Autofiction et Introspection
Habiter n’est pas impossible, mais c’est un vrai problème pour le narrateur. Il occupe des lieux sans jamais vraiment y entrer. Maison, atelier, villes traversées : ils existent, mais restent comme à distance. Il imagine que peindre ou écrire l’aidera à habiter autrement, à investir un espace intérieur qui compenserait l’absence d’ancrage. Mais cela demeure du côté du fantasme. Le réel, lui, continue de glisser, indifférent.
C’est de ce décalage que naissent ces fragments. Écrire pour traverser l’évidence, pour examiner ce qui ne s’examine pas. Écrire comme tentative d’habiter, sans garantie d’y parvenir.
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Carnets | mai
5 mai 2019
On m’a collé pas mal de mots sur le dos au fil des années : « dispersé », « papillonnant », « instable », et, les mauvais jours, « un peu malade ». La scène se répète : quelqu’un prend un air sérieux, aligne les symptômes – projets commencés puis laissés en plan, changements de direction, difficulté à « se poser » –, puis conclut qu’il faudrait corriger, canaliser, traiter. Quand on est en face, on peut encaisser et se sentir détraqué, ou bien se redresser en se disant que c’est un privilège que les autres ne comprendront jamais. Dans les deux cas, on reste enfermé dans le même cadre. Un jour, en sortant encore d’un rendez-vous de ce genre, avec le diagnostic bien rangé dans une chemise cartonnée, je me suis entendu dire tout haut : « Bon, il va falloir faire avec. » Ce n’était pas une phrase de psy, ni un mantra trouvé dans un livre, c’était juste cette constatation : ce cerveau-là, c’est le mien, il ne va pas s’échanger, autant arrêter de rêver à un modèle plus stable. « Faire avec », ce n’était pas baisser les bras, ni dresser un drapeau de différence, c’était regarder le terrain tel qu’il est et voir ce que je peux bâtir dessus sans attendre qu’il change. Ce petit déplacement a suffi pour qu’un coin d’air entre. Rien à voir avec le « c’est comme ça » qu’on balance pour fermer les discussions. Ce « c’est comme ça » là vient avec tout un ton : haussement d’épaules, fatalisme, vieux proverbes sur « la vie ». Il colle l’étiquette sur le monde et en fait un bloc compact où rien ne bougera plus. « Faire avec » reste du côté de l’intime : ce n’est pas l’univers qui est figé, c’est seulement moi qui suis comme ça aujourd’hui, et je vais essayer de composer avec. Depuis, je sens que je me balance entre les deux formules comme un pendule un peu fatigué. Il y a des matins où je me lève dans l’humeur « faire avec » : je regarde la liste de choses entassées, mes envies qui partent dans tous les sens, et je commence quelque part, sans trop commenter. D’autres jours, la lassitude, la peur, un mail administratif suffisent à me faire glisser vers « c’est comme ça », et je me surprends à répéter les phrases des anciens, celles qui coupent court. Ce va-et-vient se lit dans les gestes les plus banals : changer de chaîne au moment où le reportage devient trop lourd, fermer un onglet dès que l’article demande un peu d’attention, détourner le regard devant quelqu’un couché dans une entrée d’immeuble. Le zapping n’est pas seulement une histoire d’écran, c’est un petit réflexe qui saute en nous pour éviter de rester trop longtemps au même endroit. Plutôt que de le maudire, j’essaie maintenant de le voir venir, comme ces nuages qu’on suit du regard en sachant qu’aucun ne restera. Il y a, dans cette simple observation, une forme d’apaisement qui ressemble à ce que certains textes bouddhistes racontent sans avoir besoin de l’annoncer. Les rares personnes chez qui j’ai vu ça en acte n’avaient rien de maîtres spirituels. C’étaient un voisin qui bricolait dans son garage en disant « on va faire avec » quand une planche vrillait, une vieille tante qui ajustait sa pension en riant de ses comptes mal faits, un patron de bar qui haussait les épaules devant une journée sans clients avant de reprendre son chiffon. Ils coupaient leurs légumes, rangeaient leurs outils, essuyaient leurs verres avec ce mélange de sérieux et de légèreté qui ne nie pas la difficulté mais ne la dramatise pas non plus. Leur sagesse, si on veut l’appeler ainsi, tenait dans ce sourire qui arrivait après coup, comme s’ils avaient fini par trouver le balancier lui-même vaguement comique.|couper{180}
Carnets | mai
4 mai 2019
Longtemps, j’ai cru qu’on tenait debout en collant des étiquettes sur tout : les choses, les gens, les endroits. Nommer, c’était calmer le remous, fixer un cadre autour de ce qui menaçait de déborder. On disait “campagne”, “ville”, “plaisir”, “travail”, “art”, comme on range des dossiers dans des chemises. La réalité, c’était ce classement. À l’adolescence, j’ai testé la case “campagne” pour de bon. On avait quitté la ville, et je me retrouvais face aux champs, aux haies, aux collines, à ces routes longues qui n’aboutissaient nulle part. Rien ne bougeait, ou si peu : un tracteur au loin, un chien derrière un grillage, le vent dans les peupliers. L’ennui m’est tombé dessus là, pas l’ennui noble, mais cette impression de n’avoir rien à faire avec ces lignes, de ne pas parler la même langue que les prés. Je revenais vers la ville en tremblant un peu, comme si nous avions échoué, la campagne et moi, à nous trouver un sens commun. Plus tard, j’ai cherché ce sens dans l’autre extrême. Ce qui restait des bordels, des ports, des tavernes s’est chargé de remplir les creux. Des comptoirs collants, des femmes qui fumaient en regardant ailleurs, de grands seins lourds qu’on payait à l’heure, des fards