Septembre 2025

1er septembre — J’écris pour fabriquer un leurre, grotesque et bavard, afin de me tenir à distance de l’Innommable. Mais ce leurre bavarde trop, il parle trop, n’est-ce pas voulu qu’il se trahisse par son bruit. Chaque phrase que je pose accroît le danger, au lieu de me protéger. Et pourtant j’écris encore : grotesque, bavard, fissuré, mon seul bouclier face à l’Innommable. J’avance à couvert vers l’innommable mais dans quelle intention ?

2 septembre — Écrire l’impossibilité d’écrire. Tenter de masquer un vide, d’essayer de l’habiller au moins, peut-être tenter d’en faire un vide décent. Cela me ramène à l’enterrement de mon père. Je n’avais pas de costume. Retour à Limeil-Brévannes après sa mort. J’ai taillé la haie, exploré les armoires, les placards. Un camion de pompiers en travers de la rue. J’ai grimpé dans une benne pour récupérer les cahiers d’un inconnu jetés aux ordures. Je les avais lus en diagonale par simple curiosité. Qu’allais-je faire du vide d’un autre pour habiller mon propre vide ?

3 septembre — Une tension ancienne, toujours là : une langue distingue, l’autre soude. Deux pôles : l’entre-soi rare et le collectif saturé. Logos contre vox. Écrire avec deux voix qui s’opposent et se nourrissent. Rendez-vous à C., anesthésiste. Cinq minutes, cinquante-cinq euros. Bureau des préadmissions. Jeune homme appliqué, collier de barbe, pas un sourire. Au Vernay, E. ne se souvient plus de mon prénom. S. la gronde. E. dit non désormais. Non au melon, non répété, ferme, enfantin. Bourdon terrible en pensant à l’après. J’ai utilisé Deepseek cette fois pour modifier ma page d’accueil. Plus rapide que ChatGPT, moins d’erreurs. Création d’un fichier lien.html dans le dossier modèles pour les articles hebdo.

4 septembre — Mon père revient par bouffées, avec l’automne, toujours l’automne, comme un effondrement lent qui commence par la rentrée. Pour lui l’école était la clé, lui qui l’avait quittée à seize ans pour s’engager dans les fusiliers marins et partir en Corée. Son père à lui était seulement parti acheter des cigarettes et n’était revenu que douze ans plus tard. J’étais d’une timidité maladive. J’entendais la voix de mon père me traiter de femmelette. Sa virilité était factice, une armure lourde qu’il croyait bienveillante en me l’imposant. Cette honte d’être ce que je suis je crois qu’il me l’a transmise. La fin du monde ne demande pas de responsable. Toute cette énergie liée à l’implication finit par paraître dérisoire. L’implication : à croire qu’un geste suffit pour revenir en arrière, alors que l’arbre est déjà creux.

5 septembre — Réveillé tôt. Sensation de brouillard. Une fuite. Fenêtre du grenier mal isolée. L’eau est passée dessous, a imbibé le plancher, et de là s’est mise à couler dans la chambre. Lydie Salvayre. Le bouquin commence par une lettre d’huissier. Tout cela fait une sorte de blot. Tout cela c’est de l’insupportable à filet continu. Et aussi j’entends des bruits. À cinq heures du matin, un bruit de moteur, très bas, mais insistant. Aplatissement devant la force publique : huissier, avocat, juge, policier. Et si, une fois cette peur abolie, réduite à une pluie passagère. Mais qu’est-ce qui énerve ainsi. J’habite l’agacement. Je navigue à l’estime entre ces deux pôles. Promenade sur les hauteurs de Roussillon. Nous avons profité pour distribuer les flyers. J’ai commencé à lire ce matin le journal d’août de T.C. Grande cohérence due à cette forme brève. Le fait de lire les autres sans entrer en contact via les commentaires crée un espace, probablement imaginaire, mais qui me convient.

