bouffées de clarté
Toujours en éveil, le mot bouffée revient tout à coup, probablement accroché encore à la journée d’hier où sortant dans la cour je levai les yeux au ciel qui venait d’être comme nettoyé de neuf par le vent. Une bouffée de clarté, j’ai alors pensé, comme un éclair de lucidité. Et tout de suite se sont enchaînés les instants semblables où j’avais ainsi levé la tête, éprouvé une sensation semblable. Il ne saurait y avoir de classement chronologique. ce n’est pas ça, c’est plus une idée de fil conducteur de l’éblouissement, un éblouissement du à un trop plein de clarté. Il serait sans doute utile de retrouver les contextes, les lieux, les êtres, les phrases prononcées et qui je n’en doute pas participent tous de la convergence d’un tel moment taxé de spectaculaire par la limpidité que j’y retrouve. Mais cela non plus serait probablement stérile, ce serait raconter des histoires. Une bien meilleure hypothèse serait celle d’un narrateur, un personnage renonçant systématiquement à décrire ou à vouloir expliquer ces infimes moments de grâce. Une forme d’avarice se mélangeant avec une pudeur augmentant au fil des années.
Pour continuer
fictions
L’ange rebelle
On dit qu’un ange n’accomplit pas deux missions. On dit aussi qu’il n’a pas de libre arbitre : il exécute, il transmet, puis il s’efface. Il ne discute pas. Il ne diffère pas. Il n’a pas ce luxe-là. Lui, au contraire, différait Il avait découvert, sans l’avoir cherché, que la honte avait un talent particulier : elle savait se déguiser en prudence. Elle se présentait comme une vertu — ne pas déranger, ne pas s’imposer, ne pas faire d’histoire — alors qu’elle n’avait qu’une idée : le retirer de la scène, le faire disparaître proprement, le rendre invisible. Il connaissait ce mouvement. Il l’avait pratiqué longtemps. L’effacement comme hygiène. L’exil comme solution. Il se disait : je suis de passage. Il se disait : je ne dois rien. Il se disait : ce n’est pas grave. Et ce “ce n’est pas grave” était la forme polie du pire. Cette semaine-là, pourtant, quelque chose avait tenu. Pas une résolution. Pas une conversion. Une manière de rester. Une perplexité active. Il aimait l’expression parce qu’elle ne promettait rien. Elle ne disait pas : je vais comprendre. Elle disait seulement : je ne vais pas fuir. Au lieu de chercher le sens, il cherchait la position. Où se placer pour ne pas mentir. Où se placer pour ne pas se sauver par une idée. Il s’installait dans l’entre-deux et il y restait, comme on reste debout dans un courant. Il répétait. Il reprenait. Il revenait. Ce n’était pas un art de conclure, c’était un art de maintenir. La clef était restée accrochée à son trousseau, au fond de la poche de son manteau d’hiver. Une clef gardée par mégarde. Une affaire insignifiante. On lui avait écrit : tu peux la rendre ? Il avait répondu : oui, bien sûr. Il l’avait pensé : demain. Et demain avait passé. Il avait pensé : la semaine prochaine. Et la semaine suivante avait passé. Chaque fois, la honte venait se glisser dans les interstices : ne pas y aller, ne pas affronter le geste, ne pas voir l’autre en face. Rien de tragique. Rien d’important. Et pourtant une résistance entière, compacte, comme si le monde se jouait dans ce métal. Il avait fini par comprendre ce qu’il redoutait. Accomplir la plus petite mission, dans son esprit, ce n’était pas “faire ce qu’il faut”. C’était se faire retirer du monde des vivants. Passer de la vie — avec ses retards, ses excuses, ses possibles — à une simple exécution. Une fonction. Un rouage. Une présence vague parmi d’autres présences vagues. Des milliers, peut-être des millions, toutes