qui coulaient un peu dans la lumière jaune et renvoyaient, déformés, mes propres désirs. Là, au moins, quelque chose s’agitait : musique trop forte, verres, promesses minuscules, phrases sales chuchotées à l’oreille. Je m’y suis enfoncé comme dans un couloir sans fin, persuadé qu’au bout il y aurait une éclaircie. À force de tourner en rond dans ces mêmes ruelles, de revoir les mêmes regards, la même lassitude sous le maquillage, le tunnel a commencé à sentir la vieille vapeur de friture et de sueur. La fatigue a pris le dessus, une fatigue épaisse, nauséeuse, devant ce trop-plein de tentatives pour inventer autre chose que ce qui était là. C’est à ce moment-là, une nuit sans qualité particulière, que j’ai lâché prise, non par courage mais parce que je n’en pouvais plus des aller-retour entre les champs muets et les tavernes bruyantes. J’ai ouvert les mains et je t’ai trouvée, toi, qui n’avais rien demandé : une toile posée sur un chevalet bancal, blanche, muette, dans une pièce qui sentait encore la lessive et le tabac froid. Tu ne promettais rien, tu ne proposais ni salut ni chute, seulement cette surface vide prête à recommencer tous les voyages sous une autre forme. Je pouvais y déposer l’ennui des paysages, les néons des ports, les seins lourds, les gouffres inventés de mon esprit, les ramener à des lignes, des taches, des couleurs. Tu étais là pour absorber l’inquiétude de la répétition, la transformer en quelque chose de regardable, parfois. Peu importe qu’on puisse m’appeler ou non “peintre”, que je sache expliquer ce que je fais. Les toiles que nous avons tirées de ces rencontres sont des fruits, la trace de nos ébats maladroits : rejetons de mes vices, enfants de tes vertus silencieuses.|couper{180}
Carnets | avril
21 avril 2019
Il y a d’abord cette cruauté d’enfant qu’on rebaptise plus tard “innocence” pour pouvoir la regretter en paix. Elle m’a longtemps accompagné au bord de l’eau : retirer l’hameçon planté dans la gueule d’un poisson, le voir se débattre une seconde de trop ; couper un ver en deux pour qu’il tienne mieux sur la ligne ; piquer des bonbons à l’épicière sans la moindre honte. C’était le jeu, le monde allait de soi. Un jour, sous la pression de la morale, tout cela a changé de nom : ce n’était plus de la curiosité ou de la gourmandise, c’était du “péché”. On m’a expliqué le bien, le mal, la faute, la culpabilité. J’ai mis du temps à comprendre ce qui se passait : on me demandait de devenir poisson après avoir été pêcheur. Se retrouver de l’autre côté de l’hameçon ne s’est pas fait sans casse, ça m’a arraché la gueule et fendu en deux. La peinture est arrivée dans ce moment-là. Je ne dirai pas qu’elle m’a “sauvé”, mais elle m’a offert un terrain où je pouvais revenir au mélange sans demander la permission à personne. Sur la toile, tout commence par un chaos : taches, lignes incertaines, masses vaguement posées. C’est un état où rien n’est encore décidé, où tout se mélange naturellement. C’est sale, brouillon, indéterminé, et c’est précisément là que ça m’intéresse. Ensuite seulement vient le besoin de sens, la nécessité d’organiser ce foutoir : rejeter ici, accentuer là, donner du poids à telle couleur plutôt qu’à telle autre, faire monter une forme en laissant les autres se dissoudre. Je range, j’ordonne, mais à partir d’un désordre que je ne prétends pas dominer. Dans la tête, c’est pareil : plusieurs niveaux de conscience s’allument et s’éteignent comme des étages dans un entrepôt, et je passe mon temps à monter et descendre les escaliers pour recompter, vérifier l’inventaire, comme un magasinier obsédé qui a peur d’avoir perdu quelque chose. C’est là que le hasard se mêle au travail : rencontres, coïncidences, signaux qu’on croit adresser à soi. On appelle ça “synchronicités” maintenant, comme si le mot suffisait à domestiquer ce qui nous échappe. J’ai appris à me méfier de cette tentation de transformer le hasard en système, en martingale secrète. Chaque fois que je veux “maîtriser” ce qui arrive, ça se retourne. Ce que j’appelle lâcher prise n’a rien d’une retraite confortable : c’est plutôt une chute contrôlée, un moment où les choses s’effondrent, où les justifications ne tiennent plus, et où il faut accepter qu’une part de soi soit recadrée, remise en place, parfois brutalement. Dans cette histoire, la peinture et la pêche ont toujours été liées au désir. Attraper un poisson, viser une forme sur la toile, chercher un corps : c’est la même main qui se tend. On veut saisir un sein, une chatte, un cul, une bite, comme on veut saisir un reflet dans l’eau ou une tache qui nous échappe sur le tableau. On avance avec une conscience embarrassée de boue, chargée de couches, de dépôts, de tout ce que le petit moi a laissé dans le lit au fil des années. Il a fallu, à un moment, tirer sur d’autres fils : dégonfler la figure de la mère idéale ou maudite, abattre l’ogre paternel qu’on promène dans sa tête, brûler ces deux silhouettes et enterrer leurs cendres pour voir un peu mieux ce qui reste. On ne sort pas pour autant de la solitude, et on n’en finit pas non plus avec la masturbation, qu’elle soit sexuelle ou conceptuelle : on peut très bien se caresser avec des idées, tourner en rond dans des théories pour éviter de sentir un désir vivant. Ce sont des désirs de façade, des poupées russes qu’il faut ouvrir une à une jusqu’à tomber sur le noyau. Au bout du compte, quand on a renoncé à accuser les poissons, les parents, les hasards, la société et tout le reste, il ne reste plus qu’un dernier adversaire à abattre : soi-même, dans ce qu’on a de pourri, de mensonger, de fabriqué. C’est seulement là, dans ce tri final, qu’on commence à distinguer ce qui, en nous, finit toujours par se décomposer, et ce qui, pour une raison obscure, ne pourrit pas.|couper{180}