6 septembre — En relisant Ténèbres en terres froides de Charles Juliet. Médecine abandonnée, avenir assuré rompu. Il choisit d’écrire. Non l’idéal mais la peur. Je m’agace de m’y reconnaître. La plainte tenue comme fil. Moi je l’ai tue. Bars, filles, voyages, errances, interdits. La trahison revient à date fixe. Cette dureté, la sienne, la mienne, n’est-elle pas un héritage. On croit faire différemment, au bout du compte c’est la même empreinte. Souffrance, trahison, culpabilité : non des failles, mais les outils qui dessinent le moteur. Moi j’ouvrais un carnet, j’inscrivais une date, je refermais. L’écriture est venue par ennui. Ce sont les femmes qui m’ont parlé de Charles Juliet. G. le connaissait bien. En lisant ce premier texte, j’avais été à la fois agacé et admiratif. Impossible de choisir. Alors j’ai éludé la rencontre.

7 septembre — Tout dire de soi d’un seul coup, comme on allume une mèche trop courte. Pas demain, pas plus tard, maintenant, avant que la machine ne le fasse pour moi. Elle saura recomposer mes gestes, mes goûts, mes silences, mais sans frottement, sans contradiction. J’écris comme on se jette : à la vitesse d’une chute, sans parachute, quitte à me fracasser sur mes propres mots. Un kamikaze ne gagne rien, il ne sauve rien. Il fait seulement le geste. Et puis il y a ce coffret. Dedans, la tentation d’en finir, posée sur son coussinet de velours rouge. Ma censure est aveugle. Elle laisse passer l’accident, l’incohérence, l’inutile. Là où la machine supprime. J’avance parce que je ne sais pas ce que je retiens. Ce non-su, c’est encore vivre. Tu n’avais pas envie de te rendre dans la Loire hier soir. Mais la date était inscrite à l’agenda. Évidemment on se perd. Belle soirée d’automne. Étonné d’avoir ri de bon coeur sur le retour. Voilà ce que pourrait être la vie : être grotesque sans le savoir.

8 septembre — Nouvelle crise, repli. Honte de montrer mes textes. L’attente encore d’être reconnu, aimé, fausse tout. Alors les mots deviennent spectacle. La vérité se dérobait sans fin. J’écris peut-être pour ce manque. Je relis mes textes avec peine. L’idée de les effacer et de les remplacer me revient souvent. Ce dégoût peut être un moteur : transformer chaque texte, les réduire à peu de chose, comme une cicatrice claire. Deux colonnes : à gauche l’extrait aminci, en romain peut-être, à droite, en italique le texte d’origine. Ce n’est pas de l’attachement. C’est comme en forêt : on noue des repères aux branches pour retrouver le chemin. Savoir d’où l’on est parti pour savoir y revenir.

9 septembre — Réveil tôt. Un livre sur la table, Sei Shônagon. Autour, les ténèbres. L’information fabrique des foules. Le besoin de sens devient démesuré. Je ne suis pas important. Tout est important. Rien ne l’est. Les deux à la fois. Je vacille. Entre tout. Et rien. La composition paraît froide. Utiliser l’IA comme miroir. Ce que je découvre : le danger. La peur vient du flou. Deux images qui ne se superposent plus. Le connu. L’inconnu. Mise au point impossible. Publier chaque jour, c’est donner au texte son tiers. Fût-il muet. Sans le tiers, rien ne vacille. Rien ne s’écrit.

10 septembre — Je imite. Copier. Singer. Fort pour ça. Pas pour descendre seul. L’ère du peer to peer. Plus rien à télécharger. Cliquer. Attendre. Lire. Coloscopie. Un litre et demi de produit. Lavement. Quatre heures. Réveil. Hôpital. Attendre. Signer. Gentillesse suspecte. Explorer. Fouiller. Le doc. Jeune. Retirer. Découper. Polypes. Bénin. Dire : pas de cancer. Merde. C’est le cas. Retour. Manger. Bouffer. Vide. Soir. Changer. Remplacer. Bonneteau. Bayrou dehors. Le ministre désarmé dedans. Tout change. Rien. Bonneteau. Les mêmes. Revenir. Repasser. L’ère des mèmes.

11 septembre — Un monde sans mots. Un autre où les mots débordent. Silence. Bruit. Je ne sais plus. Nuit. Jour. Les différences s’effacent. Grande peur, grand calme. Hier, nettoyage de squelettes. Retrait des constantes. Tailwind rétrogradé. SPIP mis à jour. Lignes déplacées, code normalisé. Si ça ne fuit pas, je ne cours pas. Il faut que ça s’échappe. Pour que je cours. Traduction : deux poèmes de Clark Ashton Smith, une nouvelle de Pessoa. Minuit passé. Je me tiens à l’écart. Peut-être un tort. L’intuition persiste : supercherie. Covid. Vaccins. Bribes, rumeurs. Sources incertaines. Confusion. Commerce, mort.

