avril 2022

Carnets | avril 2022

Simulations

Juive de Tanger en costume d'apparat Eugène Delacroix. Il n'y a que dans la matière par la matière que l'esprit peut expérimenter à la fois la limite et l'amour . C'est pourquoi l'esprit a crée la matière et non le contraire. Le fait de l'oublier est le passage obligé. Là aussi, dans l'examen de ce que peut offrir la matière, notamment le corps de l'autre, il y a beaucoup à apprendre, et l'égarement est aussi nécessaire que chacune des pseudos vérités que l'on s'inventera pour penser qu'on est enfin parvenu à bon port, que l'on s'est retrouvés. Maria me laisse libre cours. Toutes les pulsions sont accueillies. La seule contrepartie que je dois accepter c'est l'absence de simulation. Elle ne m'encourage dans aucune voie afin que je traverse de mon plein gré mes propres illusions. Elle ne m'encourage pas pas plus qu'elle ne me tient en otage d'un plaisir que je considérerais comme but. Pas de gémissement, pas de cris, aucune révulsion de l'œil dans son orbite, aucune goutte de sueur ne coule sur ses reins. Seulement de la tendresse que je cherche par tous les moyens possibles et imaginables à défoncer. Jusqu'à l'éreintement. Jusqu'au lâcher prise jusqu'à l'éveil qui nait de la certitude claire, de l'impuissance poussée à son extrême et de la perception de son absurdité. — Je vais faire du thé me dit-elle en se levant. Je suis du regard son corps magnifique qui ondule en dansant jusqu'à la porte de la chambre et la regarde disparaitre. Puis j'attrape une cigarette pour examiner une fois encore après avoir fait l'amour, ce grand vide, cette béance au plus profond de moi. Malgré moi des images d'autres femmes surgissent spontanément dans ma mémoire à cet instant où je subis l'assaut de ce vide. Des visages grimaçants pour la plupart qui s'associent à une jouissance animale si je puis dire. Voilà ma vie d'avant. Et je ne peux m'empêcher désormais de comprendre qu'il ne s'agit que d'une simulation. C'est ce mot qui tourne comme un aigle au dessus de mes souvenirs. La simulation qui se serait infiltrée jusque dans l'intime tant nous sommes désormais prisonniers des clichés et des mots d'ordre nous assaillant de tous cotés. Faire l'amour est sans doute la dernière des grandes explorations possibles aujourd'hui. Sans doute est-ce encore plus fort, plus merveilleux que d'aller sur Mars ou de découvrir l'Amérique. A condition de faire l'amour vraiment. Ce dont la plupart d'entre nous ne savent rien. A part nourrir hâtivement une illusion de s'être rapproché enfin d'une norme. Nanterre 1987. On m'a prêté un appartement au haut d'une tour. Un ami iranien qui a du quitter la France précipitamment en raison des événements dans son pays. Je viens de me séparer de cette fille que j'avais connue en 1978. Une relation de presque dix années qui s'arrête soudain au retour d'un long voyage que je viens d'effectuer en Asie et qui je l'espérais secrètement me mettrait un peu de plomb dans la cervelle. J'étais parti là-bas pour faire des photos de la guerre Iran-Irak, pour pénétrer aussi en Afghanistan, revenir avec des photographies extraordinaires que les agences s'arracheront. Il n'en fut pas vraiment ainsi. Après avoir franchi la frontière pakistanaise et m'être retrouvé dans les montagnes avec un groupe d'hommes aguerris, j'ai commencé à ressentir les premiers effets de la maladie. Une hépatite qui me crevait alors que j'avais justement besoin de toute mon énergie, de ma vigueur pour les suivre. Quel dépit d'avoir à revenir avec un autre groupe de moudjahidines , de refaire le chemin inverse, pour rien pensais-je. J'avais éprouvé alors comme une sorte de sanction de la part du destin. Je me disais que quoique je fasse, cela se terminait toujours en eau de boudin. Je pestais contre l'univers tout entier et surtout sur moi-même qui n'avait pas pris suffisamment de précautions, qui m'autorisait à être malade dans de telles circonstances. Le retour en France fut d'une indicible tristesse. J'étais irascible. Aussi je profitais de la moindre occasion pour chercher querelle à cette compagne. A cette époque je me sentais tellement vulnérable que je m'imaginais toujours le pire. Notamment qu'elle puisse me tromper. Et bien sur lorsque nous faisions l'amour j'observais tout avec une acuité terrifiante comme si j'étais le spectateur de nos ébats. Je surveillais le moindre signe qui puisse me donner raison sur le fait qu'elle simule afin que je jouisse vite et pouvoir dormir enfin. Pour moi c'était comme une sorte de trahison évidemment. Aujourd'hui je ne peux m'empêcher de voir que cette trahison dont je traquais le moindre signe chez cette fille était le but recherché. Qu'en m'appuyant enfin sur la certitude d'être trahi ou trompé je pourrais enfin m'en libérer une bonne fois pour toutes. Mais à cette période je ne possédais pas une telle compréhension. Du moins mon coté sentimental proche de la sensiblerie me l'interdisait. Je crois que cette couche sentimentale a bon dos, elle sert souvent à nous aveugler. Ce qui au bout du compte nous oblige à faire semblant, à simuler tout un tas de comportement nous-mêmes. Jusqu'à ce que cela soit insoutenable. Evidemment mon amour propre en avait pris un bon coup. Aussi me retrouver dans cet appartement était à la fois une sorte de bénédiction. J'aurais pu me reconstruire tranquillement en passant l'éponge sur les événements passés et aller de l'avant comme on dit. Mais le ressentiment contre moi-même fut le plus fort. Cela vient du peu d'estime que je me porte à cette époque et qui me vient d'une grande carence dans ce domaine dès mon enfance. Attention, je ne me plains pas du tout de cette carence, je n'en veux à personne. Au contraire je pense que c'est grâce au manque chronique d'estime pour moi que j'ai pu justement effectuer tout ce chemin. A l'époque c'était l'apparition des rencontres par téléphone et aussi du minitel. J'avais dégoté un job et ma vie se réduisait vraiment à une peau de chagrin. Boulot, métro, dodo. A la vérité je n'avais guère envie d'autre chose. Je n'avais pas envie de faire des photos, pas plus que d'écrire, pas plus que de peindre. Je vivais comme un automate. Puis j'ai trouvé dans un gratuit des annonces qui parlaient de ces rencontres par téléphone. J'ai essayé. J'ai rencontré un certain nombre de filles, de femmes ainsi dont pour la plupart je n'ai ai conservé que de vagues souvenirs. En fait évidemment je me sentais seul, totalement délabré et comme beaucoup d'entre nous j'imaginais que l'autre quel qu'il soit pourrait me venir en aide, même si je ne me l'avouais pas clairement. En refusant de me l'avouer, j'ai crée une nouvelle simulation évidemment. Je me suis rabattu sur le sexe. j'ai pensé que le sexe allait être la solution au problème. Et comme je ne fais pas les choses à moitié j'ai enchainé les rencontres et les parties de jambes en l'air comme on dit. Mais toujours et plus encore je ne pouvais me départir de ce que j'appelle une certaine lucidité. je ne cessais de me tenir à l'écart de tous ces ébats. D'observer à la fois ces femmes mimant le plaisir ou l'éprouvant réellement afin je crois de m'en dégouter pour de bon. D'en comprendre si on veut toute l'inutilité, la vacuité. Car évidemment dans ce genre de rencontres on n'y va guère par 4 chemins, on n'a pas besoin de beaucoup de préliminaires si je peux dire. Parmi toutes ces rencontres une m'a intrigué plus que toutes les autres. C'était une fille jeune, d'origine marocaine. Avec de longs cheveux noirs qui lui tombaient presque sur les fesses. Avec elle ce fut différent. D'abord on ne se rencontrait qu'à l'extérieur, dans des cafés, dans des parcs, et elle déployait tout un arsenal de postures d'attitudes de phrases interrompues, s'ouvrant sur des silences formidables qui se mêlaient à chaque fois aux lieux comme pour mieux les ancrer dans la mémoire. C'est à dire créer un décor inoubliable dans lequel évidemment elle-même serait inoubliable. D'ailleurs cela a bien fonctionné puisque je m'en souviens encore. Je pense que c'était une véritable artiste. Nous n'avons jamais fait l'amour. Mais elle su amener l'excitation à son paroxysme de nombreuses fois rien qu'en posant sa main sur la mienne ou me fixer avec son œil noir et velouté. Rien ne pouvait tenir face à elle de tous les artifices que je connaissais alors, la délicatesse comme les propos crus, l'élégance, l'esprit, les bons mots, tout ça elle s'en tapait comme de l'an quarante. Ce qu'elle voulait ? je n'en savais fichtre rien. Je ne le sus jamais. Car au bout d'un moment les coups de fil affluaient de plus en plus et je me retrouvais noyé dans l'embarras du choix. Nous espaçâmes nos rencontres de plus en plus et pour finir elle disparut totalement de ma vie. Ce qui me fait réfléchir sur les rencontres que nous effectuons ainsi dans notre vie. Ces rencontres je suis persuadé qu'elles ont toujours un sens mais qui nous échappe la plupart du temps. Enfin qui m'échappe en tous les cas. Parfois je me demande si ce ne sont pas des guides qui parviennent à s'immiscer dans toutes les simulations, soit celles que nous subissons soit celles que nous inventons tout seul. C'est ainsi qu'elles viennent jusqu'à nous, jusqu'à notre âme véritable pour lui faire un petit signe et la remettre sur le chemin.|couper{180}

