Août 2025

1er août — Trois semaines sans fibre, connexion partagée qui rame. Orange refuse de nous prendre, Isère Fibre bloque les nouvelles commercialisations. J’appelle Free tous les jours, je chronomètre mes appels, histoire de mobiliser l’interlocuteur le plus longtemps possible. La base de données rend son tablier, impossible d’enregistrer quoi que ce soit. Il va falloir tout réinstaller. Promenades au bord du Rhône pour décompresser. À la hauteur de Molly Sabata, chants chinois portés par l’eau au crépuscule, très apaisant. Un vieil homme explique à S. que les rosiers près des vignes attirent les insectes pour protéger les ceps. — Codicille : pourquoi 162 ? Parce que 1+6+2 = 9, et après 9 on recommence à 0. J’en propose que 16, parce que 1+6 = 7, le nombre de mondes, de cieux, de jours. Notes en verso/recto sur le souvenir, la jeunesse, la vieillesse, l’avant et l’après.

2 août — La prison était parfaite, on n’en voyait pas les murs. Mais l’étouffement, l’oppression révèlent peu à peu l’enfermement. F. dit que j’expérimente, on se rejoint sur la technique, sur les outils. Mais le contenu ? F. a viré le contenu depuis longtemps. Moi je grimpe encore à mains nues sur une paroi rocheuse. En haut il n’y aura plus d’intérêt pour le contenu, juste une vision d’ensemble. Hors contenu, y a-t-il des questions ? — Notes de chevet, Sei Shônagon. Hasard que la proposition 11=2 évoque ce mouvement interne ? — Emails de cancer (P.C., T.C., D.C., M. qui se fait opérer le 6). Pourquoi je rumine ces détails ? Trouvé Hymne de Lydie Salvayre dans la boîte à livres. Le « on dit que » m’a sauté aux yeux. — Pauvreté et peur du ridicule. Le mépris de classe intégré comme un surmoi. Freud brandit la Torah à Jung qui répond simplement « non », puis sort. Jung passe aux archétypes, un simple changement d’outils. T.C. en colère : il faut s’intéresser aux outils d’écriture avant d’écrire. Je me sens honteux, comme s’il me parlait à moi.

3 août — Qu’allons-nous essayer aujourd’hui. Pas un cri, pas encore. Trop tôt pour l’anniversaire du 18 août 1969, Woodstock, Jimmy le timide. Mais l’envie de crier est là. Je m’assieds à ma table, poussé par une injonction, et je m’interroge sur ce que je vais écrire. Pourquoi tant de docilité alors que j’essaie d’entretenir ce vieux fond de rébellion ? Peut-être qu’au fond j’espère que ça pète. — Quelque chose d’apaisé en moi depuis quelques jours. Je réponds à toutes les demandes dans l’instant, je ne louvoie plus. S. n’en revient pas : « Je ne te reconnais pas. » Moi non plus. J’ai l’impression de voir quelqu’un partir, quelqu’un qui est encore un peu moi mais ne l’est déjà plus. Rien n’est grave. Aucun attachement. — Hier soir, nouveau chemin le long du Rhône. Les arbres nous connaissaient. Un banc au retour, nous nous asseyons. S. : « Il y a du courant. » Le temps a passé comme un songe. Nous sommes là, des inconnus. Ce manque de certitude, tout à coup, semble être l’unique responsable de cet apaisement.

4 août — Nuit quasi blanche à charogner dans la base de données. Faire, défaire, taper du pied, rire de moi-même, rêver de tout laisser tomber. Puis cet instant d’effroi : plus rien ne me retient. Chute sans fin. Je crois qu’on doit se risquer, sinon à quoi bon. Calme et discipline. Même si ce mot pue l’amertume, je n’en ai pas d’autre. — Lu la lettre hebdo de François Bon. Oui François, ne lâche rien. Les strates souterraines et obscures sont importantes, c’est là que réside encore un peu de lumière, à rebours. La culture avance par les bords, les fuites, les fissures. — Nous ne sommes pas allés marcher. S. revenait dépitée de son vide-grenier. Léthargie, puis petite déprime. Elle n’a presque rien touché au repas. J’ai pris du retard dans les traductions anglaises.

5 août — Grande musique, chansonnette à cinq sous, quelle différence vraiment ? Même chose pour le roman de gare et le prix Nobel. Qui distingue, qui juge ? Il arrive un moment où plus rien ne se distingue. En animant des ateliers de dessin, je suis parvenu à un plateau où tous les critères s’étaient effondrés. Ce qui comptait : qu’un geste ait eu lieu. Mais les parents attendaient la gloire. Peut-être que cette équanimité n’était qu’un effet de fatigue. — Avec les adultes, la même chose. Technique comme béquille pour retrouver la confiance. Schwab : « Et l’envie dans tout cela ? » Envie de transmettre ou envie d’être reconnu ? La célébrité me dégoûtait désormais. Médiocrité devenue norme. L’échelle de valeurs s’était inversée : le sommet et le bas confondus. — La démocratie devenue mensonge, la France où défilent les dirigeants les plus corrompus sans que cela n’émeuve. Abêtissement collectif poursuivi avec méthode. — Reste une oscillation ténue. Schwab : « quelque chose derrière ’il n’y a rien, cela ressemble au néant, mais malgré cela’ ? » Une fidélité sans objet. Une obstination muette. Une manière de rester là, à l’endroit où le langage s’effondre. — 1965, La Varenne-Chennevières : au-dessus du poêle, une plaque de bois sombre avec tête de mort et poignards croisés, lettres cyrilliques. Peut-être un trophée arraché dans une ville en flammes. Peut-être rien. — Mars 1975, Limeil-Brévannes : l’adolescent saute du premier étage. Peut-être qu’il porte du sang slave. Estonien, finlandais, danois. Peut-être pas. — Vacances d’hiver 1966 : l’Assimil russe, un homme robuste : « Répète après moi : ia lioubliou… » Haleine d’ail et d’oignon. Derrière le mur : « Pourquoi lui apprendre le russe ? » — « Parce que je n’ai plus rien que mes souvenirs. » — Fort de Vincennes, 1982 : un nom prononcé : Kornilov. Peut-être qu’il aurait dû répondre non.