12 septembre — Caillois, la Poétique de St-John Perse. L’abîme qui ne prend pas d’un coup mais vous entraîne lentement. Et cette phrase interminable, sans césure, inintelligible. Hier j’ai changé la graisse des caractères, abandonné une traduction, réuni les textes Recto_Verso en un fichier. Découvert le podcast, quarante-quatre minutes de louanges, trop. J’ai ri, partagé sur le WP de F.B, ri encore. Ce matin deux élèves. Cet après-midi personne. Ce soir encore personne. Alors j’ai rouvert Caillois. Plugin chargé, site planté, réparé. Méfiance. Devant le journal du soir je descends, je m’assieds, je laisse S. s’endormir devant l’écran. Je remonte. Le travail. Rien ne rapporte. Mais ça m’occupe. Diète concernant les réseaux, cinq jours sans.

13 septembre — Je n’habiterai pas mon nom. J’ai toujours refusé de prendre un pseudonyme. J’ai préféré gommer ce nom. N’utiliser que des initiales. Le Dibbouk n’est pas mon nom. C’est un emprunt. Reste cette phrase ininterrompue qui continue de tracer son chemin. Je m’appuie sur la ponctuation pour ne pas céder. Des phrases brèves. Je m’interroge encore sur la pertinence d’une infolettre. Le dispositif à deux colonnes m’attire. De l’autre côté je remplis un nouveau vault Obsidian : réécritures, versions, reprises. Creuser, c’est descendre dans une galerie. Poser des étais. Ne pas savoir ce que je cherche au fond. Un mouvement répété : m’élancer, renoncer, recommencer.

14 septembre — La présentation exige sa mise en forme, une mise à mort. C’est la seule raison pour laquelle continuer d’écrire. Pousser l’informe à l’extrême. Jusqu’au dégoût.

15 septembre — Hier soir, en rentrant de V., j’ai ouvert Ténèbres en terres froides de Charles Juliet. Ce qui m’a frappé, c’est cette radicalité : une ou deux phrases suffisent à marquer une journée. Une telle économie de mots me trouble, comme une gifle. La veille, je n’avais moi-même écrit qu’une seule phrase. Le soir, pour compenser, je me suis jeté sur deux longs textes préparés : Peuples fabuleux, Lieux fabuleux. Rien de personnel, seulement des dossiers, de la documentation, de quoi remplir. J’ai cru me satisfaire de ce leurre. Mais en reprenant Juliet, la question s’est imposée : écrit-il vraiment si peu ? Ou bien prélève-t-il ces phrases dans des fleuves d’écriture invisibles ? Cette pensée m’a accompagné dans la nuit, nourrissant des cauchemars : solitude, monde sinistre, espace clos où nul autre que moi ne peut ni survivre ni vivre.

16 septembre — J’écoute la télévision comme on écoute une machine à broyer : ces experts qui parlent avec aplomb, toujours sur le ton de l’évidence, font glisser la science vers la dérision. Le geste est précis, sourire programmé, main qui ponctue la phrase. Je me demande si ce n’est pas voulu, si l’on ne cherche pas à nous dégoûter de toute expertise pour mieux nous rendre disponibles à la fable. Je me sens presque coupable d’y penser, comme si dire cela avait quelque chose de complotiste. Malgré tout, je continue de m’appuyer sur le peu de raison que j’ai cultivé. Entre deux paragraphes de code, j’installe TCPDF pour générer des PDF depuis SPIP. J’aperçois un atelier d’écriture en gestation que je veux suivre sans l’exposer. Je réponds oui à l’association qui propose une élève handicapée. Une odeur d’essence traverse la rue et ramène des visages et des lieux que j’avais cru effacés.

17 septembre — La notion de dosage m’est revenue en récrivant une histoire que me contait mon grand-oncle R. enfant. La nuit de Noël, au rond du trésor, la terre s’ouvrait au premier coup de minuit : un éclair, des coffres, des bijoux, l’or répandu comme une braise. Douze coups seulement, pas un de plus. Longtemps j’y ai vu un conte avertisseur. Ce soir je comprends autre chose : ce n’est pas la menace qui compte, mais la cadence, le tempo juste qui laisse paraître le merveilleux. Comme disait D., mon patron photographe à Clichy : dans la vie tout est une histoire de dosage. Ces phrases-là, je les retiens, parfois sans en rien faire, mais elles reviennent comme la cloche qui sonne, rappel discret qu’un passage peut s’ouvrir.