Carnets | avril
15 avril 2019
L’habitude s’est installée si profondément que même la porte de l’atelier ne compte plus : je l’ouvre, je la referme, je passe sans la voir. Ce matin, pourtant, quelque chose a accroché. La main sur la poignée, j’ai pris le temps de sentir le métal froid, le jeu léger dans le mécanisme, le grincement familier des gonds. De l’autre côté, une odeur de feu de bois mêlée à la térébenthine traînait encore dans l’air, et sous l’auvent de la vieille scierie quelques merles s’étaient posés, comme d’habitude, mais cette fois je les ai vus. Cette porte, je l’ai franchie des centaines de fois sans y penser ; la plupart du temps, mon attention est déjà devant les toiles de la veille ou sur celles que je devrai reprendre, coincée dans hier ou dans tout à l’heure. En face d’elle, ce matin, j’ai dû admettre que je n’étais presque jamais là, et pas seulement au seuil de l’atelier. J’ai rebroussé chemin jusqu’à la cuisine pour me servir un café et vérifier si je savais encore regarder quelque chose d’aussi banal qu’une tasse. C’est un vestige d’une autre vie, un service qu’on m’avait offert quand j’ai quitté la Suisse pour revenir à Lyon ; il n’en reste plus qu’elle, blanche avec des petits chats peints, un bord légèrement ébréché. Je sais très bien que cette cassure est un nid à bactéries, mais je continue à la remplir chaque matin, incapable de la jeter. J’ai dosé le café avec une dosette pour une fois, au lieu de verser la poudre au jugé comme d’habitude, ces fois-là le breuvage pourrait réveiller un âne mort. Le sucre s’est dissous lentement, de petites bulles remontaient à la surface et éclataient en silence pendant que la cuillère tournait, dessinant un petit maelström brun. La première gorgée a apporté le mélange d’amertume et de douceur, la chaleur qui descend dans la gorge et détend un peu la poitrine. C’est en goûtant que j’ai pensé à mon grand-père, à ces morceaux de sucre imbibés de café qu’il me tendait en douce, et déjà je n’étais plus dans la cuisine mais dans une autre cuisine, à un autre âge. Une minute plus tard, une autre fuite : “Demain, il faut que je monte au Bessat chercher des tableaux”, et je me voyais déjà sur la route, l’atelier ouvert, les toiles dans le coffre. Entre la porte, la tasse et la route du lendemain, la journée avait à peine commencé que j’avais réussi à la quitter deux fois. Je me moque volontiers de ceux qui vendent l’“instant présent” comme une solution miracle, slogans à l’appui, mais je constate malgré moi que les rares moments où j’arrive à rester avec une poignée, une odeur de térébenthine, une tasse ébréchée ou le trajet d’une gorgée de café sont aussi les seuls où quelque chose de neuf se glisse dans ce que je croyais connaître par cœur. Le reste du temps, passé et avenir tirent chacun sur la manche, et l’instant où je vis réellement devient une pièce minuscule coincée entre deux couloirs. Ce matin, au moins, j’aurai ouvert une porte et bu un café en étant là pour de bon, quelques secondes, avant de repartir dans mes habitudes. C’est peu, mais c’est là que se logent les petites joies dont je ne peux confier la garde ni à hier ni à demain.|couper{180}
Carnets | mars
31/03/2019
Dans l’atelier, il tient le pinceau quelques secondes au-dessus de la toile et il attend, comme s’il devait d’abord laisser revenir un temps d’avant. Ce moment suspendu l’obsède depuis des années : tant que la pointe ne touche pas encore la surface, il a l’impression que tout est là en même temps, ce qu’il est, ce qu’il regarde, ses souvenirs, ce qu’il ignore, un monde entier compacté dans ce geste à venir. Quand enfin il pose le pinceau, il n’a plus vraiment l’impression d’être “lui” en train de peindre quelque chose ; pendant quelques instants, il y a juste le mouvement, la main, la toile, la couleur, tout mêlé. Pour lui, la peinture commence là : dans ce temps bref où la séparation entre sujet et objet ne s’est pas encore reformée. Il se rend compte après coup qu’il a travaillé longtemps sur ce postulat sans le nommer, en avançant presque à l’aveugle, guidé par une intuition plus que par une méthode. Ce qu’il cherche en peignant lui rappelle ce que les physiciens prétendent chercher dans leurs machines : de quoi est faite la matière, comment circule l’énergie, comment l’information se transmet. Il est persuadé que ce qui l’informe vraiment quand il peint — ce qui oriente sa main, ses choix, ses refus — vient de très loin et, en même temps, est intact en lui : une sorte de réserve sourde qui existe aussi bien dans une feuille, un caillou ou un visage. Cette idée le met dans un état proche de l’ivresse. Il se sent encore ivre de peindre, ivre de comprendre, ivre même de vivre, alors que la société le classe désormais dans la catégorie des “seniors”. Dans un autre temps, pense-t-il, il serait juste un bon apprenti ; aujourd’hui des gens l’appellent “maître” dans les ateliers, ce qui le met mal à l’aise. Il voit bien ce qu’ils projettent sur ce mot-là : quelqu’un qui sait, qui a trouvé, qui peut transmettre un savoir stable. Lui ne reconnaît là ni son travail ni sa position intérieure. Il a l’impression au contraire de devoir défendre chaque jour cet esprit de débutant dont il sent qu’il dépend : la capacité à s’étonner encore, à ne pas savoir ce qu’il fait avant de le faire. Dès que le “connu” revient — un motif qu’il a déjà traité, une solution de composition qui marche à tous les coups, un geste de pinceau qu’on attend de lui — il sent monter l’ennui. C’est le “déjà vu” qui le fait fuir : l’impression de refaire une carte postale de sa propre peinture. Il comprend bien, pourtant, que la plupart des gens n’ont ni le temps ni l’envie d’entrer dans ces détails. Quand ils viennent voir une exposition, ils cherchent surtout un tableau à accrocher au-dessus d’un canapé, quelque chose qui “ira bien avec le mur”. Cet écart entre ce qu’il vit devant la toile et ce que beaucoup attendent d’un tableau le remet à sa place : cela force une certaine humilité. Il continue pourtant à parler de peinture, à écrire là-dessus, non parce qu’il espère convaincre, mais parce que ces phrases l’aident à voir clair dans ce qu’il fait, à retrouver son fil quand il se perd. Il pose ces textes comme des petites pierres sur le chemin, sachant à quelle vitesse l’égarement revient et à quel point il est aussi nécessaire pour chercher autrement. Ce qui le met en route reste d’une simplicité presque enfantine : le plaisir de jouer avec la couleur, la surprise d’une forme qui apparaît sans avoir été prévue, la joie très simple d’un accord soudain entre ce qu’il sent et ce qui se voit. Il imagine qu’Einstein a dû ressentir quelque chose de cette sorte en rêvant qu’il chevauche un rayon de lumière, avant que tout cela ne se transforme en équations. Il pense à Spinoza qui polit ses verres le matin et écrit l’Éthique l’après-midi, en suivant une intuition obstinée plus qu’un plan de carrière. Il se demande si quelque chose de vraiment vivant n’est pas toujours né d’un mouvement de ce genre, d’une intuition tenue assez longtemps pour prendre forme. À l’inverse, chaque fois qu’il a vu des projets guidés d’abord par l’argent, la revanche ou le besoin d’écraser les autres, il a aussi vu, tôt ou tard, ce que cela produit : des œuvres bien faites mais mortes, des systèmes qui tiennent par la peur, des vies qui se rétrécissent. C’est contre cette réduction-là qu’il peint, même si personne ne le voit vraiment. Quand il reprend le pinceau, il essaie simplement de revenir à ce point de départ, à ce temps minuscule d’avant la séparation, et de rester assez longtemps dans cette attention-là pour que quelque chose, sur la toile, témoigne que ce moment a existé.|couper{180}
Carnets | mars
27 mars 2019
Il y a des matins où je vois très bien le couloir. Je m’assois devant l’ordinateur, j’ouvre le navigateur, et le monde se présente déjà découpé pour moi : les mêmes sites dans les raccourcis, les mêmes vidéos sur la droite, les mêmes playlists “mix pour vous” qui me resservent, avec une gentillesse insistante, ce que j’ai déjà aimé. Si je laisse faire, je n’ai plus qu’à glisser le doigt : l’algorithme se charge de la journée. Il sait à peu près à quelle heure je vais faiblir, quand je cliquerai sur “une petite vidéo de plus”, quand je retournerai lire les mêmes trois journaux pour vérifier que rien n’a changé. Il se nourrit de mes manies comme d’un vieux troupeau docile. Ce matin-là, quelque chose m’agace dans cette soumission automatique. La page d’accueil me propose encore un article sur la créativité, deux publicités de pinceaux, une vidéo de “peintre viral” qui transforme un mur en coucher de soleil sponsorisé. Je clique par réflexe, une seconde, et puis je me vois, littéralement, avancer dans le couloir. Je ferme l’onglet. Je tape trois lettres au hasard dans la barre d’adresse, un mot qui ne veut rien dire pour moi, pour voir ce que le système fera de ça. La page qui sort n’a aucun lien avec mes habitudes, aucun rapport avec la peinture ni avec les textes, ça parle d’un village perdu et d’un vieil instrument de musique disparu. Ce n’est pas passionnant, mais c’est autre chose. C’est là que je sens très concrètement de quoi il s’agit quand je parle d’imprévisibilité : pas un grand geste héroïque, juste un micro-déplacement volontaire hors des rails, un refus de donner au logiciel ce qu’il attend, même dans un détail minuscule. La liberté, dans ces moments-là, n’a rien du grand mot qu’on brandit sur une pancarte. C’est plutôt une crispation intime : remarquer que ma main va vers le même bouton, que mon cerveau réclame la même dose d’images, et dire non, une fois, juste pour voir ce qui se passe. Si je m’écoute parler de “liberté” sans ce type de geste, je sais que je rejoue seulement un vieux numéro appris, un héritage inconscient. La liberté ne se cherche pas, elle se constate, brutalement, une seconde, quand on s’aperçoit qu’on vient de sortir du tracé prévu. Les algorithmes sont efficaces parce qu’ils ne nous interdisent rien. Ils arrangent simplement nos habitudes pour qu’elles deviennent confortables, et qu’il n’y ait plus de raison de bouger. Ils jouent sur notre somnambulisme. On croit “être dans l’instant présent” parce qu’on défile des contenus à la chaîne, mais cet instant présent ressemble beaucoup à une anesthésie : une succession de stimuli qui évitent soigneusement de nous laisser le temps de voir ce que nos actes produisent. Or il faut du temps brut pour sentir les conséquences : le temps que met une décision pour déferler sur une vie, que met une habitude pour devenir prison. Les couloirs d’abattage sont faits pour ça : on y conduit les bêtes vite, sans leur laisser le temps de flairer où elles vont. Les autoroutes aussi : on roule droit, on n’a presque plus à réfléchir, on croit gagner du temps, on perd seulement la possibilité de bifurquer. Devenir imprévisible, pour moi, ce