Fragment 1 – Le Fouet

Il y a deux manières de châtier. Pour enseigner ou pour punir.

Mais comment savoir ce que veut celui qui tient le fouet ? Qui guide sa main ? Une intention supérieure ? Une colère mal contenue ? Un amour déguisé ?

Je sirote mon café en me répétant ce vieux dicton : Qui aime bien, châtie bien. Mais à quel point peut-on aimer pour vouloir châtier ?

Je regarde les gens autour de moi. Ils rient, parlent, gesticulent, plongés dans leur quotidien comme s’il allait durer toujours. Moi, je n’y crois pas. J’ai l’impression que tout recommence sans fin. Toujours ce cycle. Ruines, renaissances, ruines à nouveau.

Bereshit. Un nouveau commencement.

Et pourtant, je sens que quelque chose m’attend au bout du chemin. Une main levée. Un fouet prêt à frapper.

Fragment 2 – Maria

Maria tripote sa paille, perdue dans ses pensées. Nous sommes attablés au Mabillon après une promenade au Jardin du Luxembourg. La lumière du soleil de mars danse sur son verre de limonade.

— Tu as exactement le profil, dit-elle soudain en plantant son regard dans le mien.

Je reste stoïque. Maria aime tester mes réactions, et je me suis juré de ne plus la laisser m’ébranler. Pourtant, elle me connaît trop bien.

— Tu te prends pour Bashô ? ricane-t-elle en voyant ma façade impassible.

— Non, Tchouang-Tseu, dis-je avec un sourire forcé. Mais tu as raison, j’ai rechuté.

Elle rit, mais son rire s’éteint vite.

— Écoute-moi bien. Les lézards s’agitent. On ne sait pas pourquoi, mais ça devient sérieux. Ils préparent quelque chose. Une manipulation d’une ampleur qu’on n’a jamais vue.

— Les lézards, Maria ? Sérieusement ? Et leur "Nouvel Ordre Mondial" ?

Je cherche dans son regard un signe de plaisanterie. Rien. Juste cette intensité qui la caractérise.

— Ce n’est pas une blague, souffle-t-elle. Les Américains et les Russes se sont alliés, crois-le ou non. Une alliance secrète pour déclencher un conflit global.

Je la dévisage. Maria parle rarement à la légère, mais cette histoire me semble absurde.

— Et tu veux que je crois que des dirigeants incapables de gérer leurs propres pays orchestreraient un complot mondial ?

Elle secoue la tête.

— Ils ne sont que des pions. Des pantins manipulés. Et qui tire les ficelles ? Les lézards. Pas des hommes, pas des nations. Quelque chose de plus grand, de plus ancien.

Je ne réponds pas. À quoi bon ? Maria croit en ce qu’elle dit. Moi, je n’y crois pas encore.

Fragment 3 – La Mission

— Tu pars demain, dit-elle.

Je sursaute.

— En Pologne. Varsovie, pour être précis. Avec Pablo, Léo, Salvador, et Hildegarde.

Varsovie. La ville Phénix. Varsovie, la pécheresse et la sirène.

— Pourquoi Varsovie ? demandai-je.

Elle me sourit.

— Parce que c’est là que tout recommence toujours.

Fragment 4 – Mémoire : Juillet 2019

Les sirènes résonnent.
17 heures.

Le silence tombe sur Varsovie comme un couperet. Les klaxons s’éteignent, les conversations s’arrêtent. Et soudain, la ville entière est figée.

Je suis là, parmi eux. Dans ce moment suspendu où les vivants honorent les morts. Je ne suis pas polonais, mais en cet instant, je suis des leurs.

Et puis le chant commence. Des milliers de voix s’élèvent. La foule s’anime, applaudit, chante. Les larmes me montent aux yeux. Moi aussi, j’applaudis. Moi aussi, je chante.

En cet instant, je comprends. Je comprends ce que signifie lutter, même quand tout semble perdu. Août 1944. Vingt mille SS armés jusqu’aux dents contre cinquante mille insurgés. La ville en ruines, écrasée, mais pas brisée.

La liberté, l’indépendance, la justice. Voilà les sirènes de Varsovie. Leur chant n’a ni logique ni sens, mais il trouve sa place au fond de l’âme.

Fragment 5 – Maria, à nouveau

— Tu sais pourquoi tu dois y aller, murmure Maria.

Son regard a changé. Ses cernes apparaissent enfin, comme si son masque glissait pour révéler une fatigue immense.

— Tu es le pécheur, et tu dois entendre le chant de la sirène sans faillir.

— Pourquoi moi ?

— Parce que tu as une âme, dit-elle simplement.

Et elle rit. Nous rions tous les deux comme des enfants en train de fomenter une bêtise.

Fragment 6 – Varsovie : Le Recommencement

Bereshit.
Un commencement. Encore.

Je pense à tout ce que j’ai laissé derrière moi. À ce qui m’attend.

Je pense aux lézards, à Maria, à ses mots. À ce fouet invisible qu’elle brandit avec douceur.

Je pense à Varsovie, la ville du Phénix, qui renaît toujours des cendres, même quand tout semble perdu.

Et je me demande :
Vers quel amour, encore, faut-il se hâter ?