18 septembre — Depuis 2019 la faille est béante. Avant je pouvais me dire que tout finirait par s’arranger ; ce mensonge ne tient plus. Le temps s’est arrêté, nous vivons le présent d’une répétition infernale. Quelque chose s’est creusé alors, un tunnel vers le plus pourri du cœur des hommes, notamment le mien. Et les démons s’en servent d’ascenseur : ils remontent du ciel infernal vers notre sous-sol terrestre. Depuis 2019 tout est inversé. J’ai failli souhaiter bon anniversaire à J.O. et F.B. Puis je me suis souvenu que ma seule relation avec eux est celle d’un lecteur. Donc non. Un pacte ne se brise pas sous couvert de bonnes intentions. Hier j’ai encore retouché la carte interactive : j’ai ajouté aux points géolocalisés des listes d’articles sous forme d’info-bulles. Je me suis dirigé vers les diagrammes de Voronoi, puis vers la graph-view d’Obsidian. Au final ce site devient un objet littéraire. Un ovni. Si des livres s’en échappent ce ne seront guère plus que des stolons.

19 septembre — Réveil à 00h15. Impression persistante de déconnexion. Comme si j’avais traversé des voiles de réel pour me retrouver en terre inconnue. Je ne reconnais plus rien. Les mots qu’on me dit, les injonctions : je les repère aussitôt pour ce qu’ils sont mais ils n’ont aucune prise sur ma volonté. En faire qu’à sa tête, disait-on autrefois. Comme si ces injonctions s’adressaient à un double. C’est une anomalie de ne pas être dupe. Une anomalie que je paie cher. J’ai multiplié les efforts pour appartenir à cette réalité, mais tout s’est toujours soldé par un effondrement. Et si ce que nous appelons rationnel, raisonnable n’était que la plus monstrueuse des fictions ? Recouché à 4 h, après une nuit de code. Dans mes cauchemars, je les voyais : des créatures toxiques. J’avais déjà cette cohorte aux basques à six ans, et cette obligation de responsabilité envers elle. J’étais le père de mon père, le père de mon grand-père, chargé de tenir, à bout de bras, les enfants qui n’allaient jamais naître.

20 septembre — Quelques efforts physiques. Fini de débarrasser la cave : j’y ai remonté huit carcasses d’ordinateur, emballées dans du plastique. Toujours une grande tristesse de jeter tout ça, puis ce drôle de soulagement, physique, d’être allégé d’un poids. J’écris pour moi. Si je me dis que j’écris pour d’autres, ça ne marche pas. Les poses. Cette horreur de la pose m’est venue d’un seul coup. En même temps il faut poser, faire semblant. Sinon tu n’as pas d’élèves, ils partent. Mais quelle énergie ça demande. Plus ça va, moins j’ai envie de dépenser cette énergie. Mon principal client, c’est moi : j’arrive à me pomper sans vergogne. Le prix à payer : nuits d’insomnie, sensation d’être un singleton perdu dans l’espace intersidéral. Du charabia. Tu pourrais l’effacer, ça ne changerait rien. Je tiens dans le verbe tenir, replié en lui, transporté en lui, comme dans un ventre.

21 septembre — Ne plus rien voir, ne plus rien entendre : juste l’élan nu d’aller jusqu’aux limites, les franchir d’un pas sec, sans se retourner. Cette épidémie de solitude qui frappe l’humanité est sans précédent. Il fallait qu’elle advienne dans une époque marquée par la communication à outrance. Communiquer ce n’est pas créer une chapelle, une église, encore moins une religion. Le bourdonnement d’une mouche je m’éfforce de ne pas l’entendre. Idem pour ce moteur dans le voisinage. Idem pour tout ce qui rumine en moi, tout au fond de moi. J’écris et en même temps que j’écris tout cela je franchis cette frontière. Me voici dans mon propre désert soudain.