n’est pas faire n’importe quoi à chaque seconde, c’est apprendre à voir ces couloirs, ces glissières de sécurité qui ne sont pas là pour nous protéger mais pour nous canaliser, et décider, de temps en temps, de sauter par-dessus, même si on se retrouve dans les ronces. En peinture, c’est là que je le comprends le mieux. Chaque fois que je me mets devant une toile, la tentation est grande de refaire ce que je sais faire, ce qui “marche”, ce qui a été apprécié. Le geste réclame son sillon. Si je ne fais pas attention, c’est l’équivalent exact de l’algorithme : je me recommande à moi-même mes anciennes solutions. Alors j’essaie autre chose : changer de format, de main, de couleur, commencer par ce que je déteste, saboter le réflexe qui me dit “ça, tu maîtrises”. C’est désagréable, ça demande de la solitude, une certaine dose d’humour pour accepter de rater, et surtout un refus d’écouter en boucle la même petite voix rassurante. Devenir imprévisible, ce n’est pas fuir le temps, ce n’est pas se réfugier dans une bulle d’instant présent, c’est au contraire accepter la durée, le délai, les conséquences, et malgré tout refuser le couloir qu’on me désigne. Considérer chaque toile, chaque journée, comme si c’était la première, et soi-même comme quelqu’un qu’on n’a pas encore entièrement apprivoisé.|couper{180}
Carnets | mars
26 mars 2019
Ce matin-là, j’ouvre l’ordinateur comme d’habitude, sans intention particulière, juste ce geste devenu réflexe : poser la tasse de café à droite, cliquer sur l’icône du navigateur, attendre que la page d’accueil sorte ses cartes postales colorées, deux ou trois headlines anxiogènes, un peu de météo, un peu de promos, rien qui accroche vraiment, jusqu’à ce que je tombe sur le post du Délesteur, perdu au milieu, une simple phrase en noir sur fond blanc, “je vais me mettre en retrait quelque temps, vous ne me verrez plus ici”, sans accusation, sans colère, avec cette manière sèche et polie qu’il avait toujours, et d’un coup je sens quelque chose se contracter, pas une grande émotion, plutôt une petite crispation dans la nuque, comme si quelqu’un venait d’éteindre une lampe au fond du couloir sans prévenir, alors je clique sur son nom, le réflexe idiot du lecteur qui se dit qu’il va bien trouver la blague, un second degré, mais la page met longtemps à se charger, trop longtemps, et quand enfin elle s’affiche, il ne reste presque rien, une poignée de posts récents, quelques phrases neutres, les textes les plus acérés ont disparu, aucune archive, aucune colonne “plus ancien”, juste ce message en haut “certains contenus ne sont plus disponibles car ils ne respectent pas les règles de la communauté”, la formule standardisée qui ne dit rien et qui dit tout, je scrolle, je remonte, je descends, je vérifie l’URL, comme si j’avais fait une faute de frappe dans son nom, mais non, c’est bien lui, seulement lui sans lui, une coquille vidée, un pseudo avec son avatar encore là, et plus grand-chose derrière, alors je bascule dans un autre onglet, j’ouvre Google, j’écris “Délesteur + poèmes + chroniques”, je lance la recherche, les premiers résultats sont des boutiques, des coachs, des “comment alléger votre vie en 5 étapes”, des vidéos “détox numérique” avec des miniatures souriantes, son blog apparaît en cinquième position, en dessous de la ligne de flottaison, je clique, la page se charge, bannière familière, mais certains textes renvoient maintenant un message d’erreur, “404, cette page n’existe plus”, comme si on avait arraché des pages au milieu d’un cahier, je reviens en arrière, j’essaie via le cache, via l’onglet “images”, je tombe sur des captures d’écran faites par d’autres, des bribes, des citations isolées, rien de continu, plus de fil. Il avait écrit il y a quelques semaines un billet où il racontait les avertissements reçus, des mails automatiques qui commençaient tous par “nous comprenons l’importance de la liberté d’expression, mais…” suivis d’une liste de formulations lisses, “propos susceptibles de heurter”, “contexte insuffisant”, “risque de mauvaise interprétation”, j’avais lu ça en diagonale, comme on lit les plaintes d’un type qu’on croit increvable, je m’étais dit “il exagère un peu, ils ne vont pas le virer pour ça”, et ce matin je me retrouve avec cette page nettoyée comme un trottoir après un marché, plus une caisse, plus une épluchure, seulement des traces humides. Pendant que j’essaie de remonter ce qui manque, une notification poppe dans un coin de l’écran pour me rappeler une “réunion valeurs et éthique” à laquelle je suis censé me connecter à dix heures, visioconférence obligatoire, caméra recommandée, j’ai déjà vu le programme, un PowerPoint avec un schéma en forme de cercle, au centre un joli mot, “respect”, autour des segments pastel “inclusion”, “diversité”, “dialogue”, et un slide final qui parle de “tolérance zéro pour les comportements extrêmes”, je sais d’avance qu’on nous expliquera que l’entreprise est un espace de liberté et en même temps un lieu où certaines paroles ne peuvent pas être tolérées, l’équilibre, toujours l’équilibre, on ne dit jamais qui décide ce qui est “extrême”, on parle de “processus”, de “comité”, de “référent”, jamais de quelqu’un avec un visage. Je repense à cette histoire de barycentre qu’on m’avait enseignée en cours de physique, le point où se concentre le poids, celui qui te permet de tenir debout, et je regarde mon écran comme un plateau où les poids sont déplacés sans cesse, un peu plus de vidéos de chats d’un côté, un peu moins de textes corrosifs de l’autre, le curseur bouge