interchangeables, toutes occupées à des tâches minuscules, toutes définies par la même chose : leur insignifiance apparente. Il y avait là une terreur froide : rendre la clef, ce n’était pas rendre une clef, c’était accepter d’être quelqu’un qui rend des clefs. Et après ? Après il n’y aurait plus rien à tenir, plus de tension, plus de récit intérieur — seulement cette circulation d’actes sans épaisseur, la vie réduite à l’obéissance, l’existence à la liste. La perplexité active, cette semaine-là, lui avait servi à autre chose qu’à écrire. Elle lui avait servi à ne pas se raconter d’histoire. Il s’était observé résister, sans s’excuser. Il s’était observé dramatiser, sans s’y croire. Il avait vu la honte à l’œuvre, non pas comme une faute, mais comme une technique de survie : garder une clef pour garder une possibilité, garder une possibilité pour ne pas tomber. Il était resté là, devant cette mécanique, sans la casser, sans l’adorer. Il l’avait laissée tourner jusqu’à ce qu’elle s’épuise. Au bout du compte, il rendit la clef par un de ces concours de circonstances qu’on juge d’abord anodins. Une élève qu’il n’avait pas revue depuis des mois lui demanda, comme ça, si elle l’avait encore. Il alla dans le vestibule. Il fouilla les poches de son manteau d’hiver. Il sentit le trousseau. Il décrocha la clef. Il la tendit. La femme le remercia, la glissa dans son sac. Rien de plus. Une scène banale, sans relief. Il n’y eut pas de musique. Il n’y eut pas de phrase juste. Il n’y eut même pas, sur le moment, de panique. Il y eut un léger vide, comme après un bruit qui s’arrête. C’est en revenant dans la pièce que cela arriva. L’impression d’avoir été vidé de toute raison d’exister, simple, nue, sans justification. Il s’était souvent demandé si l’on serait en mesure, quelques jours avant l’arrivée de la mort, d’en éprouver la venue par des indices quelconques. Il avait imaginé ces indices : une confusion, une présence floue, une manière différente d’habiter les choses. Maintenant que la clef n’était plus dans sa poche, que le trousseau s’était allégé, il oscillait entre un soulagement et cette peur qui revenait au galop. Il eut envie de fuir, comme toujours. Fuir vers une explication. Fuir vers une morale. Fuir vers une grande mission qui recouvrirait la petite. Mais la perplexité, cette fois, resta active. Elle ne le sauva pas. Elle le retint. Elle lui dit : reste là. Reste dans ce vide. Ne le remplis pas. Ne l’appelle pas destin. Ne l’appelle pas maladie. Ne l’appelle pas révélation. Regarde ce que c’est : une clef rendue. Un trousseau allégé. Un homme qui tremble. Durant un moment, les murs de la pièce vacillèrent légèrement. Il eut un vertige. Il s’assit par terre, sans décision, comme on s’assoit quand on n’a plus d’appui. Il attendit que ça passe. Il attendit sans savoir ce qu’était, au juste, “passer”. Puis il sentit, très faiblement, quelque chose d’autre que la peur : le fait qu’il était encore là. Pas sauvé. Pas grandi. Juste là. Et que ce “là” — même réduit, même pauvre — valait mieux que l’effacement. **Illustration** L'ange déchu, Alexandre Cabanel 1823 - 1889|couper{180}
fictions
De passage