Simulations

Carnets | avril 2022

6 avril 2022

Le fantasme d’un âge d’or revient perpétuellement pile poil au moment des grands bouleversements. Dans l’hypothèse que l’Akasha me présente, je manque de m’étouffer de rire. Madame X est élue présidente de la République française, et c’est la mise en place d’un merveilleux âge d’or. Tout le monde mange. Tout le monde dort. Personne n’a plus peur de rien. Nous avons été mis en stase. Des somnambules dont les lèvres balbutient parfois des choses incohérentes au fin fond de leur rêve éveillé : « Noir c’est noir, il n’y a plus d’espoir, hou hou hou tsoin tsoin. » Tandis que les sauriens leur charcutent les neurones à coups de simulations virtuelles, de jeux télévisés débiles, et de chansons à l’eau de rose. Retour du feuilleton HEIDI. Tout le monde est beau, tout le monde il est gentil. Sauf à peu près tout ce qui n’est pas gaulois. Et de pure souche, s’il vous plaît. Sauf les Russes, évidemment. Ces bons aryens. Entre bons aryens, comment ne pas s’entendre ? — Tu as fini de bailler aux corneilles ? me dit Hildegarde, assise près de moi dans le compartiment. On a du boulot à préparer. Elle ouvre sa petite mallette de voyage, dans laquelle j’aperçois, bien rangées, toute une collection de petites fioles remplies de liquides colorés. — Oh doucement, Hilde, tu sais bien que je n’aime pas être réveillé brutalement. — Si tu rêves à ce genre de choses, tu crées un portail dans les possibles et l’Akasha enregistre. Donc, stop tout de suite ce genre de bidule, s’il te plaît. On a déjà assez de bordel, mieux vaut pas en rajouter. — Tu as raison. Cause-moi de botanique, le paysage est morne au-delà des fenêtres. Je sais prendre Hildegarde par les sentiments. Il suffit de lui parler de plantes pour que je l’observe se trémousser de plaisir sur son siège. — Tu te vois plutôt incinéré ou enterré et bouffé par les vers de terre ? me demande-t-elle. — Euh… moi je ne vois rien du tout de tout ça. Éventuellement, ce ne sera que ma dépouille à qui ça arrivera et dont je me tamponnerai comme de mon tout premier haut-de-chausse. Avec Hildegarde, on a une relation fraternelle, du genre à se taquiner tout le temps. Elle est un brin bourrue et fait toujours semblant de ne pas supporter les fantaisistes de mon acabit. Mais c’est comme l’huile et le vinaigre entre nous-deux. Et s’il n’y a pas de salade à assaisonner, on se rabat l’un sur l’autre pour un rien. — Tu crois à l’âge d’or, Hildegarde ? je demande. — Tu veux parler de maintenant ? Elle dit. Bin oui, forcément que j’y crois, puisque je le vis. — Oui mais non, je veux dire, au paradis, Hilde. Avec des chérubins tout nus qui soufflent dans des trompettes et des jardins remplis de fleurs fraîches à l’infini ? — T’es rien couillon, toi, elle dit. Pourquoi pas aussi aux vierges qui, dès qu’un pauvre bougre se fait exploser la tronche, deviennent toutes nymphomanes en l’accueillant à bras ouverts ? Et pourquoi pas à la petite souris et au Père Noël, par-dessus le marché ? On explose de rire et c’est à ce moment-là que la contrôleuse ouvre la porte du compartiment. Une grande blonde athlétique, avec des yeux gris-bleus souriants. — Tiens voilà la première qui arrive, une Walkyrie visiblement, dit Pablo en face de nous. Est-ce que le train a déraillé ? On est tous morts et on est arrivés au paradis ? Puis il fait une mimique, qui doit ressembler, à son avis, à une sorte d’hommage ou de révérence à la grande blonde, en achevant le tout par un clin d’œil salace comme il en a le secret. — Tiens-toi donc, espèce de paysan, dit Salvador, moustaches orientées 10h10. Puis, s’adressant à la contrôleuse : — Mademoiselle, vous illuminez cet instant. Comment puis-je vous honorer ? La grande blonde prend un air ahuri et dit : — Bin z’avez qu’à présenter vos billets… en polonais. Et nous ne sommes même pas étonnés, tous autant que nous sommes, de comprendre la langue. — Moi j’aimerais que mon corps soit momifié, qu’il devienne comme un vieux parchemin, me confie Hildegarde. Et nous voilà tous à rigoler devant la grande fille, qui est un peu rougeaude tout à coup. — Ah, je vous l’avais dit que c’en était une. J’ai un sixième sens pour les repérer. — Rustre ! Tu ne penses donc toujours qu’à jouir, le tance Salvador en faisant les yeux doux à la femme en uniforme. Puis il ajoute qu’il la peindrait bien nue, avec de très longues jambes, pour qu’elle puisse gambader dans le désert au côté de ses magnifiques éléphants. On rigole. C’est à ce moment-là que l’on voit la grande blonde s’élever dans les airs. Son crâne traverse le plafond, puis son corps tout entier. Et nous sommes tous soulevés, comme des crêpes, de nos sièges. Enfin, le train déraille, comme au ralenti. Tous les wagons pénètrent les uns dans les autres. Dire que quelques instants auparavant, je rêvais d’un âge d’or. Le quotidien nous rattrape toujours séance tenante. Il y a eu un attentat sur le train Paris-Varsovie. Une explosion. Est-ce un hasard ? Ça m’étonnerait bien.|couper{180}