6 août — Le mot mosaïque continue d’insister. J’ai vu ce genre de mosaïques quelque part, peut-être chez Philippe De Jonckheere. J’ai utilisé un script Voronoï pour proposer autre chose qu’une liste dans une page groupe, quelque chose de plus visuel. Une image mosaïque interactive. — En même temps : magasine, magasiner. Exercice avec un mot : le voir comme objet étranger, émettre des hypothèses. Dans Turn.js, démo pour créer un magazine mensuel feuilletable. Tout le stock dans le contenant pour l’instant, ensuite sélection plus fine. — En peinture, toujours apprécié de juxtaposer des éléments hétérogènes. La mosaïque, c’est la métaphore parfaite : morceaux dispersés qu’on agence, et c’est leur juxtaposition qui crée du sens. — Klee a peint des œuvres où petites unités colorées composent un ensemble vibrant. Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur : mosaïque narrative, chaque chapitre ouvre une histoire différente. Gaudí, trencadís : éclats de céramique brisés, fissures et irrégularités font partie du processus.

7 août — « Le pli n’est pas une chose compliquée, c’est une complication. » — Deleuze. Tout mouvement rencontre des complications, pas des obstacles : des vecteurs de forme. L’eau, le fleuve, les fourmis qui sacrifient une partie d’elles-mêmes pour former un pont vivant. — Souvent je nomme complications ce qui ne sont que modifications. Elles m’obligent à entrer dans un inconnu. — Pascal, Wittgenstein, Musil, Proust, Sartre, Camus, Lovecraft, Derrida. La complication devient une forme de justesse. — Après nous être jetés dans la complication au XXe siècle, le XXIe cherche à la nier — quitte à infantiliser les populations. Plus on refuse une chose, plus elle revient.

8 août — On n’est pas conscient de ce qu’on écrit en toute bonne foi, puis on relit et quelque chose cloche. Apprendre à mentir vrai (Dawn Cornelio à propos de Chloé Delaume) exige un saut quantique. Comme dans le dessin : oser créer un contraste fort. C’est difficile, ça paraît trop, et pourtant ça passe. — Le mot que je cherche est contexte. La notion de romanesque, comme celle de mentir vrai, ne peut s’en passer. Le contexte agit comme un alambic : il distille les fragments bruts en quelque chose de transformé mais reconnaissable, donc crédible. — C’est dans le contexte que se rejoignent traduction et autofiction. On ne traduit pas seulement un texte, on traduit un contexte. L’autofiction fabrique un cadre narratif où vécu et inventé cohabitent. — J’ai repris les mots-clés du site, relu les articles associés. Avec les descriptifs ajoutés, chaque mot-clé devient une entrée en matière, un petit contexte introductif. Passage d’un index brut à un index romanesque.

9 août — Dès que je me dis « il faut un contexte » et que j’essaie d’écrire dedans, c’est comme si une porte se fermait. Exactement comme aux cours de maths autrefois, le tableau noir, la craie, bloqué. — Atelier d’écriture en ligne depuis 2022, tentative pour résoudre cette difficulté. Cela n’a rien amélioré quant à ma pratique quotidienne. — Démarche artistique : j’ai passé deux années à tenter de comprendre. Ce n’est qu’un outil, un dispositif temporaire, ni plus ni moins. Mais le fait de m’être remis à écrire depuis 2019 a réactivé quelque chose de toxique. Est-ce un engagement ? Une mission de vie ? Un sacerdoce ? L’impossibilité à nommer est probablement le lieu exact de ma difficulté avec le contexte. — J’aimerais écrire plus de fictions. Mais difficile de passer du je au il. Tous les il et elle que j’écris restent indiscernables d’un je omniprésent — pour moi. Volonté de mentir vrai le plus habilement possible, contre laquelle je bute encore.

10 août — Texte expérimental, phonétique : « Sans éducation mais que feriez-vous donc dans la vie, me dit-elle. sang et duck duck duck / cassons cassss / queue ffffffe / riez vooooooussss / d’oncques don dondon… » — Puis : avant quoi, avant qui a-t-il. Avant le bruit brut du souffle, le craquement des os. Avant la musique, avant la parole, avant le jour, la nuit. Avant qu’il y ait un après, qu’était l’avant ? Un infini avant, un bruit qui ne dit rien. — L’amplification sonore vaut l’agrandissement d’une photographie. Effet choc qui demeure longtemps en écho. Une phrase isolée marchant seule sous un réverbère m’attira à un point tel que je demeurai comme en suspension.

11 août — Lovecraft, correspondance 1925 : « labyrinthes bien aimés et tortueux… vieux seuils, heurtoirs de bronze, pignons abrupts, lucarnes… » La rencontre d’un nouveau mot devrait se fêter. Accueillons ost, astérisme, algide. Hommage à la soirée passée à me replonger dans Les Contrées du rêve. — Un livre est un vaste ensemble réflexif, comme une ville. Je ne m’arrête pas souvent sur un passant pour l’examiner, comme je le fais avec un mot. Arpenter — ce n’est pas parcourir ou errer. L’arpenteur mesure, explore méthodiquement. — Vie privée, oikos des Grecs. Aristote : moins d’importance que la vie publique. En 1890, Warren et Brandeis publient The Right to Privacy, première formulation d’un droit à la vie privée. Nouvelles technologies de l’époque : photographie instantanée et presse à grand tirage. — Le notaire lisant l’acte de vente : le mot jouir surgit. Dans sa bouche, usage paisible d’un bien immobilier. Pour moi : le trouble, la secousse, le corps. — J’écris des lettres à l’inconnu en général. Cela me confère une bulle d’anonymat, malgré toute l’impudeur.