Il a travaillé là parce qu’il fallait travailler. Il n’y a pas de mystère. Le loyer, les factures, la base. Il se répétait ce mot, base, comme si ça suffisait à faire tenir le reste. Il prenait des boulots comme on prend un ticket : pour passer. Et dès qu’il avait deux heures, il allait se perdre dans les livres, comme si les livres pouvaient laver l’odeur de l’encre, comme si les livres pouvaient justifier le reste. Il lisait pour ne pas être là. Il travaillait pour avoir le droit de lire. Entre les deux, parfois, une femme. Deux. Une rencontre, une chambre, une parenthèse. Puis retour au train-train, ce mot qui dit bien ce qu’il dit : une ligne, un rail, un bruit. L’imprimerie était près d’une gare. Les gares, il les aimait et il les détestait. Elles donnent l’impression qu’on pourrait partir, qu’on part, qu’on est déjà parti. Il a mis un pied dans l’atelier et il a senti tout de suite ce qu’il allait sentir chaque jour : l’encre, le métal, le bruit des machines, et cette idée idiote et tenace dans sa tête : je vaux mieux. Il avait fait un peu d’études. Pas beaucoup. Assez pour se croire différent. Et ce “différent” devient vite “supérieur” quand on a peur. Il avait peur de ressembler à ces hommes-là. Il les regardait travailler, les mains noires, les gestes sûrs, et il se disait qu’il n’était pas comme eux. Il se disait qu’il était de passage. Il se disait que son avenir serait forcément meilleur. Il ne le disait à personne. Il le gardait serré, comme une pièce chaude dans la poche. Et c’est de ça qu’il a honte aujourd’hui : non pas d’avoir été accueilli, mais d’avoir pris l’accueil sans s’y tenir. Accueilli comme on accueille un blanc-bec. On lui montrait comment faire. On lui expliquait sans condescendance. On lui donnait une place, provisoire mais réelle. Et lui, au lieu de recevoir cette place, il la tenait à distance, comme on tient un outil qu’on n’a pas l’intention de garder. Il y avait un homme, un peintre de lettres, un spécialiste des mots sur les surfaces. Ça lui plaisait, ce métier-là : écrire sur du dur, faire tenir une phrase sur une tôle, faire tenir un nom sur une vitrine. L’homme était vieux, ou du moins il lui paraissait vieux, avec cette lenteur dans les gestes qui vient quand on a fait le même geste mille fois. Il parlait souvent des femmes africaines, des antillaises. Il parlait des formes, et il le faisait comme on récite un inventaire qu’on ne veut pas perdre. Il n’était pas vulgaire. Il n’était pas discret non plus. Il avait une façon de regarder qui ne demandait pas la permission. Parfois il disait un mot qui n’allait pas là, un mot trop grand pour ce qu’il regardait. Un soir, il a dit : des vestales. Il ne riait pas. Il le disait comme on dit un mot appris dans un livre et qu’on garde parce qu’il sonne bien dans la bouche, parce qu’il donne une dignité à ce qu’on n’arrive pas à tenir autrement. Le soir, ils marchaient ensemble vers une autre gare. Ils s’arrêtaient. Ils regardaient. Ils se disaient qu’ils ne faisaient pas de mal. Ils regardaient, c’est tout. Et lui, le jeune homme, il se laissait prendre, pas tant par les corps que par la possibilité d’être là, simplement là, sans devoir jouer au supérieur, sans devoir faire semblant d’être de passage. Dans ces arrêts, il y avait une fraternité étrange : deux hommes qui n’ont pas la même vie, qui ne viennent pas du même endroit, mais qui partagent un moment de silence, un moment d’accord, un moment où le monde n’exige rien. Et lui, dans ce silence, il se sentait presque à sa place. Presque. Puis les patrons ont décidé de moderniser. Moderniser veut souvent dire casser. Casser ce qui marche. Casser ce qui a servi. Casser pour pouvoir dire que c’est neuf. Il a vu une machine qu’on avait toujours vue, qu’on croyait indestructible, recevoir des coups. Une vieille machine lourde, une bête de fer, une Marinoni. On la cassait comme on casse une habitude. Les ouvriers regardaient. L’un a craché par terre. Un autre a essuyé ses mains sur un chiffon déjà noir. Quelqu’un a dit : ça va finir au poids. Une phrase, rien. Les phrases, à ce moment-là, ne changent