sans bruit, personne ne vient me dire “ceci est interdit”, on me montre simplement autre chose, on glisse ce que j’aimais lire hors du champ, jusqu’à ce que j’oublie presque que ça existait. Pour vérifier que je ne fabule pas, j’ouvre le site d’une radio, je tape “Desproges” dans la barre de recherche des podcasts : quelques extraits très courts, montage “best of” pour un hommage encadré, mais les chroniques les plus méchantes sont introuvables, même exercice avec “Henri Tachan”, presque rien, deux vieilles émissions de nuit, Léo Ferré, pareil, quelques chansons inoffensives, le reste enterré dans des archives payantes ou complètement absent, je commence à sentir non pas de la colère, mais une fatigue lourde, comme si je voyais les endroits où on a mis des plaques de plâtre, ça ne se voit pas au premier coup d’œil, mais tu sais qu’il y avait une porte là, autrefois. Je retourne sur l’onglet du Délesteur, je relis son dernier message, “je préfère partir avant qu’on me réduise à un profil acceptable”, et cette phrase me reste dans la gorge, parce que je sais ce que ça veut dire “profil acceptable”, je le vois tous les jours déroulé sous mon pouce, ces contenus “inspirants”, “bienveillants”, “responsables” qui ont pris la place des autres, je me rends compte que j’ai cliqué moi-même des dizaines de fois sur des vidéos inoffensives parce que j’étais trop fatigué pour chercher autre chose, j’ai participé à l’épuration par simple lassitude. Je me surprends à faire un geste ridicule, presque clandestin : je copie-colle un de ses vieux textes retrouvé dans une archive russe, je l’ouvre dans un fichier texte, je l’enregistre sur le disque dur sous un nom banal, “liste_courses_03”, comme si quelqu’un allait venir fouiller mon ordinateur pour vérifier que je ne stocke pas d’écrits impurs, je souris de moi-même et en même temps je n’arrive pas à faire autrement, j’ai besoin de garder au moins ça, quelques lignes, une voix, quelque chose qui résiste à l’effacement. L’heure de la réunion approche, une fenêtre s’ouvre pour me rappeler que la session va commencer, avec son bouton bleu “Rejoindre”, je regarde alternativement ce bouton et le petit onglet où clignote encore l’icône de la plateforme d’où le Délesteur vient de disparaître, j’ai le choix entre participer à la célébration d’un centre qui se dit neutre ou rester à fouiller des traces, mais la vérité c’est que je vais cliquer sur “Rejoindre”, comme tout le monde, je couperai peut-être la caméra, je ferai semblant d’écouter, et le soir venu, si je retape son nom, il y a de bonnes chances que je ne trouve déjà plus rien de nouveau, seulement le vide poli qu’on laisse après avoir évacué les “gêneurs”, et je me demande vaguement combien de temps il faudra encore pour que je m’habitue tout à fait à cette propreté-là.|couper{180}
Carnets | mars
09 mars 2019_2
Une phrase de Bernard Blier me réveille à l’aube : l’idée obscène et très simple qu’on peut coller une fleur dans un trou du cul et appeler ça un vase. La blague est vieille, mais elle dit exactement ce que je rumine depuis des années : on appelle de moins en moins un chat un chat. Je repense à un stage de communication, ce genre de séance qu’une boîte finance quand elle sent que ça craque quelque part. Cette fois-ci, on avait échappé à l’audit ; on nous récompensait donc. Carlton, salle somptueuse, moquette épaisse, climatisation réglée comme une caresse. Café servi au millimètre, et à côté ce petit chocolat impeccable, douceur obligatoire, anesthésie de luxe. Tout était là pour qu’on se tienne sages et reconnaissants. L’animateur est arrivé comme un jeune chien de garde déguisé en sportif. “Je ne suis pas là pour vous fliquer mais pour comprendre”, a-t-il dit, regard franc, voix douce, montre déjà consultée. Puis l’exercice : “Vous êtes dans une ville d’Europe. Chacun écrit un indice sur un papier. Vous le passez à vos collègues, ils doivent deviner où vous êtes.” Et là, festival. On pondait des devinettes de collégiens en mal de profondeur : “capitale traversée par un fleuve mythique”, “ville où l’on mange une spécialité en forme de nœud”, “là où un peintre a coupé son oreille”. Personne n’écrivait Paris, Rome, Lisbonne. Personne ne disait le nom. Il a souri, satisfait, comme si on venait de réussir l’expérience sans le savoir : “Vous voyez, vous avez tous donné des indices, aucun n’a donné la réponse.” Voilà. L’entreprise fonctionne comme ça. On remplace les choses par des sigles, par des périphrases, par des puzzles dont la solution change selon la météo des chefs. Même un bonjour devient une variable : trop joyeux, suspect ; trop neutre, coupable. On laisse flotter le doute, pas par accident mais par méthode. Le langage sert à maintenir l’angoisse à bonne température. Et quand quelqu’un, par erreur ou par fatigue, appelle enfin un chat un chat, la phrase tombe tout de suite, connue de tous : “Ici, si tu dis les choses comme elles sont, c’est que tu veux te faire virer. Illustration Les mâitres chanteurs, huile sur toile pb 2019|couper{180}
Carnets | mars
09 mars 2019