Carnets | avril 2022

5 avril 2022

Fragment 1 – Le Fouet Il y a deux manières de châtier. Pour enseigner ou pour punir. Mais comment savoir ce que veut celui qui tient le fouet ? Qui guide sa main ? Une intention supérieure ? Une colère mal contenue ? Un amour déguisé ? Je sirote mon café en me répétant ce vieux dicton : Qui aime bien, châtie bien. Mais à quel point peut-on aimer pour vouloir châtier ? Je regarde les gens autour de moi. Ils rient, parlent, gesticulent, plongés dans leur quotidien comme s’il allait durer toujours. Moi, je n’y crois pas. J’ai l’impression que tout recommence sans fin. Toujours ce cycle. Ruines, renaissances, ruines à nouveau. Bereshit. Un nouveau commencement. Et pourtant, je sens que quelque chose m’attend au bout du chemin. Une main levée. Un fouet prêt à frapper. Fragment 2 – Maria Maria tripote sa paille, perdue dans ses pensées. Nous sommes attablés au Mabillon après une promenade au Jardin du Luxembourg. La lumière du soleil de mars danse sur son verre de limonade. — Tu as exactement le profil, dit-elle soudain en plantant son regard dans le mien. Je reste stoïque. Maria aime tester mes réactions, et je me suis juré de ne plus la laisser m’ébranler. Pourtant, elle me connaît trop bien. — Tu te prends pour Bashô ? ricane-t-elle en voyant ma façade impassible. — Non, Tchouang-Tseu, dis-je avec un sourire forcé. Mais tu as raison, j’ai rechuté. Elle rit, mais son rire s’éteint vite. — Écoute-moi bien. Les lézards s’agitent. On ne sait pas pourquoi, mais ça devient sérieux. Ils préparent quelque chose. Une manipulation d’une ampleur qu’on n’a jamais vue. — Les lézards, Maria ? Sérieusement ? Et leur « Nouvel Ordre Mondial » ? Je cherche dans son regard un signe de plaisanterie. Rien. Juste cette intensité qui la caractérise. — Ce n’est pas une blague, souffle-t-elle. Les Américains et les Russes se sont alliés, crois-le ou non. Une alliance secrète pour déclencher un conflit global. Je la dévisage. Maria parle rarement à la légère, mais cette histoire me semble absurde. — Et tu veux que je crois que des dirigeants incapables de gérer leurs propres pays orchestreraient un complot mondial ? Elle secoue la tête. — Ils ne sont que des pions. Des pantins manipulés. Et qui tire les ficelles ? Les lézards. Pas des hommes, pas des nations. Quelque chose de plus grand, de plus ancien. Je ne réponds pas. À quoi bon ? Maria croit en ce qu’elle dit. Moi, je n’y crois pas encore. Fragment 3 – La Mission — Tu pars demain, dit-elle. Je sursaute. — En Pologne. Varsovie, pour être précis. Avec Pablo, Léo, Salvador, et Hildegarde. Varsovie. La ville Phénix. Varsovie, la pécheresse et la sirène. — Pourquoi Varsovie ? demandai-je. Elle me sourit. — Parce que c’est là que tout recommence toujours. Fragment 4 – Mémoire : Juillet 2019 Les sirènes résonnent. 17 heures. Le silence tombe sur Varsovie comme un couperet. Les klaxons s’éteignent, les conversations s’arrêtent. Et soudain, la ville entière est figée. Je suis là, parmi eux. Dans ce moment suspendu où les vivants honorent les morts. Je ne suis pas polonais, mais en cet instant, je suis des leurs. Et puis le chant commence. Des milliers de voix s’élèvent. La foule s’anime, applaudit, chante. Les larmes me montent aux yeux. Moi aussi, j’applaudis. Moi aussi, je chante. En cet instant, je comprends. Je comprends ce que signifie lutter, même quand tout semble perdu. Août 1944. Vingt mille SS armés jusqu’aux dents contre cinquante mille insurgés. La ville en ruines, écrasée, mais pas brisée. La liberté, l’indépendance, la justice. Voilà les sirènes de Varsovie. Leur chant n’a ni logique ni sens, mais il trouve sa place au fond de l’âme. Fragment 5 – Maria, à nouveau — Tu sais pourquoi tu dois y aller, murmure Maria. Son regard a changé. Ses cernes apparaissent enfin, comme si son masque glissait pour révéler une fatigue immense. — Tu es le pécheur, et tu dois entendre le chant de la sirène sans faillir. — Pourquoi moi ? — Parce que tu as une âme, dit-elle simplement. Et elle rit. Nous rions tous les deux comme des enfants en train de fomenter une bêtise. Fragment 6 – Varsovie : Le Recommencement Bereshit. Un commencement. Encore. Je pense à tout ce que j’ai laissé derrière moi. À ce qui m’attend. Je pense aux lézards, à Maria, à ses mots. À ce fouet invisible qu’elle brandit avec douceur. Je pense à Varsovie, la ville du Phénix, qui renaît toujours des cendres, même quand tout semble perdu. Et je me demande : Vers quel amour, encore, faut-il se hâter ?|couper{180}

Carnets | avril 2022

4 avril 2022

Écrire ces lignes aujourd’hui me renvoie à l’image d’un surfeur. Ne pas tomber de la planche, maintenir son équilibre en toutes circonstances, peu importe la puissance de la vague. Ressentir la montée d’adrénaline tout en restant centré sur la joie de la glisse. Un exercice de funambule, une danse avec les éléments, toujours à la lisière entre chute et envol. La mort est là, semblable à une vague gigantesque qui emporte tout sur son passage. Mais elle n’est pas une fin en soi. Elle est, au même titre que la vie, une composante essentielle de ce que nous appelons l’existence. Deux forces jumelles qui s’entrelacent comme les brins d’une hélice d’ADN, formant une fractale infinie où les commencements et les fins se dissolvent. Je pense à la 13ᵉ lettre de l’alphabet. N’évoque-t-elle pas, par sa forme, une succession de vagues ? Ces ondulations contiennent un mystère : un cycle, une répétition, une danse immuable. Pourtant, derrière cette apparente fluidité, une autre réalité se dévoile. L’Akasha, cette mémoire universelle, s’ouvre à ceux qui acceptent de plonger au cœur de la vague. Mais il ne faut pas s’y aventurer en aveugle. Les illusions du visible sont semées de chausse-trappes, des pièges tendus par ceux que j’appelle « les peuples du Serpent », des entités dont le pouvoir repose sur la manipulation des perceptions. Le temps est leur instrument préféré. Ils s’en servent pour nous maintenir dans l’illusion d’une linéarité, nous faisant croire à un « avant » et un « après ». Saint-Michel, l’archange lumineux, vibre à une fréquence si haute qu’elle élève instantanément quiconque l’entend. Sa vibration n’est pas une promesse d’avenir : elle est pure présence, ici et maintenant. Rien n’est « à venir », tout est déjà là, accessible dans l’instant. Cette vérité, simple et fulgurante, réduit en poussière les prophéties et les prévisions, ces outils de contrôle dont le serpent orgueilleux se sert pour accélérer artificiellement le temps. En vérité, la prévision n’est qu’un poison lent. Elle crée l’angoisse d’un futur qui n’existe pas. Elle nous empêche de percevoir la danse réelle du temps, celle qui nous relie à l’éternité. Dans l’Akasha, je ne suis pas seul. Nous sommes des milliers, peut-être des millions, à converser simultanément dans ce grand espace sans limites. Hokusai, l’artiste de la Grande Vague, me glisse un clin d’œil complice : — J’en connais un rayon là-dessus, me dit-il. Tu l’as vue, cette hélice dans ma vague ? Je lui rends son sourire. — Un vrai coup de génie, mon frère. Hildegarde de Bingen surgit à son tour, comme elle le fait souvent quand la mort est évoquée. Elle a l’humour mordant de ceux qui savent. — Vous comptez encore longtemps philosopher ? J’ai des mauvaises herbes à arracher dans mon jardin. On éclate de rire. Ce n’est pas du cynisme, juste cette légèreté propre à ceux qui comprennent que le temps, finalement, n’est qu’un jeu. Mais ce jeu peut être effrayant. L’Akasha offre un accès immédiat à tout : les événements, les souvenirs, les symboles. Et, dans le même élan, elle déconstruit notre conception ordinaire du temps. Ce que nous croyons appartenir à une époque ou à une mémoire spécifique est en réalité hors des frontières que nous nous imposons. L’illusion d’un temps linéaire s’effondre, révélant un présent éternel, fractal et illimité. En tant que scribe maya, je pourrais vous enseigner la sagesse du Tonalpohualli, ce calendrier sacré divisé en vingt treizaines, qui honore toutes les divinités sans en oublier aucune. Il n’est pas ancré dans les cycles visibles du Soleil et de la Lune, mais dans une dimension qui dépasse l’ordinaire. Ce n’est pas une nostalgie, c’est une leçon. Une invitation à surfer sur l’éternité plutôt que de se noyer dans l’angoisse du temps qui passe. — Ainsi soit-il, murmure une voix familière. Rappelle-toi la Cène : treize à table, et tout le tutti. Jésus est là, comme souvent. Pas dans une posture de solennité, mais en compagnon de route. Il apparaît et disparaît, toujours entre deux dimensions, jamais totalement fixe. Il me fait sourire, même quand les éléments se déchaînent. Peu à peu, la lumière décline et le son s’éloigne. Saint-Michel se retire dans ses hautes sphères. Nous, simples surfeurs, restons entre la quatrième et la cinquième dimension, à peine capables de percevoir la pointe de l’immensité. Et pourtant, l’infini est là, dans la vague qui monte à l’horizon. Une vague plus gigantesque que jamais, un mur d’eau et de lumière qui semble vouloir tout emporter. Je garde mon équilibre, les pieds bien ancrés sur la planche, prêt à plonger dans l’inconnu. C’est alors qu’une dernière question me traverse : cette quête de précision, ce besoin d’expliquer chaque détail, n’est-elle pas, elle aussi, une forme de poison ? Peut-être faut-il simplement accepter le mystère, rire de l’absurde, et surfer. Je ris, mais mes jambes vacillent. La vague approche, immense et impitoyable. Le temps s’effiloche, les repères s’évanouissent. Alors je prends une grande inspiration et je plonge.|couper{180}