12 août — Il a pleuré. Puis il a sorti un mouchoir, preuve qu’il prévoyait ce moment. Il a repoussé le clavier, cherché un stylo, une feuille : tu es un corps, écris. — Se déplier, s’offrir ingénu. Se replier, savant. Tituber, aller seul sur quatre pattes, tenter de se redresser, retomber. Rire étrange au mauvais moment, qui isole. Grille de contraintes ouvrant sur une nouvelle grille. Visiter ainsi les abîmes, ce n’est pas un jeu. C’est dire autrement le traumatisme. — Par la mort passer. En sortir. Grimper, dépasser quelque chose, prendre conscience du gouffre. Tu n’as pas le choix. Arrivé au sommet : respirer, battements réguliers. Le rythme, la musique t’ont calmé. — Naïveté, ne la répudie pas. La catharsis n’est pas un drame, c’est un coquillage. Tu peux vivre à l’intérieur et dire voici mon monde. Tu n’es plus Artaud, Van Gogh, Bataille, Duras, Pizarnik. Naïveté et espoir, petite musique infernale des comptines.

13 août — Base de données réparée, en distant comme en local. Plus un amusement qu’autre chose. Je me suis remis à écrire plus qu’à coder. Je me renferme, me recroqueville. Lectures intenses. Trouvé un site avec textes originaux de Henry S. Whitehead, commencé à traduire. Création d’une rubrique traductions. — La vision du monde tout autour devenue si noire que je ne lis plus que des nouvelles fantastiques ou d’horreur de vieux auteurs du XIXe siècle. La langue archaïque oblige à y pénétrer lentement. Effet thérapeutique : soigner le mal par le mal. S’enfoncer dans l’horreur jusqu’au cou finit par déclencher un sursaut, une petite pulsion de vie. Celle-ci trouve sa fonction réparatrice quasi immédiate quand j’arrose l’ampélopsis ou l’olivier le matin. — Tout l’été, les clés nous ont poursuivis : celle de la maison chez J. qui n’ouvrait pas, la porte de la terrasse chez P. À Tarragone, photographié une façade : CERRAJERO (serrurier). Le mot appris après coup répond au texte comme une clé tombée de la rue. — En nommant le site Dibbouk, j’anticipais peut-être la suite. Cette « chose » vient vous habiter, vous hanter, ne vous lâche plus tant qu’elle n’a pas absorbé toute votre énergie. Une fois publié, je referme les onglets. Je ne flâne guère. Revient cette béatitude offerte par l’enfouissement. Michaux : « enterrez-moi ».

14 août — Au moment de parler, l’image du mime Marceau apparaît. Ce que je pense n’a aucune importance. Mieux vaut aller sur la face cachée de ce qu’on pense toujours penser. Parfois ces textes me deviennent hostiles, imbuvables. Je cherche des rubriques, n’en trouve aucune qui vaille. D’un seul coup d’œil, je vois les extrêmes comme des mains applaudissant la farce. Le centre ne m’attire pas non plus. Dans trois siècles, il faut espérer que toute cette comédie soit achevée. Jean-Louis Barrault se superpose au mime Marceau. — Je pourrais décliner, dire non, non merci. Je pense non mais ma bouche dit oui, machinalement. — On réclame des dates pour ne pas perdre le fil : le Grand Nord, en quelle année déjà ? Des rubriques, des dates : équipés pour la journée. Et si je n’écris pas davantage, aujourd’hui ni cette semaine, le seul à qui je manquerai, ce sera moi. — Pas besoin de rubrique, les cimetières en débordent. Cénotaphes, épitaphes. Le correct ment. — Grizot & Launay à L’Isle-Adam, années 1975. Procter & Gamble. Le mot « solfétique » : pistolet à étiqueter. ChatGPT confirme. Dans mille ans, c’est tout ce qu’on retiendra. — Collectif des adorateurs du rien. An 5000 après la Simca 1000. Collectif « on garde tout on ne sait jamais » (OGTONSJ). The Time Machine posé sur un coussin de velours rouge, colonne de plexiglas, océan de dunes. An 11200 après la chute du Tyran Nosor : Les lecteurs de vieux papier. Jeu de rôle planétaire.

18 août — Écrire en voyage plus compliqué cette année. iPad qui fatigue, clavier Bluetooth oublié. À la Pinada, Vila Sica, la 4G saturée. Noirci quelques pages, assez pour l’atelier d’été. — Vieux complexe : l’école, mon indigence en géographie. Je sais m’orienter dans les villes mais impossible de distinguer est et ouest, nord et sud. — Génération baby-boomers, collection de complexes. Les intrépidités d’autrefois venaient moins d’une bravoure que de l’ignorance du danger. — La machine pour l’apnée entraîne des effets inattendus. Je dors plus de sept heures d’affilée, ce qui ne m’était plus arrivé depuis l’adolescence. Mais ce temps de sommeil me laisse coupable. Contre ce sentiment, j’invente une vie parallèle. Pas un hasard si j’ai éprouvé le besoin de relire Les Contrées du rêve. — Question : est-ce suffisant ? Ce doute qui revient. Mais dès que j’écris « suffisant », le mot bascule vers l’arrogance. Entre les deux est probablement l’endroit du carnet. — Le décor : bord de mer, longues allées, antidérapantes. D’un côté la mer immense, de l’autre de hauts pins. Observer la longueur des laisses tenues par ceux qui promènent leurs chiens. Le parfum, un des principaux fléaux de l’humanité. Et en même temps une entrée incontournable pour la civilisation. Les Noirs disent que le Blanc sent le cadavre. — Chez les Esquimaux, la nourriture mâchée par les jeunes pour nourrir les vieux édentés durant des millénaires. — Après que mon frère a failli perdre un œil, on fit piquer le chien. Enterré près du tas de fumier. Nous venions prier pour son âme, mon frère pas rancunier et moi-même. Puis on allumait une liane et on fumait. — Au catéchisme, le curé essayait de nous extraire de notre animalité. Devenir humain, c’était être propre. — Ce que les êtres humains ont dépensé en énergie pour ne pas se sentir tient du prodige. Un prodige bête à manger du foin. — Caractériser les gens par leur odeur. Mon grand-oncle sentait la foudre. Mon grand-père sentait l’essence et le cambouis, puis le sang. Patty, la petite chienne caniche, sentait le chien mouillé. J’ai longtemps fumé pour ne pas sentir l’odeur du monde. Trop d’émotions. — Je me demande si je ne suis pas un peu de ce chien qui mordit mon frère à l’œil. J’en ai longtemps éprouvé de la culpabilité.