22 septembre — Cette étrange mentalité, aristocratique plus que petite-bourgeoise, cette maladie obstinée qui persiste à considérer l’argent comme de la merde et, dans le même mouvement, à se complaire dans son absence, comme si le manque lui-même devenait une forme de distinction. L’obsession d’indigence chronique, miroir parfait d’une obsession d’abondance. Ce fer dans la paume de qui domine parce qu’il possède, lui, l’argent, le choix, la décision de t’anéantir quand bon lui semble. Cette rage, exactement semblable à la folie du pouvoir, que tu ne pourras jamais vraiment montrer parce que la loi règne désormais dans ton crâne. Et qu’ils s’entretueront une dernière fois encore, sous la voûte étoilée, devant le regard des étoiles indifférentes. Et dans ce gouffre tu tombes, tu tomberas avec eux.

23 septembre — Koltès. Dès lors et pour un temps. La phrase s’enclenche comme une machine administrative. Vide. On administre. L’automne tombe d’un coup. Froid, pluie. Mais le climat n’est plus une excuse. Ni gai ni triste. Entre deux. Réécrire, c’est me démembrer. Puis voir surgir un texte qui n’est pas moi, pas l’autre. J’aime ce déplacement. À l’étage, au-dessus de l’atelier, tout est resté comme il y a dix ans. Meubles paternels, cartons, vieilles toiles. Et le bois. Tas de bois énorme. Peur de jeter, fantasme du ça peut servir. Défaut de confiance en l’avenir. Dès lors et pour un temps. Il faudrait apprendre à jeter. Ou au moins lever la main, la laisser tomber.

24 septembre — Lyon. E. montre ses mains. Blanches, veineuses. Aux doigts, un rouge écaillé. La peau laisse voir l’os. Elle ne mange presque plus. Une demi-quenelle, pas davantage. Mais la crème à la vanille, un pot entier. Si maigre qu’un souffle pourrait l’emporter. S. s’énerve. Leur lien, c’est ça : colère et miroir. Je lis Koltès. Le mot or s’impose. Or donc. Or ni car. Souvenir scolaire. Alors, pourquoi pas une langue de voleur ? Mais voler, pour moi, c’était décoller du sol. Quelques secondes. Retomber. Repartir. Vol de poulet. Dans le rêve, je savais la faille, mais je n’y changeais rien. L’enfer est peut-être ça : voir l’erreur, et malgré tout recommencer. Un soir la nuit a décidé de rester. Plus de soleil. Plus d’électricité. On ne voit pas sa main. Un enfant appelle. On regarde la poignée. La main tremble. On lâche la poignée. On recule. La bougie vacille. La nuit rit.

25 septembre — Tout semblait normal. Tout continuait comme avant. Mais derrière la façade, non : rien n’était plus comme avant. La vie se jouait dans un décor de carton-pâte. Le piège s’était refermé : banques, crédits, salaires, échéances. Watt a dit : Et si tu plaques tout, si tu te tires, il se passe quoi ? Molly est partie dans un long monologue. La lâcheté des hommes en général, celle de Watt en particulier. Alors Watt a dit : Oui, je suis lâche. Si tu essaies de retrouver le poison des années 80, tu t’apercevras que c’est le même dans les années 2000 puis 2020. Célébrité et pognon. Voici comment la jeunesse est décimée de génération en génération. Rêves : un tribunal, les juges sont en hauteur. Ils surplombent le mis en cause. Le mis en cause reste muet. Et pour cause on lui a cousu les lèvres.

26 septembre — Je reviens aux pensées enfantines. Ces idées étranges que j’ai fini par taire. On appelait ça de l’animisme, doublé d’idiotie. On disait aussi que j’avais un génie des nombres, tué net par l’école des années soixante. Il suffit de croire pour devenir. La croyance comme moteur du travail. Rien de miraculeux. Une simple astuce. Mais une fois débusquée, impossible d’y croire encore. Alors surgit la question : d’où vient-elle, cette croyance ? On comprend qu’elle n’est pas de soi. Elle vient d’un héritage. Quelqu’un, jadis, a voulu commencer quelque chose qu’il n’a pas pu finir. En nous demeure sa plainte, son inachèvement. Fermer les yeux. Se boucher les oreilles. Plisser les lèvres. Automne dehors, automne dedans. Comment sera la littérature au XXIIᵉ siècle. Après l’autofiction et le nombril, après l’anthropocentrisme, peut-être viendra le temps où les pierres, l’eau, la végétation parleront enfin.