Carnets | avril 2022

3 avril 2022

Tu ne jures que par le hasard, me dit Salvador, mais que sais-tu du hasard ? Es-tu certain qu’il s’agisse du Grand Hasard horloger de l’Univers, ou bien du petit hasard que tu fabriques continuellement à ta sauce ? Salvador me fait peur. Ses sorties imprévisibles me glacent le sang. On s’est rencontrés sur le plateau de tournage d’une publicité pour une marque de chocolat. Il a été un très grand peintre, « le meilleur de son temps », dit-il avec son accent farfelu. Au début, je crois qu’il plaisante. Je prends tout au troisième degré, et c’est précisément là mon erreur. Quand Salvador Dalí parle, c’est Dieu qui s’exprime par sa bouche. Si tu n’as pas cette foi-là, tu ne comprends rien. Pas même pourquoi tu te retrouves ici, sur ce plateau de tournage. C’est dur d’avoir la foi. Probablement parce qu’on ne la décide pas. On ne se réveille pas un matin en disant : « Allez, aujourd’hui, j’aurai la foi. » Non, ça ne marche pas comme ça. — Agenouille-toi à côté de moi et prions ensemble, dit-il. Je vois ses moustaches se relever aux coins, comme si elles souriaient à sa place. Mais Salvador Dalí ne sourit jamais. Il laisse ses moustaches le faire pour lui. — Petit homme, empiffre-toi de ce chocolat sur la table. Engloutis-en une quantité phénoménale, et tu subiras enfin la vraie crise de foie. Le reste viendra tout seul. La maquilleuse vient l’aider à se relever. Ils me laissent seul, encore à genoux, à quelques centimètres de la table couverte de chocolats. Je regarde à gauche, à droite, puis je m’exécute. Je m’enfile les chocolats à pleines poignées, jusqu’à ce qu’il ne reste presque rien. C’est précisément à cet instant que le producteur, qui passait par là — par hasard — pousse un cri d’orfraie en me voyant, le menton dégoulinant de chocolat, les mains poisseuses. Je suis viré sur-le-champ. En quittant le plateau, honteux, je croise le regard de Salvador dans la glace de maquillage. Ses moustaches forment un joli « 11h11 ». Sans se retourner, il me fait un petit geste de la main. Dehors, dans la rue, je me sens idiot. Je suis couvert de chocolat, ruiné. J’avais tant misé sur ce petit rôle de figurant. Tous mes plans viennent de tomber à l’eau. Chez moi, Grand-mère m’attend dans le grand hall. En me voyant arriver si tôt, elle sourit. — C’est déjà fini ? Alors, te voilà riche ? Puis elle aperçoit ma veste, couverte de taches de chocolat. Son sourire s’efface instantanément. La fureur monte, comme d’habitude. — Mais quel petit salaud ! Une veste toute neuve ! L’apothéose ne tarde pas : l’assistante de production surgit, visiblement là pour s’assurer que je ne remette pas les pieds sur le tournage, et raconte mes exploits chocolatés. Grand-mère, au milieu du hall, hurle : — Il a le diable dans la peau, ce gamin ! C’est toute l’histoire de ma vie. J’ai dix ans, mais j’ai déjà compris l’essentiel : rien ne tourne jamais comme prévu. Pourtant, je passe mon temps à l’oublier, parce que, justement, je n’ai que dix ans. Ce jour-là, je prends une décision capitale : je ne ferai plus jamais de plans. Chaque fois que j’en fais, ils nourrissent une avidité insupportable en moi, une urgence. Et au moment où je vais enfin pouvoir saisir la queue du miracle, il disparaît en rigolant, me laissant pantois comme le bon gros nigaud que je suis. Dans mes rêves, c’est pareil. À dix ans, je fais déjà des rêves érotiques. Des femmes aux seins affolants, des madones charnues aux culs monumentaux, comme des Vénus préhistoriques. J’ai feuilleté tous les magazines, toutes les encyclopédies possibles pour nourrir mon imagination. Mais toujours, au cœur du rêve, au moment où la réalité crue est sur le point de se révéler, tout s’évanouit. Et je me réveille, idiot, dans la tiédeur des draps. Rien de bien différent de ma vie éveillée. Plus tard, Pablo, frère de Salvador, m’offre une clé : — Je ne fais pas de plans. Je ne cherche pas, je trouve. Nous sommes ensemble dans un vaisseau en route pour Orion. Par le hublot, j’aperçois Alnitak, Alnilam, Mintaka : les trois étoiles de la ceinture du Chasseur. Leur lumière m’évoque les panneaux familiers d’une sortie d’autoroute. À chaque voyage, je revis une sorte de purification intérieure. Nous nettoyons notre ignorance terrestre, comme des plongeurs en décompression. Quand nous atterrissons, tout change. Ceux que je croyais connaître ne sont plus les mêmes. Moi non plus. Je retrouve mes « frères », des êtres lumineux qui, comme moi, ont transcendé leur mémoire terrestre. La lumière ici est immense, écrasante. Tout en moi vibre d’une joie insoutenable. C’est alors que la lumière se trouble, et qu’un éclat plus intense encore traverse le ciel. L’Archange Saint-Michel apparaît. S’il y a un plan dans cette galaxie, c’est lui qui le détient. Et soudain, je comprends : le plan universel ne se cherche pas, il se vit. Il surgit de l’ensemble, du Tout, et non du « moi ». Mes doutes, mes hésitations, tout ce que j’étais sur Terre s’évanouit. Je fais partie de Saint-Michel, comme une cellule dans un grand corps, et je suis traversé d’un amour pur. Je n’ai jamais eu besoin de faire de plan. Le plan était là, depuis le début.|couper{180}