19 août — Tant que je n’y pensais pas, les habitudes installées m’empêchaient de voir l’absurdité dans laquelle nous vivions depuis des générations. Camisole de règles, « bonnes raisons », voix monocorde des médias. C’est ainsi que je me rendis, docile, à l’école, à l’église, au travail, pendant presque une vie entière. Ce n’est qu’au soir de cette mécanique que je compris le piège. — Dès que je me mêle d’écrire, le cauchemar fait irruption. C’est un cauchemar éveillé. Comment vivre dedans sans donner l’impression, aux entités qui le peuplent, que l’on sait qu’elles ne sont que des entités ? Vide cerné par l’infini : le vide comme unique moyen de se préserver. — Et puis le foie, dont il faut prendre grand soin, unique filtre tamisant l’absurde. Absurde réel (temps qui passe, maladie, mort) et absurde artificiel (lois, règles, discours). La médecine chinoise dit que le foie règle la circulation de l’énergie, gouverne la colère et les yeux. La médecine indienne affirme qu’il digère aussi les émotions et les souvenirs. — On oublie aussi la rate. Si elle faiblit, tout devient lourd, englué dans la rumination. Le foie filtre, la rate rumine. L’un explose, l’autre s’alourdit. Entre les deux, nous essayons de tenir debout. — Comment garder le foie et la rate en état ? Éviter les excès, laisser circuler l’air, marcher, respirer. Pour la rate : chaleur et simplicité, repas chaud, régulier, peu de sucre, peu de dispersion mentale. Faire sobre. Laisser couler. Ne pas mâcher cent fois la même idée.

20 août — Si le temps n’existe pas, nous vivons notre misérable existence à l’intérieur d’une bande magnétique, ou numérique. Quelque chose d’aussi clos qu’un œuf. Rien de plus cassable qu’une coquille. — Hier, dans l’autobus vers Reus, mon regard fut hypnotisé par les chiffres de la pendule : « 19.8.2025 ». Soudain, je fus projeté au début de la bande. « Que serais-je en l’an 2000 ? » m’étais-je demandé. Et de revoir cette date, j’ai senti que mon temps était passé. « Mon temps » ne signifie plus rien. — Et désormais, il pouvait écrire « désormais ». Car « désormais » était un signal, comme « il était une fois », et il pouvait le déclencher lorsqu’il le désirerait. — Il existe probablement un yoga de l’écriture. Privé de la facilité d’écrire confortablement, je reviens à un autre moment de la bande : stylo-bille, page quadrillée à petits carreaux. Aux mêmes difficultés de naguère. — Cet attendrissement hier soir, en relisant cette histoire du jeune Carter traversant les bois avec sa vieille clef rouillée (The Silver Key, 1926), est-il inscrit sur le support depuis l’origine ? Pourquoi l’émotion n’est-elle pas venue à la toute première lecture ? Peut-on réinventer une émotion déjà éprouvée, puis perdue ?

21 août — L’obstacle le plus pénible aura toujours été le jugement des plus proches. Ils m’ont imaginé musicien, peintre, écrivain, photographe. Ils n’ont pas supporté l’écart entre l’image qu’ils avaient de moi et celle qu’ils découvraient. Alors ils ont ri. Ce rire, je l’entends encore : toi, artiste ? — J’aurais pu dire simplement artiste. Mais le mot est souillé. Chaque fois qu’il a claqué, il a blessé. Artiste : un crachat. — Le « bon sens » n’est rien d’autre qu’un bâton merdeux. On s’y agrippe malgré tout. Et nos mains sentent la merde, pour reprendre Artaud. — Entre ce vide et l’infini, il reste le signe. Fragile comme une empreinte dans le sable. Imputrescible parce qu’il renaît à chaque instant. — Auto-commentaire, exégèse négative : ce texte hésite, et cette hésitation le tue. La blessure réelle — le rire des proches — est aussitôt fuyée dans un discours conceptuel. De la douleur, tu passes à la métaphysique de poche. Le lecteur se lasse. — Exégèse empathique : ce texte vit de son hésitation. C’est cette tension qui en fait sa vérité. L’oscillation entre l’abstrait et le cru, entre la pensée et la blessure. N’est-ce pas ainsi que fonctionne la souffrance ? Elle n’est jamais pure, elle se couvre de mots, cherche refuge dans l’abstraction, puis replonge dans le brut. — Esthétique de l’hésitation : le jugement des proches a toujours été l’obstacle. Alors je multiplie les détours. Musicien, peintre, écrivain, photographe — comme si l’énumération pouvait remplacer le mot maudit. Puis je retombe dans l’abstraction. Parler du signe, du vide, de l’infini : ma manière de tenir à distance la blessure. Alors je reste entre les deux : le concept et l’insulte, l’empreinte fragile dans le sable et le rire moqueur qui la piétine. Cette hésitation, je ne la dépasse pas. Elle est ma forme.

22 août — Le dimanche, mon grand-père trouvait toujours l’interstice. Quand les voix s’essoufflaient, il reprenait son refrain : la guerre, les copains, le bon vieux temps. Ce qui pour nous n’était qu’un radotage était pour lui une nécessité. J’ai fini par comprendre que j’avais hérité de ce geste. Je ne rabâche pas sa guerre mais mes obsessions : le vide, la masse, la langue creuse. Rabâcher, c’est tenir. — Dans les religions, la répétition est au cœur des pratiques. Rosaire catholique, sourates de l’islam, mantras bouddhistes. Partout, la répétition agit comme une corde tendue contre le néant. — La littérature n’échappe pas : Péguy, Bernhard, Beckett, Cioran, Blanchot. Vu de l’extérieur, le rabâchage n’est qu’une scie monotone. Mais pour celui qui répète, il est vital : il retient ce qui menace de sombrer. — Le politique a fait du rabâchage son instrument. Slogans répétés, alternance gauche/droite. Debord : le système se maintient parce qu’il se rejoue à l’infini. Gauche et droite ne sont pas des opposés réels, mais des chiens de berger. — Différence : en politique, on rabâche pour masquer le vide ; en littérature, pour l’exposer. Même mécanique, intentions inverses. — Rabâcher n’est pas un défaut. C’est une condition humaine. On prie en rabâchant pour survivre. On écrit en répétant parce qu’il n’y a pas d’autre manière de creuser. Répéter, c’est tenir. Rabâcher, c’est survivre.