J’ai longtemps cherché l’éveil comme on le cherche quand on a grandi avec les promesses de Woodstock et les romans de Hesse, en reniflant Castaneda, en se racontant qu’un jour quelque chose s’ouvrirait d’un coup, avec du souffle et des étoiles. Puis il a fallu l’euro, un divorce qui m’a fait dégager de Suisse, et mon retour à un travail que je croyais connaître, pour que je rencontre l’éveil, le seul qui ne se discute pas. C’était un matin ordinaire. Travailler six jours sur sept était devenu un automatisme musculaire : je me levais sans y penser, je me mettais en route comme une machine. Ce matin-là, je n’ai pas pu. Les yeux ouverts, le corps immobile, j’ai dit à voix haute : non. Puis je me suis tourné pour me rendormir, comme si la seule réponse possible était de disparaître sous la couette. L’éveil a commencé là, dans ce refus nu, sans lumière, sans extase. Mon épouse est venue me secouer, me rappeler l’heure, le poste, le devoir de tenir la maison debout. Elle a cru à une grippe, à une fatigue passagère. Moi je restais là, pas malade au sens habituel, plutôt vidé, comme si quelque chose venait de se débrancher. Je ne lévitais pas, je n’avais aucune révélation dorée : j’ai pris l’évidence en pleine figure. D’abord l’absurde, d’un seul bloc. En vingt secondes j’ai revu ma vie professionnelle comme un film trop rapide : l’odeur de café tiède dans les couloirs, les badges qui bipent, les réunions où l’on parle pour ne rien dire, les humiliations gentilles, les ambitions de survie, les soirs où je rentrais avec le crâne creux en me répétant que demain serait mieux. Tout ça a défilé et s’est effondré en même temps. L’ego d’employé s’est ratatiné sur place. Je me suis senti comme un ballon lâché trop haut qui retombe au sol, dégonflé, inutile. Je suis resté deux jours au lit, terrassé par cette lucidité, à essayer de repousser ce qui venait de se produire, par réflexe de courage, mais le réflexe tournait dans le vide. Le “ça va passer” n’a pas passé. Les mois se sont étirés, puis les années. Il m’a été impossible de remettre un pied dans cette boîte : les locaux, les visages, les chefs et sous-chefs, même la routine la plus neutre m’étaient devenus impraticables. J’ai cru d’abord que c’était elle, cette entreprise-là. J’en ai tenté d’autres. Plus bas, plus haut, ailleurs, en me disant que je trouverais une place respirable. À chaque fois la même butée, la même vacuité révélée. Ce n’était pas le courage qui manquait, c’était la foi dans le sérieux de tout ça. J’ai fini par cesser de me haïr pour ça. Je me suis inscrit à Pôle emploi, j’ai demandé une formation, quarante-huit ans, entouré de jeunes à l’AFPA, vivant loin de la maison comme un étudiant tardif. J’ai appris le jargon, les gestes techniques, les habitudes d’une époque qui n’était plus la mienne, et je regardais tout ça avec une compassion nouvelle, presque douloureuse, pour quiconque se lève le matin pour un poste. L’éveil continuait, non plus comme un coup de poing, mais comme une pression sourde qui oblige à accepter. J’aurais pu me jeter dans l’humanitaire pour donner un sens clair à l’utilité, mais j’ai eu peur d’un autre mirage. Alors j’ai repris ce qui était resté là depuis toujours : les pinceaux. Je me suis remis à peindre sans frein, comme si la seule façon de tenir était de revenir à l’enfance, à la créativité et au silence. L’éveil ne m’a pas transformé en saint ni en magicien. Il m’a ramené à ce que je suis, et c’est là que le travail a commencé : regarder le monde qui se défait et se refait sous nos yeux, pleurer sans raison, sourire pour presque rien, et ne plus appeler ça une faiblesse. illustration Huile sur toile série "petits mondes" pb 2019|couper{180}
Carnets | mars
07 mars 2019
Il y a des frontières au possible, on nous les apprend très tôt. Au début c’est la famille, l’école, leurs phrases répétées sans même y penser ; plus tard ce sont d’autres machines qui reprennent le relais, d’autres raisons de rester dans le rang. On finit par s’y tenir comme à une clôture familière. Et puis il y a l’impossible. Un territoire qu’on ne vous décrit pas, qu’on ne balise pas, que certains sentent d’abord comme un trouble, une écharde, avant d’y mettre le pied. On y va seul, presque toujours, parce que personne ne peut venir confirmer ce que vous voyez. La vie d’artiste, je l’ai comprise comme ça : non pas un choix clair, mais une entrée par effraction. Il y a eu, enfant, des moments où la frontière a cédé sans prévenir. Un matin à l’école, la craie grinçait sur le tableau et une fenêtre mal fermée battait dans le vent ; pendant une seconde la salle s’est dépliée, je voyais tout trop proche et trop loin, et je n’avais plus de nom pour ça. Un basculement bref, violent, qui ne ressemblait pas à une idée mais à un coup reçu : le monde s’ouvrait d’un cran, les repères habituels sautaient, et je me retrouvais dans une profondeur sans haut ni bas, sans bon ni mauvais, juste une présence brute qui happait tout. La première fois, je n’ai pas compris. J’ai cru que c’était un accident, un vertige. Puis ça s’est reproduit, comme si quelque chose insistait. Le temps y perdait sa forme, les lieux aussi ; je pouvais être au même endroit et ailleurs, partout et nulle part, avec cette sensation de point de vue multiple qui renverse la table. Quand je revenais et que j’essayais d’en parler, les adultes souriaient si c’était l’heure tranquille, ou bien ils coupaient court d’un geste parce qu’il y avait mieux à faire. Ce double mur — mes découvertes d’un côté, leur refus d’entendre de l’autre — m’a rendu hébété longtemps. J’ai appris à me taire. J’ai appris le langage commun, celui qui permet de durer dans le possible sans alerter personne : une sorte de mensonge pratique, une manière d’oublier l’oreille trop fine. J’ai étudié les possibles qu’on me tendait, j’ai essayé d’y habiter, et chaque fois je revenais au bord comme un exilé à qui l’on montre la porte. J’étais un sans-papiers du monde commun : on me le faisait sentir par un regard qui glisse, un hochement de tête, une porte qui se referme. Alors