Carnets | avril 2022

2 avril 2022

L’évidence est souvent ce que nous ne voyons pas. Cette phrase t’agace déjà, n’est-ce pas ? Parce qu’elle te semble banale. Mais réfléchis un peu à cette idée de banalité. Qu’est-ce qui te pousse à vouloir tout rendre banal ? N’as-tu jamais remarqué que la banalité naît d’un manque : un manque d’attention, un manque d’approfondissement ? C’est toi qui décides de ce qui doit être ordinaire. Et à force de te jeter à corps perdu dans la quête du nouveau, du singulier, tu finis par banaliser ce qui t’entoure : les êtres, les choses, et même toi. Ce n’est pas un hasard si cette dynamique te fait sombrer dans un déséquilibre entre le temps et l’espace. Une faille que d’autres ont creusée avant toi. Tu t’abandonnes, sans résistance, au cycle mécanique des jours, et cette passivité t’enferme dans une prison. Tu te mets à appeler cette prison ta vie, ton quotidien. Mais regarde-la en face : cette existence figée, ce programme implanté, cette cage mentale n’a rien de banal. C’est une tragédie. Au début de ton existence, tu as cru vivre un miracle. Mais ce miracle s’est effacé, éteint comme un feu qu’on n’a pas nourri. Alors, tu cours après lui, tu te débats, tu cherches à le retrouver intact. Et ce faisant, tu le recouvres de nostalgie et de regrets. Tu t’enfonces dans une sensation de vide glacé, une répétition sans fin. Puis, un jour, tu te résignes. Tu te dis que c’est ainsi, qu’on n’y peut rien. Et voilà : tu t’ennuies. Ton esprit devient cette boue où tout se mélange, où tout s’effondre. De cette boue surgit un golem : une chose informe, sans âme, une caricature de toi-même. Ce golem, d’autres s’en serviront. Peut-être toi aussi. — Mais qui sont ces « autres » ? ai-je demandé à Maria. Elle a levé les yeux vers moi et j’ai senti ce malaise sourd, cette conviction qu’elle était folle. Complètement folle. — Tu crois que je délire, hein ? a-t-elle répondu, comme si elle lisait dans mes pensées. Elle s’est mise à sourire. Et là, j’ai vu autre chose. La femme que j’avais toujours voulu voir. Cette femme qui, d’un simple sourire, m’a fait sourire à mon tour. Ce jour-là, nous avons marché longtemps au bord du fleuve. C’était l’automne 1978, l’année de mes dix-huit ans. Un âge où l’on croit encore que tout est à portée de main, même si tout semble nous échapper. Je ne sais pas si ce que je ressentais pour Maria relevait du désir ou d’un sentiment plus profond. Peut-être était-ce seulement mon obsession de vouloir combler le vide. Quand je m’en souviens, une galaxie de sentiments confus m’envahit encore aujourd’hui. Un tourbillon de honte, de culpabilité, de manque de confiance en moi. Ce soleil noir autour duquel gravitait toute ma jeunesse. — Écoute ton cœur, m’avait-elle dit ce jour-là, avec douceur. Je m’étais confié à elle, presque malgré moi. Mes plus grandes craintes, mes doutes, je les lui avais livrés, pieds et poings liés. Mais ce n’était pas un geste noble. Pas du tout. C’était un test. Je voulais savoir si je pouvais vraiment faire confiance à quelqu’un. À elle. Mais cette phrase — « écoute ton cœur » — m’a laissé froid. Elle m’a paru banale, comme une rengaine entendue mille fois. Maria n’avait rien à m’apprendre. Pas de clé magique, pas de révélation. Je me souviens de ma déception. Une fois ces mots prononcés, je me suis refermé. Ma solitude, ce cachot où je m’enfermais moi-même, reprenait le dessus. Et Maria a disparu. La nuit est tombée brutalement. Je suis resté seul sur la berge, entouré par une obscurité totale. Je n’y ai pas prêté attention au début. La nuit, c’est banal, non ? Mais ce n’était pas une nuit ordinaire. C’était un vide complet. Pas un seul réverbère, pas une lueur. Puis j’ai compris. J’étais devenu aveugle. Je me suis assis, pris de vertige. Tout était encore là : les rires, les disputes des passants. Je les entendais. Mais je ne voyais plus rien. Alors, j’ai levé les yeux vers le ciel. Et c’est là qu’elles sont apparues : des étoiles. Des milliards d’étoiles, plus vives, plus réelles que jamais. Quelque chose s’est produit. Une relation, une connexion. Les étoiles m’appelaient, me reconnaissaient, comme si elles me rendaient un morceau oublié de moi-même. Et puis j’ai décollé. Mon corps est resté en bas, mais mon esprit s’est élevé. Paris est devenue une tache de lumière, puis une bille sur la Terre. Et la Terre elle-même n’était plus qu’un point dans l’univers. Une musique m’a enveloppé. La voix de Maria. Ou était-ce la mienne ? Alors, j’ai compris. Ce que j’entendais, ce que je sentais, ce n’était rien d’autre que le son de mon propre cœur.|couper{180}