rien. Lui, il avait des phrases. Lui, il avait des idées. Il avait aussi une colère. Une colère de lecteur, une colère de jeune homme, une colère politique, une colère qui aime se croire pure. Il militait, ou il croyait militer. Il a voulu soulever les autres. Il a voulu leur faire comprendre. Il a voulu qu’ils ne se laissent pas faire. Il a parlé. Il a parlé trop, peut-être. Il a parlé comme on parle quand on n’a rien à perdre. Ou quand on croit n’avoir rien à perdre. L’homme à la machine cassée, celui qui connaissait la vieille bête, celui qui avait appris ses humeurs, ses caprices, ses bruits, a levé la tête vers lui. Et lui, il lui a dit une phrase qui se voulait rassurante : avec ton expertise tu retrouveras du travail partout. Il lui a dit comme on dit un conseil. Il lui a dit comme si c’était évident. L’autre a hoché la tête. L’autre est parti. Il a retrouvé du travail, oui. Il a fait ce qu’on fait quand on a un savoir réel : on va ailleurs. On recommence. Et lui ? Lui, le militant, le blanc-bec, le lecteur, il est resté deux semaines, ou trois, jusqu’au jour où les patrons ont su. Ils ont su qu’il était l’instigateur. Instigateur, quel mot. Comme si une révolte naissait d’un seul homme. Comme si les autres n’avaient pas leurs yeux, leurs peurs, leurs calculs. Ils l’ont viré. Simplement. Un jour c’était fini. Il n’a pas résisté. Il n’a pas appelé. Il n’a pas écrit. Il a fait ce qu’il faisait toujours : il est passé à la scène suivante. La honte est venue plus tard. Toujours plus tard. Elle est venue quand il a compris qu’il n’avait gardé aucun lien. Aucun numéro. Aucune adresse. Aucun visage auquel écrire : comment ça va. Il s’était répété qu’il était de passage, et cette phrase lui avait servi d’excuse pour ne pas aimer. Il s’était protégé de l’attachement comme il s’était protégé de la poussière : en gardant les mains loin. Le vieux peintre, il ne sait pas ce qu’il est devenu. L’homme à la Marinoni non plus. Tous les autres, disparus. Pas forcément morts, non, mais disparus de lui. Effacés comme on efface un lieu quand on n’y revient pas. Aujourd’hui il se dit qu’il a pris l’accueil et qu’il l’a jeté. Il se dit qu’il a pris ces hommes comme un décor. Il se dit que beaucoup sont morts, ou qu’ils vont mourir, et que lui est là, seul, avec ses livres, avec ses phrases, avec son idée d’avenir meilleur qui s’est dissoute comme se dissout une promesse qu’on n’a jamais tenue. Il se dit qu’il a voulu sauver le monde et qu’il n’a pas su garder une amitié. Il se dit : moderniser, casser, virer. Il se dit : de passage. Il se dit : honte. Il se dit : encore.|couper{180}
fictions
Le placard
Il y a des hontes qui ne reviennent pas comme des souvenirs, mais comme des objets retrouvés au fond d’une poche : on ne se rappelle pas les avoir mis là, on les palpe et pourtant ils sont là, lourds, lisses, indiscutables. Lui, il en a une qui commence avec une porte. Une porte qu’on ouvre quand on n’a pas le droit. Une porte qui donne sur une pièce trop blanche, trop provisoire, un endroit loué au nom d’un autre, par un autre, et dont il se sert comme si c’était sa chambre, comme si c’était son droit. Il ne dit pas “je m’installe”, il ne dit rien. Il vient, puis il revient, puis il reste. Il se glisse. Il s’incruste, voilà le mot, mais il ne le prononce pas au moment où il le fait, il ne le prononce que bien plus tard, quand le mot a déjà pris la forme d’une condamnation. Au début c’est simple : il y a l’endroit, il y a le lit, il y a la jeune femme, il y a la sensation d’être à Paris, ou dans une ville qui ressemble à Paris, une ville où l’on croit que tout est permis si personne