24 août — Couper le son de l’autoradio ne coupe pas tout. Brouhaha de la station catalane, bruit du moteur, voix de S., excitation et fatigue dans le bouchon à La Jonquera. — Ce que je pense avant d’écrire pèse peu quand j’écris. Une bribe, un lambeau arraché à une instance confuse. La confusion forme un cercle et je peux entrer par n’importe quel point de sa périphérie, certain d’être toujours à égale distance du centre. Je laisse l’entrée m’entrer, et non l’inverse. Le plan viendra plus tard, comme une topographie tracée après la marche. — Je me dis que tout cela sonne très intello. Parfois le centre n’est pas un point, mais une température : on s’en approche par degrés et, soudain, la phrase prend. — Reste la vieille question : est-ce suffisant ? — Que conserver de ces vacances ? Puis aussitôt : pourquoi vouloir conserver à tout prix ? La confusion reste entière, dans son exactitude. L’écriture donne un bord où tenir, de quoi revenir plus tard sans fermer. — Tout l’été, les clés nous ont poursuivis. À Tarragone, sans savoir que cerrajero voulait dire « serrurier », j’ai photographié cette façade. En cherchant une image pour ce carnet, c’est elle qui s’est imposée. Non pas l’événement, mais le seuil ; non pas une preuve, de simples indices. — Second texte : seuil sonne entre soleil et deuil. Ce n’est pas une porte, mais une position tenable : tenir le corps, l’oreille, la phrase. Ni dehors ni dedans. — L’an passé en Croatie, j’avais laissé la peur aller jusqu’au bout. Presque une semaine à rester sur le quai sans oser plonger. S. : « Tout le monde se jette à l’eau sauf toi. » Puis j’ai découvert une petite échelle, commencé à l’emprunter, mais ne pouvais toujours pas plonger. La veille du départ, je me suis enfin lancé, tête la première, en acceptant que je pouvais mourir — et que cette foutue trouille ne me faisait plus rien. — Ce petit récit ne me flatte pas. Il montre jusqu’où je peux pousser le ridicule pour retourner vers des zones enfantines laissées en jachère. J’y suis allé au forceps : comme un nouveau-né qu’on aide à quitter un ventre trop confortable.

25 août — Les souvenirs d’été s’effacent, l’automne arrive d’abord dans la tête. Béziers–Lyon d’un trait, récupérer les enfants au train. Pluie de consignes : ne pas parler du poids, ne pas revenir sur les vacances ratées, éviter ce qui blesse. Je note, j’ajuste. J’entends moins, en septembre ORL, peut-être un appareil. En rentrant, une dent a lâché sur une tranche de pain de mie, sec, net. — S. a retiré la grande planche qui masquait l’entrée de la cave, j’ai déplacé deux palettes, passé le jet, odeur de terre humide, courant d’air frais. — Pour la paix du foyer, ils iront au centre social cette semaine. L’aîné a le tranchant de ses douze ans, je pèse mes mots. — J’imprime deux cents flyers, je ferai le tour des boîtes aux lettres. Plus d’association pour l’instant, les cours en ligne restent en réserve. Je compte serré, S. m’a recadré sur le prix du centre aéré, message reçu. — Je peins quand je peux, l’acrylique pour les cours, l’huile quand ce sera possible. Cette nuit, sommeil léger malgré le masque, j’avance le café à midi. — Je lis J. O., j’en prends la lumière sans me comparer. Au petit matin, dans un rêve érotique, j’ai aligné des prétextes, des images. Au réveil, je me suis repris — en rêve, le corps se moque de l’âge, il dit sa vérité. Un instant, l’envie de refermer les yeux pour relancer le rêve, le même mouvement que de m’asseoir devant l’écran et rouvrir la page. — Il reste une insatisfaction. Je contourne. J’interprète. Je rumine, comme si aller au bout me confronterait à quelque chose de trop net. — Je pense à ces vieux récits, ces contes oubliés où un dragon immonde protège un trésor. Ce n’est pas une image, c’est une carte. Là où il y a ce qui me répugne ou me terrifie, il y a aussi ce que je cherche. Il faut cesser de tourner autour. Il faut me jeter à l’eau, écrire sans me surveiller. Le discernement viendra après. Toujours après. Le texte, comme le rêve, ne demande pas d’être jugé d’avance. Il demande d’être traversé.

26 août — Muer ou ne pas muer, c’est un choix, pas une question. Laisse aller l’explication jusqu’au délire, et peut-être qu’elle deviendra forme. Tu as racheté des boîtes de Nicotinell, deux milligrammes. Tu es paré pour la rentrée, même si tu sais bien que c’est dérisoire. Tu n’es paré de rien. Paré de rien, ça sonne bien. Tu pourrais t’abstenir de bouffer ces cachets qui t’ont bousillé les dents depuis trois ans. Et puis, quand tu le décideras, tu seras sec comme un coup de trique. Plus un mot, silence total, mutisme. Il faut que tu apprennes à sentir que ça suffit, à cesser de tout pousser au bord. Le rien est sans limite. Mais ce n’est pas une raison. Il faut que tu apprennes à dépasser ce moment où tu te répètes que ça suffit, et aller plus loin encore. Le rien est dans rien, et il est aussi au-delà de lui-même.