Carnets | avril 2022

12.Pourquoi je ne fais jamais de plan

La nébuleuse d’Orion sondée en profondeur avec la caméra HAWK-1 du VLT, au Chili. © ESO, H. Drass et al. — Tu ne jures que par le hasard me dit Salvador mais que sais-tu du hasard ? Es-tu vraiment certain qu'il s'agisse vraiment du Grand Hasard horloger de l'Univers ou bien du petit hasard que tu fabriques continuellement à ta propre sauce ? Il me fait peur Salvador. Il a des sorties imprévisibles qui me glacent le sang tout à coup. On s'est rencontrés sur le plateau de tournage de la pub pour le chocolat d'une grande marque. Il a été un très grand peintre, le meilleur de son temps ajoute t'il avec son accent rigolo. Au début je crois qu'il plaisante et qu'il faut tout prendre au 3ème degré. C'est exactement là qu'est mon erreur. Quand Salvador Dali dit quelque chose c'est Dieu qui s'exprime par sa bouche. Et si tu n'as pas cette foi là tu ne peux rien comprendre, et surtout pas au fait de te retrouver ici sur ce plateau de tournage. C'est dur d'avoir la foi. Probablement parce qu'on ne peut pas le décider. Je veux dire on ne peut pas arriver ainsi un beau matin en se disant aller aujourd'hui je vais avoir la foi. Ca ne fonctionne pas du tout comme ça. —Agenouille-toi à coté de moi et prions ensemble me dit-il. Je vois ses moustaches remonter de chaque coté de sa bouche comme s'il essayait de sourire. Mais Salvador Dali ne sourit pratiquement jamais, il laisse ses moustaches créer l'impression d'un sourire. — Petit homme il faut que tu t'empiffres de ce chocolat posé sur la table, que tu en avales une quantité incroyable, et là enfin tu subiras la vraie crise de foie. Le reste viendra tout seul comme ça doit venir. Puis la maquilleuse aide Salvador à se relever et ils me laissent seul encore à genoux, pas loin de la table où sont étalées les confiseries. Je regarde à gauche, puis à droite et je suis son conseil. Je m'enfile des chocolats à la pelle. Tellement qu'il ne reste presque rien sur la table. Sur quoi le producteur passant justement là (par hasard) pousse des cris d'orfraie en me voyant avec du chocolat me dégoulinant sur le menton et plein les mains encore. Viré, je suis viré séance tenante. C'est à ce moment là que je croise le regard de Salvador dans la glace de maquillage. Ses moustaches dessinent un joli 11h11. Et il me fait un petit geste de la main sans se retourner. Je me retrouve dans la rue comme un idiot. J'avais tiré plein de plans sur la comète avec l'argent que j'allais gagner grâce à mon rôle de figurant dans ce clip. Tout est désormais tombé à l'eau. Grand-mère est dans le grand-hall et m'attend. Elle est surprise de me voir déjà arriver. — c'est déjà fini elle dit en me souriant, alors ça y est te voilà riche ? Puis elle voit les tâches de chocolat sur la jolie veste qu'elle a achetée pour l'occasion. Et elle se fâche avec une rapidité dont elle est coutumière du fait. Mais quel petit salaud je n'y crois pas, une veste toute neuve. L'apothéose ne tarde pas lorsque l'assistante de production qui me suit de près sans doute pour être certaine que je ne revienne pas lui confie mes méfaits. — Mais il a le diable dans la peau ce gamin hurle grand-mère au beau milieu du grand hall. C'est toute l'histoire de ma vie. J'ai dix ans et j'ai déjà compris l'essentiel. Sauf que je passe mon temps à vouloir l'oublier, car justement je n'ai que dix ans. Mais tout de même je prends une décision importante ce jour là. Je décide de ne plus faire de plan. Car tous les plans que j'ai toujours échafaudés jusque là ne m'attirent jamais rien de bon. En fait j'aperçois à chaque fois la possibilité qu'un miracle surgisse et plus je m'en rapproche plus je sens mon avidité grandir , comme une urgence dira t'on. Et bien sur au moment même où je vais enfin pouvoir saisir la queue fine du miracle, celui-ci se carapate en rigolant. Et me laisse totalement pantois comme un bon gros nigaud que je pense toujours être. Exactement pareil dans mes rêves. J'ai dix ans mais je fais beaucoup de rêves érotiques. Des femmes splendides à la poitrine affolante, des madones extrêmement charnues dont j'imagine les nichons comme des sources lactée intarissables. Et des culs prodigieux comme des vénus préhistoriques. J'ai feuilleté quantité de magazines et d'encyclopédies rien que pour me crever les yeux avec de telles images. Mais toujours au sein même du rêve au moment de voir enfin la réalité crue si je puis dire, tout s'évanouit et je me retrouve comme un idiot dans la tiédeur des draps. Rien de bien différent dans la vie de tous les jours finalement. C'est Pablo qui me donne la clef du problème des années plus tard, durant un voyage semblable à celui que nous effectuons une nouvelle fois ensemble aujourd'hui. Il a presque le même accent que Salvador ce qui n'est pas étonnant puisqu'ils sont frères. Ils me disent aussi que je suis leur frère mais bien sur je n'en crois pas un mot. D'ailleurs la preuve, lorsque je parle je n'ai pas d'accent. — Moi non plus m'avoue Pablo je ne fais pas de plan. Je ne cherche pas, je trouve ! Et des seins et des culs j'en trouve quand je veux vois-tu ajoute t'il en clignant d'un œil. Nous sommes en train de patienter dans la coursive du grand vaisseau qui nous emporte vers Orion, et j'en profite pour revenir à certaines mémoires comme nous le faisons quasiment tous ici. C'est une sorte de processus de décompression comme en connait le plongeur en apnée. On ne peut pas arriver aux abords d'Orion sans s'être un peu nettoyé de nôtre ignorance crasse terrestre. Par un des hublots j'observe l'espace intersidéral. Déjà au loin je peux voir les trois étoiles qui constituent la ceinture du Chasseur Alnitak, Alnilam et Mintaka me font à chaque fois exactement le même effet que lorsque je suis sur terre que je reviens de voyage et que j'aperçois le panneau familier d'une sortie d'autoroute. Mon regard remonte et j'aperçois les épaules d'Orion, constituées par Bételgeuse l'énorme qui va bientôt exploser en super nova et Bellatrix plus fine. — Nous arriverons bientôt, pile à temps pour la réunion me confie Maria qui est là tout près de moi. Je tourne mon visage vers elle délaissant l'orgueilleux Orion. —Ecoute les chiens nous reconnaissent de loin me dit-elle et je comprends qu'elle parle des deux chiens d'Osiris Orion dont le plus grand semble tenir dans sa gueule l'étoile la plus brillante de notre ciel : l'étoile Sirius. Je ne sais plus combien de fois j'ai déjà effectué ce voyage. Peu à peu ce sentiment familier balaie tout de mon ancien oubli. Au moment où nous atterrissons , l'homme que j'ai crû être n'est plus. De même que tous mes compagnons ne sont plus ceux que j'imaginais qu'ils étaient quelques instants encore auparavant. C'est l'unique planète connue pour son orbite circumternaire, sa rotation s'effectue autour de trois étoiles cependant que lorsqu'on regarde le ciel on n'en voit toujours que deux. Ce qui rend sa surface déjà extrêmement lumineuse ainsi que les êtres qui la peuplent. Ils sont nos frères dont je dois taire le nom pour le moment. Le danger est toujours là, il ne cesse de nous accompagner, la vigilance est de mise, une fois que nous avons recouvré toute la mémoire de qui nous sommes nous réapprenons aussi à vivre avec cette certitude. Ceux que l'on nomme habituellement les dracos, les reptiliens sur la Terre possèdent une puissance mentale extraordinaire. D'ailleurs ils nous pistent sans relâche grâce à certains implants qui sont logés depuis la nuit des temps dans ce que nous appelons la partie reptilienne de notre cerveau. Ces implants sont destinés à créer et maintenir la peur de l'environnement, au début à des fins purement pratiques pour que nous ne nous autodétruisions pas. C'est une sorte de soupape de sécurité si l'on veut pour maintenir une machine en bon ordre de marche. Grace à la peur nous avons pu survivre dans un univers souvent hostile, puis une fois la planète terre totalement conquise, nous avons été conduits à retourner la peur contre nous-mêmes au profit de ceux qui sont toujours cachés sous les apparences et qui gouvernent désormais tant de mondes. Presque au même moment où nous touchons le sol une immense joie m'envahit, elle est si forte que j'ai du mal à conserver l'équilibre. Je titube un peu. Et ces signes aussi me redeviennent soudain familiers je sais que mon frère arcturien n'est pas loin. Benoit d'ailleurs me salue au même moment que je pense à lui. Et il m'appelle par mon vrai prénom que je ne donnerai pas ici pour des raisons de sécurité évidentes. Salvador Dali non plus ne se nomme pas ainsi. Pas plus que Pablo Picasso. Il n'y a que Maria qui reste toujours Maria. L'équipe terrienne est presque là au grand complet arrivée avec d'autres vaisseaux. Nous sommes des milliers, une armée vraisemblablement. De grandes choses doivent être en train de se fomenter dans l'univers car je reconnais les visages de nombreux frères venus de mondes lointains. Une lueur au dessus de nos têtes nous obligent tous à la relever. Une lueur qui arrive de plus en plus rapidement et qui semble tout à coup faire pâlir la lumière déjà extrêmement forte qui nous entoure. Saint-Michel archange ne se déplace jamais sans raison. Et si quelqu'un peut avoir un plan dans cette galaxie, nul doute que ça ne peut-être que lui. C'est exactement à ce moment là que je m'aperçois à quel point j'ai foi en l'archange et que mon incarnation sur terre avec ses doutes, ses certitudes, se hésitations continuelles ne sont là que pour mieux renforcer l'amour que j'éprouve pour cet être. Je ne suis qu'une toute petite partie de lui. Un peu comme si j'étais une simple cellule de mon propre corps. Mais j'éprouve un amour incroyable, j'ai envie de danser tout à coup en éprouvant la vie qui m'anime tout comme elle anime le corps de mes frères et sœurs, de Saint-Michel lui-même. Je comprends ma réticence à ne pas vouloir faire de plan au delà de toutes les histoires que je me suis inventées pour parvenir à cette révélation. Car le plan vient de l'ensemble du corps tout entier et de l'instant présent. De la façon dont le corps tout entier décide d'agir au présent. Et cette décision est toujours d'autant plus parfait qu'elle provient de Soi et non de « moi ».|couper{180}