j’ai compris qu’il n’y avait pas de retour à faire. Je me suis tu plus loin encore et j’ai franchi la frontière. En arrière, je vois cet enfant qui voulait passer, qui a résisté quand tout l’assignait à rester ; c’est lui qui m’a mené loin. Je l’ai porté comme on porte un poids encombrant, jour après jour. Il m’a épuisé, il m’a mis en faute, je l’ai haï, j’ai voulu le déposer, m’en débarrasser, le faire taire à coups de raisonnements, parfois le brûler sous de vieilles hontes. Mais il est resté sur mes épaules. Et le poids, à force de marche, a changé de nature : il s’est allégé, simplement, sans disparaître. L’impossible n’est pas un pays où l’on s’installe. Il change sans arrêt, il ne donne aucun repère durable. On y entre d’abord sans savoir, on y reste en acceptant de ne pas se familiariser. Ce qui terrifie, c’est ça : la perte du sol, la fin des habitudes, l’obligation de recommencer à voir. Alors je continue. Pas avec des plumes ou des masques, mais avec ce que j’ai : une main, une attention, et cet enfant toujours là, qui n’a jamais cessé de traverser. illustration Photographie exposition sur le chamanisme Musée du quai Branly pb, 2019|couper{180}
Carnets | mars
4 mars 2019_2
Il y a un silence qu’on dit gênant, lourd, insupportable. C’est celui-là que j’ai eu le plus de mal à traverser : pas un vide, mais un empilement de bruits que je refusais d’entendre. Des bruits du monde, et des miens, pris de travers, retournés contre moi. Un silence fabriqué à force d’esquives, de regards qui frôlent sans regarder, d’oreilles qui attrapent un son pour en éviter dix autres. J’en ai découvert des dizaines comme ça, et je croyais avancer alors que je brassais de l’eau. Alors j’ai commencé à tricher plus consciemment : détourner les yeux, détourner l’oreille, changer d’angle, changer de cadence, chercher le beau comme on cherche une chambre fraîche quand on n’en peut plus de la chaleur. Me reposer, surtout. M’évader, beaucoup. J’ai fini par croire que le beau et le silence étaient parents, intimes, qu’ils allaient ensemble. C’est là que je me suis perdu. La beauté, comme le silence, demande du temps, mais ce temps-là peut être une fuite : on regarde longtemps un visage, un paysage, un tableau, et on ne voit que le vernis qu’on a besoin d’y poser. Je me souviens d’un soir où je suis resté planté devant la lumière rose sur les vitres d’en face, à la trouver “magnifique”, à m’y dissoudre, et je n’entendais même plus la dispute qui montait de l’appartement du dessous ; j’ai compris plus tard que je m’étais servi du ciel pour ne pas écouter. Il faut une obstination pour sentir la différence entre une surface bien maquillée et ce qui brûle dessous, ce qui dérange, ce qui ouvre. Je me suis trompé souvent de beauté. J’ai pris l’adresse pour une voie, l’habileté pour une vérité, et c’est en butant contre ma maladresse que j’ai commencé à entendre les mensonges les plus graves : ceux que je me faisais à moi-même. Aujourd’hui je fais un vœu qui ressemble à un pari, pas héroïque, pas décoratif : enlever encore ce qui me sert de vêtements illusoires, ces peaux mortes qui amortissent tout, jusqu’à n’être plus qu’une écoute. Devenir silence non pas pour disparaître, mais pour cesser de fuir. Je n’aurai peut-être pas le temps de “devenir un artiste” au sens où on l’entend. Mais je connais le chemin : il passe par cette nudité-là, et c’est déjà une façon de tenir tête au bruit qui me hantait. illustration geisha huile sur toile pb 2019|couper{180}
Carnets | mars
04 mars 2019
Je n’ai jamais rencontré Jacques Prévert. Ce jour-là, au collège, tout le monde y allait et moi je suis resté à la maison avec la varicelle. Je revois encore la scène à l’envers : la cour plus bruyante que d’habitude, les sacs prêts trop tôt, les copains qui se poussent pour monter dans le car, et moi déjà chaud, déjà marbré de boutons, renvoyé chez moi comme un mauvais figurant. J’en ai eu une colère triste, une vraie, parce que Prévert, je l’aimais depuis l’enfance. C’était lui dans mes premières récitations, ses phrases apprises par cœur comme on garde une poignée de cailloux dans la poche pour se rassurer. Il avait cette façon d’ouvrir un passage quand je ne trouvais plus le ton, quand je me sentais trop serré dans ma tête ou dans le monde. Tout ça rendait la varicelle parfaitement mal tombée, une coïncidence cruelle et presque comique : la fièvre au moment précis où j’aurais dû être là-bas. La prof de français avait rendu tout ça possible. Je ne me souviens pas d’un grand discours ; je me souviens de sa manière de lire, de s’arrêter sur un mot, de laisser un silence après, comme si elle nous donnait le droit d’entendre. Elle voulait qu’on aime le français et, pour moi, ça a marché parce qu’elle passait par des voix vivantes. Alors j’ai compensé comme j’ai pu, coincé au lit. J’ai attrapé sur l’étagère les Rougon-Macquart, j’ai lu Zola en sueur, par morceaux, comme on traverse un pays trop vaste quand on ne peut pas sortir de sa chambre. Ce n’était pas Prévert, mais ça élargissait quand même l’air autour de moi : moins de poésie, plus de poussière et de graisse humaine, une autre vérité. Et c’est peut-être ça que je garde aujourd’hui : les poètes, les écrivains, les artistes ne sont pas des décorations. Ils servent. Ils te tiennent la tête hors de l’eau à un âge où tu n’as pas encore les outils. On aura toujours besoin d’un plombier, oui, et d’un boulanger. Moi, j’ai eu besoin d’un poète. Alors merci, Jacques Prévert, même sans la poignée de main. illustration fusain sur toile 2019 pb|couper{180}