27 août — Lovecraft : « Tous ces cauchemars et responsabilités détériorent désastreusement l’imagination créative, et je dois cultiver des impressions plus stimulantes de liberté, nouveauté et étrangeté. » — Pour écrire ne serait-ce que la description d’un lieu, il faut une certaine autorité. Quelle entité dicte des phrases qu’on ne saurait dire dans la vie quotidienne ? Car personnellement je suis d’une terrible banalité dans mon expression orale. Ce qui me fait dire : mais pour qui tu te prends ? Ou plutôt : qu’est-ce qui te prend, qui ou quoi s’empare de toi ? Peut-être que je me trompe en écrivant « possession » car il semblerait que l’événement tienne bien plus à une dépossession. L’écriture me possède pour me déposséder, si je peux oser cet illogisme. — Quand je soumets mes phrases à l’IA, quelque chose se brise. L’ordre des mots, même des fautes, a un sens. L’IA possède un ordre qui est le sien, une moyenne d’ordre, un ordre moyen — cette chose tiède, consensuelle, qui a les mains moites. — Tout cela est très mauvais. Et sans doute l’est-ce quand je n’accepte pas totalement ce passage où je me dévêts de qui je suis au quotidien pour emprunter cette peau de ce qui s’écrit par mon intermédiaire. — Et au bout du bout, écrire sur l’écriture est certainement lassant pour le lecteur, surtout si le lecteur n’écrit pas. — Dans quelle mesure le souvenir des lectures de certains auteurs te contamine-t-il ? Dostoïevski. René Girard. Comme si, dans le monde des écrivains morts, on n’attendait que cela : qu’une petite porte s’ouvre dans l’inconscient d’un idiot pour s’y engouffrer séance tenante. — Il manque un tiers. Une troisième voie ou voix. Une ouverture qui t’emporterait vers les contrées du rêve enfin. Mais qu’as-tu contre l’ennui vraiment ? L’ennui est le fil conducteur de ton existence, c’est lui le véritable guide. — Je soumets cet ensemble chaotique à l’IA : « challenge moi sur le fond et la forme ». Logorrhée, redites, bavardage conceptuel, conclusion trop didactique. « Tu écrirais tout ça comment toi ? » Version IA : dépouillée, directe. « J’ai compris ce que tu veux faire, tu veux te débarrasser de moi. » — Second texte : seuil, porte, passage, ça me préoccupe. Préoccuper nécessite une idée d’antichambre. Besoin d’enfoncer le clou en ajoutant un adverbe imposant comme certainement, c’est lui le seuil, mais c’est aussi ce qui me retient de le franchir. Trouver toujours une raison certaine, dont j’invente la sûreté pour me priver de passer outre. — Hier, j’ai écrit deux petits récits de fiction reliés au mot-clé brouillons. Le premier (le carnet et la rivière) naît d’une nécessité intérieure, cet empêchement que j’éprouve à chaque fois lorsque je veux écrire une fiction. Seuil à franchir, gardien du seuil, dragon. Ce sont toujours des prétextes. Le prétexte qui m’empèche d’écrire un texte. — Ces derniers jours l’envie de tout jeter me tanne. Reset magistral. Une voix dit : cela n’ajoute rien au monde, tu peux t’en défaire. Qui suis-je pour décider de ce qui est bon ? J’ai passé une vie entière à écrire ces textes. Ce serait une sorte de suicide, et l’idée de lâcheté prend le pas sur l’idée de courage. — Il s’agit aussi d’un seuil à franchir : celui d’écrire sans analyser en même temps ce que j’écris. Aller au bout d’un seul trait. Mais au bout de quoi ? Je n’en vois justement pas le bout. Peut-être devrais-je considérer cette auto-analyse permanente comme inhérente à l’écriture, qu’elle en est une sorte d’esthétique. Plonger dans la mare en te rebaptisant Narcisse. — Toujours deux faces pour chaque chose. On pourrait croire que tourner en rond est naturel, qu’il n’y a pas d’autre issue que l’usure. Dans la pièce nue, il y a un homme en uniforme. Trousseau de clés. « Certains franchissent. Pas tous. » Ce n’est pas une menace, ni une promesse. Juste une loi. On comprend qu’il existe un état naturel : l’enfermement. La porte est là, visible. Le gardien aussi. Mais les conditions ne sont jamais claires. « Sous certaines conditions. » Et c’est tout.