Carnets | avril 2022

1 avril 2022

Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Pourquoi l’être plutôt que le néant ? Ces questions me hantent. Aujourd’hui, je suis au bord de l’Oise. Le fleuve charrie un passé boueux, tandis que des déchets, amassés sur ses berges, me rappellent une vérité brutale : tout ce qui vit finit par pourrir, se désagréger. Une nausée soudaine m’assaille, comme un coup porté à la partie reptilienne de mon cerveau. Ces attaques sont devenues plus fréquentes à mesure que j’affûte l’art de me poser des questions. C’est comme si je m’approchais d’une zone interdite, un sanctuaire caché, une sorte de zone 51 enfouie dans les méandres de mon esprit. Les gardiens de cette zone ne se montrent qu’au dernier moment : surgissant de l’ombre, ils déploient des queues tranchantes comme des lames de rasoir. Ce sont des monstres, invisibles et menaçants, veillant sur mes pensées profondes. Ces créatures, je les vois partout. Elles sont dans les eaux opaques de l’Oise, dans l’écume sale qui recouvre ses rives. Elles se tiennent en embuscade, là où, enfant, je croyais encore que la pêche était un acte d’innocence. Mais ici, dans ces flots huileux troublés par les péniches, il n’y a plus rien à attraper. Si la vie existe sous cette surface, elle appartient à des formes monstrueuses qui ne ressemblent en rien à la simplicité des poissons de mon enfance. J’ai l’impression d’avoir rétréci depuis le déménagement. Les repères tracés au crayon sur le chambranle d’une porte contredisent pourtant cette impression. Mais quelque chose de moi s’efface. Je ne possède plus qu’un souvenir vague, une braise mourante, fragile et mécanique. Elle contient les ruines d’un infini que je suis condamné à oublier. En cette année 1969, personne ne parle encore de « la loi de l’attraction ». Ce n’est pas une mode, pas encore. Et pourtant, j’ai rapidement compris que cette idée — demander à l’univers et recevoir — n’était qu’un piège. Chaque fois que j’ai formulé un désir, l’univers a répondu, mais toujours avec des conséquences inattendues, souvent cruelles. J’ai été riche, j’ai été pauvre, heureux, malheureux, tour à tour et parfois simultanément. À chaque demande, une pièce manquait : quelque chose d’essentiel échappait toujours. Je réalise aujourd’hui que ce n’est pas l’univers que je dois tenter de modifier, mais moi-même. J’ai neuf ans. Une canne à pêche dans une main, des bottes trouées, et cette conviction simple qu’un enfant peut attraper un poisson s’il en a envie. Mais cette journée au bord de l’Oise sera la dernière où je renouvellerai ce désir. Je comprends soudain que je ne suis qu’un petit point perdu dans un vaste ensemble. À neuf ans, je pressens qu’il me faudra traverser des enfers pour comprendre mes choix. L’entrée au collège cette même année me confirme cette intuition. L’homme marche sur la lune, et moi, je franchis le portail d’une autre planète : le collège. Je suis pétrifié. Ma mère me dépose devant les grilles en me rassurant avec des phrases convenues : « Ça va aller, tu es un grand. » Mais en vérité, elle est surtout pressée de repartir, car elle a mal garé sa 4L. J’ai peur de disparaître, de me liquéfier en passant le seuil de cette prison déguisée en école. Alors, je récite un Notre Père, en silence. C’est ma bouée. Encore aujourd’hui, soixante ans plus tard, cette prière me revient quand je suffoque, quand je me sens réduit à une tache humide au sol. La professeure de mathématiques de cette époque reste gravée dans ma mémoire. Elle avait une manière étrange de s’humecter les lèvres toutes les cinq minutes. Ça me terrifiait. Sa gentillesse était factice, une façade. Et puis, il y avait ce mot qu’elle aimait tant utiliser : « ignobles ». Elle nous qualifiait ainsi, nous, enfants de neuf ans. Est-ce qu’un adulte peut prononcer un tel mot sans une intention fondamentalement mauvaise ? Évidemment, on se moquait d’elle. Dès qu’elle tournait le dos, nous répétions en détachant bien les syllabes : « I-G-N-O-B-L-E-S ». Elle se retournait brusquement, sa langue pointant hors de sa bouche pour mouiller ses lèvres sèches. Rires et tremblements. Cette femme, avec son rôle d’antagoniste, a marqué mon film. Elle m’a barré la route des mathématiques, mais peut-être était-ce écrit dans le script de mon histoire. Des années plus tard, alors que j’avais seize ans, je l’ai vue sous un jour différent. Je chantais à une fête, accompagné de ma guitare. Elle était assise au premier rang, entourée de collègues. Ses lèvres n’étaient plus sèches, son visage semblait apaisé. Un homme, peut-être son mari, lui tenait la main. Ce détail m’a ému. Je l’ai vue sourire. Et moi, j’ai chanté plus juste, comme si ce moment m’avait libéré d’un poids. Les monstres de mon enfance, ces serpents gardiens, ne m’ont jamais vraiment quitté. Ils incarnent mes peurs, mes limites, mes épreuves. Pour amadouer l’un d’eux, j’ai même sacrifié la vie d’un oiseau, un acte lâche que je regrette encore aujourd’hui. Mais ce sacrifice m’a permis de franchir une étape : entrer dans un nouvel ordre, une guilde dont je suis devenu membre à mon insu, comme tant d’autres de ma génération. Je me souviens encore de Maria, cette femme mystérieuse qui nous a donné notre mission. Sa voix était rauque, brisée par la fumée de ses cigarettes. — Vous êtes l’équipe au sol, mes chéris. Il n’y aura pas de renforts. Selon les préceptes intergalactiques de non-ingérence, c’est à vous de jouer. Souvenez-vous de ceci : la nécessité de l’infini repose sur votre capacité à le nourrir avec la flamme du fini. Nous avons répété en chœur le mantra sacré : « Il n’y a pas d’infini, il n’y a que la nécessité de l’infini que l’on nourrit à la flamme du fini. » Et depuis, je continue d’avancer.|couper{180}