ne regarde. Et pourtant quelqu’un regarde toujours. Même absent. Même de loin. Même dans l’imagination. Les parents, par exemple. Les parents qui ne savent pas, ou qui savent sans savoir, et dont la simple existence transforme un canapé en piège et une clé en preuve. Il se dit : on ne fera pas de bruit. Il se dit : ce n’est rien. Il se dit : ça passera. Il ne pense pas aux conséquences, non, il pense seulement à la scène suivante. La scène suivante arrive. La scène suivante, c’est un coup frappé à la porte. Par hasard, dit-il. Mais le hasard, quand on a peur, est un métier à plein temps. Un homme frappe. Un père, ou un homme qui tient lieu de père, et il frappe comme on frappe chez soi, pas comme un invité, comme un rappel. Elle se fige. Lui se lève. Il cherche où se mettre, et il choisit le placard. Voilà le détail qui colle. Le placard. Un espace étroit, qui sent le tissu, le bois, la poussière, et la peur. Il y reste longtemps. Il y reste trop longtemps. Il écoute les voix au travers de la porte, il écoute les pas, il écoute le rire forcé, il écoute la conversation qui fait semblant d’être normale alors qu’elle est construite sur un mensonge immédiat, sur sa présence niée. Ce qui le surprend, ce n’est pas la honte, elle est là, oui, mais ce qui le surprend c’est la colère. Il est en colère d’être caché. Il est en colère d’être l’ombre. Il est en colère contre elle, comme si c’était elle qui l’avait enfermé, comme si c’était elle qui avait inventé le père, inventé la loi, inventé la porte. Dans le noir du placard il se promet, ou il croit se promettre, qu’il ne se laissera pas faire. Il confond ne pas se laisser faire avec se venger. Il confond l’humiliation avec une dette qu’il faut faire payer. Le père s’en va. La porte se referme. La scène est finie, mais elle ne finit pas. Elle reste dans le corps. Elle reste comme une piqûre. Et lui, au lieu de la regarder, il la déplace. Il déplace la piqûre dans un autre endroit : des femmes plus âgées, des rencontres à côté, des corps qui n’exigent pas qu’il se cache, ou qu’il croit n’exiger rien. Il appelle ça la liberté. Il appelle ça l’expérience. Il appelle ça une manière de respirer. Il ne l’appelle pas par son vrai nom : une vengeance sans juge, sans témoin, sans aveu. Il ne force personne, non. Il insiste parfois, mais il ne force pas. Il se raconte qu’il est correct. Il se raconte que tout est consentant, et ça l’aide à ne pas voir l’autre scène, celle qui se joue sans elle : il revient vers sa jeune femme comme on revient vers un rôle, il sourit, il parle, il fait comme si la fidélité était un détail. Elle ne sait pas. Ou elle sait confusément, comme on sait l’odeur de la fumée sans voir le feu. Et lui garde le secret non pas par pudeur mais par lâcheté, et la lâcheté se mélange à une sorte de fierté stupide : il a sa double vie, il a sa zone à lui, il a repris du pouvoir. Cette idée du pouvoir revient toujours, et elle revient toujours au pire moment. Il ne pense pas aux conséquences, il pense aux répliques. Il pense à la scène suivante. La scène suivante, c’est la rupture, mais elle ne ressemble pas à une rupture. Elle ressemble à une dérive lente. La jeune femme part un week-end, puis un autre, puis elle part pour de bon. Elle quitte l’appartement comme on quitte un abri qu’on a cessé de reconnaître. Elle trouve un homme ailleurs, un homme stable, un homme qui porte une blouse, ou une autre forme de sécurité, un homme qui promet un pays lointain. Elle le suit. Elle s’en va. Lui ne la retient pas. Il ne la recontacte pas. Il laisse le fil se casser sans même tirer dessus. Et ce qui est étrange, c’est que l’absence