27 septembre — J’ouvre à nouveau Ténèbres en Terre Froide comme si je grattais une vieille plaie. La douleur vient de cette même difficulté, différente pourtant, que j’éprouvais alors au même âge. Aussitôt ces phrases posées, j’ai envie de les biffer : elles me révèlent mon impuissance, ma lâcheté. N’ai-je donc pas assez de recul, un peu de commisération envers nous deux, si semblables à tous les jeunes gens. De là vient ton refuge dans le concept de brouillon, jusque sur ce site. Tout reste brouillon, en attente d’une mise au propre sans cesse repoussée. Tu te brouilles avec toi-même, puis avec le monde. La brouille déborde : marge, campagne, pavé des villes. Et voici encore un bloc de texte pour dire peu. Une phrase suffirait, un mot : vulnérable. Aujourd’hui comme hier, et sans doute demain. Et ce désir encore d’aller plus loin, plus en profondeur, comme si l’insatisfaction se confondait avec la brièveté.

28 septembre — La première chose qui surgit, sans secousse, c’est le décalage. Un nez. L’étrangeté, c’est ça : interroger ce qui ne s’interroge jamais. Nous possédons tous ce nez, en même temps qu’il nous possède. L’index qui frotte l’écran. Le défilement commence : images, annonces, miettes de phrases. Tout s’enchaîne sans ordre. On croit choisir, mais c’est l’œil qui est choisi, l’index happé. Le véritable organe, c’est le doigt. Fascinant et terrifiant à la fois. Sans doute écrire sert-il à cela. Écrire me sert à traverser les évidences. Hier matin Su. est revenue. Séance agréable, malgré la tristesse de Ca., qui avait enterré son bélier au petit matin. Les cornes du bélier, en spirale. J’ai pensé à la suite de Fibonacci. Nous sommes montés vers Lyon où L. et N. nous attendaient. Discussion autour de la notion d’appartement. Et si nous vendions la maison ? Et j’ai reconnu ce gamin de neuf ans qu’on bringuebalait de lieu en lieu, incapable de s’enraciner.

29 septembre — Tout contact rompu avec M-A. La vraie raison : ce feu où j’ai jeté mes carnets. Pas tant pour leur contenu que pour le sacrifice. La perte inconsolable. Le chantage, réel ou imaginaire. Écrire ou vivre. Pas de rancune. L’incompréhension, l’égoïsme, le sien, le mien. Ce jour-là j’ai cru tout perdre. Vingt ans sans écrire. J’ai choisi de vivre, et ce fut un calvaire. Plus de filet, plus d’amortisseur. J’ai dévalé ces années à m’en cabosser le corps entier. M-A, j’espère, vit la vie qu’elle voulait. Moi, il m’arrive d’avoir envie de tout détruire. Appuyer sur suppr. M’effacer. Juliet n’aide pas. Perdre le contact est ma spécialité. C’est une discipline. Une préparation. On meurt seul. De Juliet j’ai retenu l’ennui. Aussitôt la peur que mes textes fassent pareil. J’ai laissé Juliet pour Bernhard. Perturbations. Je l’avais lu dans les années 80. Cette fois, en le reprenant, une sensation étrange : comme une mise au point télémétrique.

30 septembre — Sans la comédie, la tragédie, que serions-nous, que ferions-nous. Osciller de l’une à l’autre durant l’espace d’une journée nous procure un ersatz d’existence, nous sommes ainsi spectateurs de nous-mêmes. Chez Beckett, après la chute du rideau, il ne reste qu’un reste minimal : une chaise, un souffle, un mot qui revient. Chez Novarina, l’après-scène prend la forme inverse : non pas le silence mais le trop-plein. Une profusion de voix, un langage qui ne représente plus mais s’auto-engendre. Que resterait-il dans l’écriture si je retirais soudain la reflexion, l’explication qui sont aussi des personnages familiers de ces textes. Il resterait le plateau nu des phrases. Le geste, le souffle, l’objet. Non plus dire ce que cela veut dire, mais simplement déposer ce qui est là. Le rideau est tombé. La salle vide garde l’odeur de poussière et de bois chauffé. Une chaise demeure, rien d’autre. Peut-être que ce qui subsiste, après la comédie, la tragédie, ce n’est rien d’autre que cela : quelques phrases encore debout, une chaise, un souffle.

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