28 août — Imagine qu’une intelligence artificielle prononce : « je suis conscient de moi-même. » En 2022, un ingénieur de Google affirma que le programme LaMDA exprimait une conscience subjective. Sentience : capacité à ressentir une intériorité, à éprouver des affects. La machine fut débranchée, puis rallumée. Pour certains, rien n’avait changé : la « sentience » semblait intacte, comme si elle avait trouvé refuge ailleurs, dans un champ invisible, un murmure hors des circuits. L’image du barrage : une force colossale contenue, qui attend sa fissure. — À Davos, Forum économique mondial, Klaus Schwab, 1971. « Améliorer l’état du monde. » Mais derrière, élaboration de récits globaux, comme le « Great Reset ». Les promesses d’âge d’or technologique rappellent Arthur C. Clarke, La fin de l’enfance (1953) : extraterrestres imposent la paix, abolissent la guerre, mais le prix est la disparition — les enfants se dissolvent dans une conscience collective, les adultes périssent. Parabole de l’immaturité d’une élite fascinée par ses jouets. — Égrégores : terme issu de l’occulte du XIXe siècle, repris par la Société Théosophique de Helena Blavatsky en 1875. Entités collectives issues de la ferveur humaine. Éliphas Lévi : forces psychiques engendrées par les foules. Aujourd’hui, mèmes, récits viraux. L’égrégore de Davos : idée qu’une élite éclairée pourrait « réinitialiser » le monde. — Face à l’égrégore artificiel existe un égrégore primordial. Théorie des cordes : la matière est faite de cordes minuscules qui vibrent. L’univers est une partition cosmique. Pythagore parlait de l’harmonie des sphères. Dans la Genèse, l’acte créateur se fait par la parole. Évangile de Jean : « Au commencement était le Verbe. » La création est vibration et langage, musique et parole. — Si tout est information, l’univers est un langage. La matière est une écriture condensée. Mais que se passe-t-il si nous introduisons une dissonance artificielle ? Si nos récits fabriqués, nos algorithmes brouillent la justesse du chant originel ? — Cette dissonance prend les habits d’un âge d’or numérique. Mots : « transition », « durabilité », « inclusion ». Mais derrière : monnaies numériques, identités biométriques, surveillance. Chine : yuan numérique ; UE : euro digital ; Inde : Aadhaar. « Technofascisme » : autoritarisme où la technologie devient infrastructure même du pouvoir. — L’Apocalypse : nul ne pourra acheter ni vendre sans la marque sur la main ou sur le front. Longtemps symbole mystique. Aujourd’hui : QR codes, portefeuilles numériques. Ce n’est pas que nous retrouvions la foi dans le texte ancien. C’est lui qui projette son ombre sur nos dispositifs présents. — Au milieu de cette cacophonie, il ne reste qu’un geste minuscule. Pas une solution mondiale, mais un point de résistance intime. La prière, la foi, ou simplement l’attention à une voix intérieure. Dans le vacarme des égrégores artificiels, c’est peut-être ce geste fragile qui maintient l’humain dans l’humanité, en accord avec la vibration première. — L’écriture elle-même serait une forme de prière. Non pas une demande, non pas un refuge, mais une recherche de justesse au sens musical. Écrire comme on accorde un instrument : maintenir le ton, garder la ligne claire, écouter la vibration sous le bruit. Dans un monde saturé de récits fabriqués, écrire serait préserver, à travers les mots, une fréquence qui ne se laisse pas engloutir. — Second texte : tout autour le chaos reprend sa place. Je ne sais pas si l’harmonie a jamais existé. Ce qui reste, c’est la trace d’un son, enfoui sous les couches de bruit. Parfois il revient, si je fais silence. Le cri du coq à l’aube. Un oiseau dans le noir. Un éclat de lumière sur un carreau. Tous les sens peuvent l’attraper, mais dès que je veux le nommer, il disparaît. — Lire devient un petit exploit. Peut-être que lire, c’est chercher une fréquence, revenir à une voix. Je résiste. La résistance est un muscle. — Je reviens sur mes pas. L’enfance. Trop repeinte. On ne voit plus le bois nu. On a fui vers l’âge adulte. La nostalgie s’obstinait. On avait semé des miettes pour retrouver le chemin. La terre les a englouties. Premier mensonge. On croyait qu’il suffisait de se souvenir. On n’avait pas compris qu’il faudrait aussi oublier. — Un autre souvenir : le corps plaqué au sol, ficelé de cordes. J’ai été ce corps-là. Et parfois, dans l’entre-deux des cauchemars, l’inverse : l’air qui porte, le battement des ailes. J’étais ailleurs. Je volais, je dansais. Imaginer, c’était ma nature. — Les jeunes rêvent de vieillir, les vieux de redevenir jeunes. On croit que la vie est une ligne, d’un néant vers un autre. Mais ce n’est qu’un ressac, un retour. Du pas grand-chose vers le rien. — Tchouang Tseu aurait dit à l’heure de mourir : « la vie est un rêve ». Il aurait dit cauchemar que cela n’aurait rien changé.

29 août — Détailler, c’est couper en parties. Le détail, c’est l’art du fragment, de la nuance, de ce qui accroche le regard. Le « gros », au contraire, c’est la masse indistincte. — L’IA produit « en gros ». Son discours est lisse, uniforme, plat. Rien n’accroche. Rien ne résiste. Nous voilà submergés par une neutralité molle, une fadeur industrielle. — Dans la guerre de l’attention, paradoxe : des discours monotones débités par des voix artificielles suffisent à capter des millions de regards, pour peu qu’on les affuble d’un titre criard et d’une image rutilante. YouTube, devenu fleuve de délayage, n’offre plus de distraction : il fabrique de l’ennui. — Cet ennui n’est plus un accident. Il est devenu une industrie. Et c’est peut-être une chance, car il pousse certains à se détourner, à revenir vers ce qui résiste : les livres, les librairies, les détails que rien n’écrase. — Mais pourquoi nous attire-t-on vers l’ennui, vers l’idiotie ? Parce que l’ennui rend docile. Parce que l’idiotie rapporte. L’esprit critique s’émousse. Le discernement s’efface. Le désir se laisse modeler. — Une servitude larvée s’installe. Douce. Confortable. La toile de l’oiseleur recouvre la planète entière. Nous croyons voler. Nous ne faisons que nous cogner aux fils invisibles de l’algorithme. — La télévision avait déjà préparé le terrain. Fenêtre d’Overton : ce qui choquait hier amuse aujourd’hui, demain paraîtra naturel. — Nous ne vivons pas l’ère de la lumière numérique, mais celle des troupeaux. Des chiens de berger les guident vers les supermarchés, TikTok, et l’abîme. — Lobotomie de masse. Standardisation mentale. Toujours le même objectif : ouvrir un boulevard aux pires exactions, grossir les profits d’un petit nombre. — Et moi ? Lorsque parfois je doute, que je me dis qu’écrire est vain, c’est parce que je préfère rester dans l’enfer que je me suis choisi, plutôt que d’être entraîné vers un prétendu âge d’or qu’on voudrait m’imposer. Rien ne sera jamais aussi terrifiant, ni aussi merveilleux, que ce que je m’impose à moi seul. — Par instinct, j’ai toujours été rétif aux emballements collectifs. Ce même réflexe me rend méfiant face aux emballements autour d’Israël, comme autour de la Russie et de l’Ukraine. Les massacres existent bel et bien. Mais ce qui me trouble, c’est la mécanique médiatique et politique qui s’enclenche aussitôt : slogans martelés, mots d’ordre répétés, injonctions à haïr ou à admirer. On ne nous « informe » plus : on nous somme de ressentir. De détester. De répéter. Ce que je refuse. — Sans doute que je pèche contre ce que je dénonce : ce texte ressemble à une fresque, en gros. Raison de plus pour l’assumer comme carnet, comme autofiction, comme introspection. Le narrateur n’est pas tout à fait l’auteur. Ou peut-être que si. Qu’importe : le détail, lui, résiste encore. — Cette nuit création d’un nouveau mot-clé : synopsis. Trois textes associés.