de geste devient elle aussi une honte. Non pas l’acte, l’absence. Ne rien faire. Ne pas demander. Ne pas dire pardon. Ne pas dire : j’ai menti. Il garde le silence, il garde la version commode : ça s’est défait tout seul. Mais rien ne se défait tout seul. Pendant ce temps il y a l’appartement. L’appartement qui n’était pas à lui. L’appartement qu’un proche lui avait permis d’approcher, par complaisance, par confiance, par habitude de rendre service. Cet appartement, quand la jeune femme part, devient une dette. Une dette matérielle d’abord : le loyer. Une dette morale ensuite : l’abandon. Il ne peut plus payer. Il pourrait prévenir. Il pourrait rendre les clés. Il pourrait appeler. Il ne le fait pas. Il laisse l’endroit se vider, se salir, se transformer en pièce de théâtre après la dernière représentation, quand les décors restent debout mais que plus personne ne vient. Et il y a forcément un moment où quelqu’un vient. Le proche. Celui qui a loué, celui qui a signé, celui qui a cru. Il vient, il voit, il comprend. Il est en colère. Une colère claire, cette fois, une colère adulte, une colère qui nomme. Et lui reçoit cette colère comme une sentence. Il se défend mal. Il se tait. Il se justifie à moitié. Il dit qu’il n’a pas pu, qu’il a fait comme il a pu, qu’il n’a pas pensé, et c’est vrai : il n’a pas pensé. Ou plutôt : il a pensé à la scène suivante, jamais au tableau d’ensemble. Le proche le quitte sur cette colère, et la honte se fixe. Elle se fixe parce qu’elle a enfin une forme sociale : quelqu’un sait, quelqu’un juge, quelqu’un a le droit de juger. Et puis, quelque temps après, le proche tombe malade. Une maladie longue, une maladie que lui ne comprend pas, qu’il ne veut pas comprendre, une maladie qui s’installe comme s’installe la honte : sans bruit, sans phrase, en occupant tout. Le proche meurt. Et là, le mécanisme final se met en place : la honte devient causalité. Il se dit : c’est à cause de moi. Il se dit : je l’ai tué. Il se dit : ma lâcheté a fait ça. Il se dit : mon abandon a fait ça. Il se dit : si j’avais été un autre, il serait encore là. Il sait bien, quelque part, que ce n’est pas ainsi que les maladies fonctionnent, mais la honte se moque de la biologie. La honte veut un lien. Elle veut un fil. Elle veut une preuve que tout est cohérent, même l’incohérence. Elle veut qu’il paye au maximum, parce que payer moins serait encore une lâcheté. Alors il paye. Il paye en silence. Il paye en se souvenant de la scène du placard comme si tout était contenu dedans : l’intrusion, la peur, la colère, la vengeance, le mensonge, l’abandon, la colère du proche, la mort. Il met tout dans la même boîte, la même boîte noire. Il se dit parfois qu’il exagère. Il se dit parfois qu’il dramatise. Il se dit parfois qu’il se donne le beau rôle du coupable. Et puis il se corrige : ce n’est pas un beau rôle, c’est un rôle commode. Le coupable ne bouge pas. Le coupable reste là, il se condamne, il ne répare rien. Il se dit : je ne pense pas aux conséquences. Il se dit : je pense trop tard. Il se dit : je pense quand il n’y a plus rien à faire. Et cette phrase-là, à force de la répéter, devient elle aussi un refuge. Un refuge dans l’entre-deux. Il n’est pas innocent, il n’est pas monstrueux. Il est entre les deux, là où l’on peut survivre sans se regarder trop longtemps. Mais la honte, elle, le regarde. Elle le regarde à sa place. Et c’est peut-être ça, le plus humiliant : non pas ce qu’il a fait, mais la façon dont il continue de se cacher, des années après, dans un placard qui n’existe plus. Illustration Edouard Vuillard (1868 - 1940), la femme au placard|couper{180}