absence, le manque, à peine éjecté de la matrice maternelle m'auront donné le ressort nécessaire étrangement pour m'éveiller. C'est à dire une forme de rage directement reliée à l'amour et à ce constat d'impuissance de pouvoir le trouver normalement en l'Autre. Cette transition des limbes dans les limbes si l'on veut m'aura mis en contact immédiat avec une sensation d'équanimité qui doit venir de bien plus loin que ma naissance. Qui probablement remonte justement à cet indifférencié, ou le mal et le bien n'existent pas plus que l'ombre et la lumière. Où l'absence de séparation finit par créer le fantasme de la séparation comme pour mieux constater sa donnée immuable. Une sorte d'ennui ontologique. Je mentirais si je disais que je me souviens de cette période. Par contre lorsque mon imagination désire s'y alimenter elle n'y découvre aucune joie, et sans doute aucune peine véritable non plus Car pour éprouver ces deux émotions il faut bien évidemment les relier à quelque chose de défini, il faut bien créer une relativité. J'arrive au monde comme tout le monde par une femme, mais je n'ai guère le temps de nouer une relation claire avec elle en tant que mère, que déjà je m'en trouve séparé une seconde fois. N'est-ce pas étonnant d'y penser. Il en résulte en tous les cas un rapport d'étrangeté à la mère, à la femme puis aux autres et au monde finalement. Le fait que j'ai passé des années à suivre le penchant naturel de la plainte, m'y accrochant, parce qu'elle me construisait, ne me sert plus à rien. Je crois que l'échafaudage tout entier s'est effondré en 2003 au mois de février à l'hôpital de Créteil. Ma mère est allongée devant nous, mon père et moi. Elle a les yeux grands ouverts elle est shootée à la morphine, les yeux gris bleu immenses grands ouverts mais elle semble ne pas nous voir, nous distinguer. J'ai passé la main devant ses yeux pour voir si ils suivaient le mouvement, rien. Un regard de nouveau né au moment même de repartir dans l'indistinct. Elle nous a laissé seuls encore une fois j'ai pensé. Du coup j'ai pris les commandes avec un sang-froid comme celui que l'on s étonne de rencontrer sur un champ de bataille, durant un accident de la route, ou dans la panique d' une émeute. Je ne me suis pas laissé envahir par l'émotion, j'ai oublié que c'était ma mère, j'ai juste pensé à l'homme que j'accompagnais et qui était encore mon père à cet instant. Je n'étais plus un fils vraiment mais un compagnon apte à gouverner, à naviguer dans la confusion de ce moment. J'ai dit prends lui la main. Ce qu'il a fait sans broncher. Puis je me suis approché de l'oreille de la mourante et j'ai dit, c'est bon ma petite maman, rien ne te retient plus ici, tu peux y aller. Je n'en reviens toujours pas en y repensant. Cette froideur, cette totale absence d'émotion personnelle, et qui m'a autant effrayé que surpris d'où venait t'elle ? Tout de suite après nous sommes rentrés à la maison familiale à Limeil Brévanne . Nous n'avons pas échangé un seul mot. Et le lendemain matin très tôt l'hôpital a appelé pour dire que maman était décédée. J'éprouve le besoin de dire maman comme pour me rassurer encore. Pour me dire que moi aussi j'ai eu une mère, même si le lien entre nous aura été d'une telle bizarrerie... Je nous dois bien cela. Pourquoi je reviens encore à cela ? Pourquoi partir de ce constat que la guerre est inéluctable pour parvenir à la mort de maman. Tout simplement par ce que sans doute c'est à cette occasion qui nous est offerte, la guerre ou la mort et ce même si nous imaginons les circonstances désagréables, que nous sommes sans doute le plus nous-mêmes véritablement. Sans les oripeaux, les déguisements, les mensonges dont nous nous revêtons dans l'illusion du groupe, de la famille de la patrie ou je ne sais quelle autre illusion , nécessaire pour nous distinguer au sein de la confusion générale. En fait comme à peu près à chaque fois que j'écris je me laisse déborder par les mots qui s'inscrivent. Cette fois comme le petit Poucet j'ai pris soin d'inscrire quelques mots clefs dans la case "étiquettes" de l'éditeur que j'utilise pour rédiger ces billets. J'avais écrit "avoir un but", "supporter la douleur" et "croire en un but". J'avais pensé à la question, à la torture je crois en démarrant ce texte. Je m'étais posé la question de savoir si mon but en tant qu'être humain me permettrait de résister à toutes les douleurs qu'un bourreau pourrait m'affliger pour obtenir je ne sais quelle information. Ce qui m'a amené à considérer cette idée de but. Puis partant, en remontant encore en amont du but ce qui pouvait sans faille le créer. Je ne trouve que la foi comme source ou comme raison et cause. Donc pour résumer et pour résister à la torture , il faut croire qu'un but existe même si on ne sait pas lequel car nous ne savons pas qui nous sommes sans cette foi. Peut-être que pour résister à la douleur il faut croire qu'il existe un but, et qu'à force d'y croire il finira par exister vraiment. Peu importe si on y laisse sa peau sous la main du bourreau. Et là comme vous me voyez je peux très bien être Harrison Ford avec tout son attirail d'aventurier le précipice est devant moi, j'avance une jambe, je ferme les yeux et j'avance. Bien sur c'est très américain, cinématographique, risible à première vue. Joe Biden sans doute aussi a coiffé un drôle de chapeau mou alors que le monde entier est face au précipice. Avance t'il aussi sa jambe pour voir si quelque chose de solide supporte le poids de sa foi , de son idéal américain, de sa croyance dans le pognon, dans la démocratie à l'américaine ? Et s'il s'agissait seulement d'un pari encore, d'une simple bévue, une erreur nécessaire juste avant de projeter le monde dans un cataclysme ? Comme ma grand-mère le disait à juste raison il ne faut pas tenter le diable surtout si on a la certitude qu'il n'existe pas. Bientôt la fin de l'ère du poisson, on ne pourra plus filer entre deux eaux. Je ne pourrais plus non plus achever mes textes en queue de poisson ni peindre avec une queue de morue. Quant à l'ère du Verseau elle promet effectivement d'être plutôt glaciale du point de vue des gens qui vivent aujourd'hui. L'émotion ne sera plus nécessaire, les sentiments non plus mais ce sera probablement à ce prix que l'âge d'or reviendra. Etrange âge d'or, incompréhensible encore à l'aube d'une nouvelle fin du monde.|couper{180}
Carnets | avril 2022
notule 9
Si je dis je de façon inconsidérée c’est un blasphème. Si je est un personnage crée par soi c’est différent. Mais c’est dangereux. Le danger de confondre moi et soi. Le blasphème serait de dire je au présent sans rien créer. Je crée mais ce n’est jamais l’ego qui crée. De même pour les maladies On ne devrait pas dire j’ai mal Mais plutôt j’ai eut mal jusqu’à présent Et c’est déjà du passé. Ça a l’air con comme ça si on n’est pas dedans. Mais si on y est c’est magnifique ! Cela dit voilà l’exemple typique d’un tableau bousillé suite à une erreur d’aiguillage entre je et soi.|couper{180}