Carnets | avril 2022

Au bord de l’Oise

Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? De l'être plutôt que du néant seulement ? Lorsque je prends conscience de ces questions, je suis au bord de l'Oise et je remarque que quantité de déchets jonchent les berges du fleuve. J'en suis malade presque aussitôt. Une attaque de la partie reptilienne du ciboulot. D'ailleurs ces attaques sont de plus en plus fréquentes au fur et à mesure que je m'améliore dans l'art de me poser des questions. Comme si j'atteignais une zone protégée, une sorte de zone 51 du cylindre. Mieux gardée que le palais de Buckingham. Les gardiens sont invisibles jusqu'au dernier moment, lorsqu'ils surgissent de n'importe où et soulèvent leurs gigantesques queues munies d'un os tranchant comme la lame d'un rasoir. J'essaie de pêcher dans l'Oise comme je le faisais dans le Cher. En vain. Car bien que les eaux ici soient tout aussi boueuses, leur opacité huileuse, provenant des péniches incessantes qui passent à l'horizon, ne semble pas recouvrir la vie telle que je l'ai autrefois connue. S'il y a de la vie sous cette surface puante, elle doit appartenir à des monstres hostiles semblables en tous points à ceux qui me barrent l'accès à toutes les mémoires semées par mon moi du futur. J'ai l'impression d'avoir encore rétréci depuis le déménagement, alors que les repères visuels que l'on marque au crayon sur le chambranle d'une porte paraissent contredire cette impression. Je ne possède plus que le fantôme d'un souvenir vague, une braise que je tente d'entretenir déjà trop mécaniquement, et qui contient les ruines d'un infini que j'oublie progressivement, que je dois probablement oublier. On ne parle pas encore de la loi de l'attraction en cette année 1969. Ce n'est pas un phénomène à la mode. Mais j'ai déjà tiré un trait sur celle-ci en ayant exploré en un clin d'œil la plupart de ses biais. Pourquoi changer d'égo ou d'univers ? Car évidemment cette loi possède un second effet Kiss Cool, comme toute loi. À chaque fois que j'ai voulu attirer quoi que ce soit en effectuant une demande à l'univers, il a répondu à ma demande. Sauf que la conséquence de cette demande et de cette réponse implique bien autre chose qu'une simple satisfaction, souvent éphémère d'ailleurs. J'ai été immensément riche, j'ai été immensément heureux, et pauvre et malheureux, à la fois tour à tour et simultanément. C'est-à-dire que tout ce qui ne répond pas au plan imaginé par l'être que je suis pour propulser l'avatar vers sa mission me passe systématiquement sous le nez. Sinon je ne peux plus maintenir l'illusion. Sinon l'avatar n'est plus le même avatar ou le film n'est plus le même film. Que puis-je vraiment modifier pour bénéficier à nouveau de la magie qui s'évanouit déjà peu à peu ? Et dans quel but surtout ? Ai-je d'ailleurs un vrai but ? À neuf ans, j'arrive ainsi avec ma canne à pêche sur les berges du fleuve noir, et c'est la dernière fois de mon enfance que je renouvelle le désir d'attraper des petits poissons dans les vastes profondeurs. Je comprends soudain que j'ai déjà choisi quelque chose une bonne fois pour toutes et qu'il me faudra traverser l'enfer, rien de moins, pour parvenir à comprendre mon choix. Et que ma seule issue, s'il y en a une possible, ce n'est pas de changer mon univers, mais de me changer moi. Pour devenir qui ou quoi, je ne le sais pas. Rien n'est là pour me guider a priori. Je viens de me perdre dans l'espace et le temps. L'entrée au collège est un jour effrayant. La même année où l'homme marche sur la lune, je me retrouve à la queue leu leu devant le grand portail qui s'ouvre soudain sur une incarcération vers laquelle les parents nous poussent gentiment, agacés par nos peurs, notre appréhension qu'ils dissimulent par des mimiques, des phrases consacrées. -- Ça va aller, tu es un grand, me dit ma mère, en me laissant planté là car elle a mal garé sa 4L. J'ai l'impression que je vais me liquéfier en passant le portail ; il ne va plus rien rester de moi qu'une tache humide au sol. Alors je récite le Notre Père. C'est la seule chose que je peux faire quand rien ne va plus. Demander la protection de l'amour infini à chaque fois que je suffoque, que je m'éteins comme si j'allais mourir. J'ai cette présence d'esprit encore aujourd'hui, soixante ans après mon entrée en classe de sixième. Cette modestie me vient d'ailleurs. Elle est là depuis toujours je crois, bien que parfois je ne l'aie pas nommée ainsi. Il est arrivé tellement de fois où j'ai confondu modestie et ignorance, modestie et bêtise, modestie et naïveté, modestie et orgueil. Et par chance j'ai bénéficié des meilleurs professeurs dans les matières que je préférais, ce qui me permit de faire des progrès en français et en anglais. Dans les langues surtout, et seulement maintenant que j'y repense. La professeure de mathématiques s'humecte les lèvres toutes les cinq minutes. Elle me flanque la pétoche, ce qui fait que je n'arrive pas à me concentrer. De plus sa gentillesse est totalement factice, je le sens. Elle est capable d'utiliser soudain des mots désagréables pour qualifier qui nous sommes. J'ai retenu le mot ignoble par exemple. Est-ce que l'on peut dire un tel mot à des gamins de neuf ans sans une intention fondamentalement mauvaise ? On se fout d'elle évidemment en l'imitant aussitôt qu'elle se retourne. I G N O B L E S On détache bien les lettres pour que l'effet soit maximum. Elle fait volte-face, et on voit sa langue sortir de sa bouche pour humecter ses lèvres sèches. Rires et tremblements. Cette femme fait partie du film au même titre que tous les personnages. Son rôle était sans doute de m'empêcher d'aimer les mathématiques. C'était le script et je l'ai de mon côté exécuté à la lettre. Il m'arrive parfois de repenser à elle. Notamment des années plus tard après ces événements, j'avais seize ans désormais et je chantais à l'occasion d'une fête en m'accompagnant de ma guitare. Elles étaient plusieurs parmi les professeurs que j'avais connus, assises devant moi au premier rang. Je les voyais échanger des propos vraisemblablement à mon sujet tout en hochant la tête. Elle n'était plus la femme serpent, elle s'était adoucie, peut-être avait-elle décidé de devenir humaine elle aussi, à moins que ce ne fût ma propre métamorphose que je projetais sur l'écran de mon propre cinéma. Enfin le fait est qu'à cet instant je la vis sourire, ses traits étaient apaisés, elle n'avait plus les lèvres sèches, il y avait même un homme près d'elle qui lui tenait la main. Ça m'a donné du cœur au ventre comme on dit, comme si soudain j'avais été libéré d'un sacré poids. J'ai chanté probablement encore plus juste que jamais à partir de cet instant-là. J'avais traversé déjà bien des cercles de l'enfer à l'âge de seize ans. J'avais sacrifié la vie d'un oiseau pour assouvir la soif du serpent, l'amadouer et ainsi, par cette preuve de lâcheté avérée, j'avais su obtenir l'autorisation de pénétrer, le cœur lourd, à l'intérieur de ses lignes. C'est ainsi que je fus recruté par la guilde comme agent double, comme tant d'autres jeunes gens de ma génération. On nous rappela alors notre mission. Je me souviens encore de la voix un peu éraillée de cette femme qui allait devenir à la fois ma sœur, ma compagne, mon amante : Maria. Elle fumait énormément ce que je crus être tout d'abord d'énormes joints de marijuana. -- Vous êtes l'équipe au sol, mes chéris, il n'y aura pas de renforts, nous n'en avons pas les moyens selon les préceptes intergalactiques de non-ingérence. C'est à vous de jouer désormais et souvenez-vous de la nécessité de l'infini. C'est en achevant jusqu'à la fin la mission que vous répondrez au mieux à cette nécessité. Et tous en chœur nous prononçâmes alors le mantra sacré : « Il n'y a pas d'infini, il n'y a que la nécessité de l'infini que l'on nourrit à la flamme du fini. »|couper{180}