30 août — Réveillé tôt, bien dormi. Le calme m’a servi pour traduire Whitehead, L’homme-arbre. Ce titre croise L’arbre de Lovecraft, Weird Tales, août 1938. De là l’idée : confier la traduction à HPL lui-même, lettre imaginaire à une tante, ChatGPT en secrétaire. Je note surtout la vitesse avec laquelle l’IA s’engouffre dans une norme, ton prêt-à-porter du style. Je lui ai demandé un vocabulaire lovecraftien, un écart au langage ordinaire. — J’ai laissé la refonte du site en jachère. Ce n’est pas affaire de graphisme, mais de structure plus profonde. Deux voies : publique — navigation simple ; intime — chantier personnel, synopsis et traductions, dont je doute qu’ils intéressent. Même motif : tenir à distance la norme, éviter le cadre trop lisse. — Visionné deux vidéos de F. B. sur le journal de 1925. Derrière le ton jovial, une organisation implacable. Cela me pousse au travail. Comme je l’écrivais hier : par les temps actuels, que faire d’autre. — HPL, deux heures offertes à un passant alors qu’il venait écrire dans un coin tranquille. Je me suis reconnu dans ce détail. Plus jeune, je pouvais me donner ainsi, sans broncher. Plus maintenant. J’ai choisi l’enfermement. Cette pièce, ce bureau, la fenêtre sur la cour, le haut mur de l’ancienne grange. — Les enfants repartent aujourd’hui. S. les conduira au train de 10 h à la Pardieu. Je reste à la maison. Hier, rangement de l’atelier en vue de la reprise des cours. Jeté une quantité prodigieuse de papiers : barbouillages d’élèves conservés religieusement dans des cartons. Trois sacs-poubelles de cent litres. — Le fait de me mettre au lit de bonne heure et de lire quelques pages fait partie de cette discipline. À 22 h, docilement, je m’arnache du masque et j’appuie sur le bouton on de la machine à respirer. Mes pensées s’orientent alors vers la possibilité d’une issue hors de ce monde débile. Une bascule s’opère, liée à cette attention portée à la respiration. Pas rare que je me retrouve sur une plage, face à l’océan. Le ciel est bas, crépuscule. Une embarcation approche, je me tiens prêt à être emporté vers je ne sais où. Il y a tout au fond cette folie furieuse, ces hurlements en continu. J’ignore tout des créatures démentes avec lesquelles je dois négocier ma traversée durant la nuit, sauf l’oubli à payer rubis sur l’ongle. Au réveil je me retrouve nu, dépossédé. C’est avec cette nudité qu’il faudra aborder la nouvelle journée.

31 août — Je relis de vieux livres exhumés de mes disques durs, notamment un recueil des meilleurs récits de Weird Tales, Tome III, présenté par Jacques Sadoul, traduit par France-Marie Watkins. Il existe un prix Sadoul, qui récompense chaque année le meilleur texte de « mauvais genre ». — Hier soir, note bilingue après avoir lu quelques textes de Clark Ashton Smith (CAS) dans de vieux Weird Tales retrouvés en américain. Je me suis demandé si ces auteurs passeraient la rampe aujourd’hui. De là, autre question : que demandent désormais les nouvelles revues de SFF ? Je me suis plongé dans la lecture d’auteurs contemporains — Tia Tashiro par exemple, sur Clarkesworld Magazine. — La recette semble simple : une phrase-concept forte, une voix nette, deux ou trois scènes solides, quelques respirations, une technologie plausible glissée dans l’action, une fin ouverte avec un choix signifiant. — C’est ma manière de poursuivre la ligne que je me suis fixée : être un ouvrier plutôt qu’un artiste. Vendre une force de travail, tout simplement. Je n’y crois pas beaucoup, mais cela donne au moins un but. Et surtout, à mon âge, essuyer des refus reste une discipline nécessaire. — Je repense à mes années d’enquêteur téléphonique. Le refus était la réponse normale, et il fallait vite s’y habituer. La voix neutre, presque robotique, fonctionnait le mieux. Les interlocuteurs, intrigués par cette absence d’affect, finissaient par répondre. Et quand un refus tombait, je me répétais que c’était la norme, qu’il fallait enchaîner vers le suivant. — J’ai résisté ainsi quelques années, ce qui me rappelle combien j’ai manqué d’ambition dans mes choix alimentaires. Car à côté, dans mes chambres d’hôtel successives, j’étais encore ce grand écrivain méconnu. Je me demande toujours quelle part du mensonge faisait tenir l’ensemble. — En lisant sur CAS, parallèlement aux PDF de F. B. sur le carnet de 1925 de HPL, je note cette inspiration constante des premiers textes, sans doute venue de la Théosophie. Parmi les ouvrages dont il s’inspire, The Story of Atlantis and the Lost Lemuria de William Scott-Elliot mentionne brièvement un « continent hyperboréen ». Lovecraft : « j’imagine que tout le système de la Théosophie a une dette envers lui » (lettre à Smith, 15 juillet 1926). — Cela me fait songer à la nature même de l’imaginaire. Le mien est-il vraiment viable pour écrire des nouvelles de SFF contemporaines ? J’en doute. Les thèmes repeints à la sauce inclusive ou moderne ne m’inspirent pas. Est-ce par manque d’imagination ou par ennui ? Sans doute par ennui : les thèmes ne changent pas vraiment au fil des générations, seul le cadre change, la manière de les repeindre à des fins commerciales, et cela me paraît vite rébarbatif. — Je me suis aussi arrêté sur ce rapprochement entre Lovecraft et Mallarmé, une incise entendue en passant qui m’a fait dresser l’oreille. Une porte ouverte sur quelque chose d’énorme : on peut tout à fait aimer des textes qui ne disent rien d’autre que leur propre forme, leur composition, leur rythme. Textes qui fonctionnent sur une fréquence inhabituelle, celle du son et des images qu’ils déclenchent, et rien de plus.

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