Qu’allons-nous essayer aujourd’hui. Une écriture frénétique ? Un cri ? Un peu tôt pour la date anniversaire du 18 août 1969, lorsque Jimmy le timide lança, à 9 h du matin, The Star-Spangled Banner à Woodstock. Nous ne sommes que le 3, et mes compétences en cordes ont largement baissé — tant sur le plan vocal qu’instrumental. Non. Pas un cri. Pas ça. Pas encore. Mais l’envie de crier est là. Pas de doute. Sauf que j’ai pratiqué le tantrisme. Il doit m’en rester quelques vagues souvenirs. Comme de ne pas rester dans les bas instincts, ceux liés à la bite ou au trou du cul. Attendre plutôt que ça monte — vers le cœur (pourvu qu’il tienne), et le cerveau, si j’en ai encore un qui m’appartienne. Je pourrais faire une liste de tout ce qui ne va pas dans le monde. Ce serait interminable. Je pourrais faire une liste de tout ce qui ne va pas chez moi. Mais ce ne serait pas très intéressant à lire. Je ne crois pas être si différent des autres. Je pourrais écrire une fiction, faire entrer tout ça dans une métaphore. Mais ce serait encore une redite. Alors voilà un point important : je m’assois à ma table, poussé par une sorte d’injonction, et je m’interroge sur ce que je vais bien pouvoir écrire. C’est déjà un sujet. Car, au fond, qu’est-ce qui me fait répondre toujours aussi docilement à cette injonction ? Pourquoi tant de docilité, alors que j’essaie d’entretenir ce vieux fond de rébellion permanente ? Peut-être que quelque chose bout. Une cocotte-minute siffle et je retarde le moment d’aller éteindre le gaz. J’attends que le contenu refroidisse mais ce ne serait pas logique. Ou peut-être qu’au fond, j’espère que ça pète. Des bouts de cocotte plantés dans les cloisons, des poireaux pendus au plafond, des feuilles de chou collées sur les vitres. Une fin du monde culinaire. Non. J’ai descendu les marches en réfléchissant, j’ai regardé l’heure, et j’ai éteint le gaz sous la poêle où chauffaient les haricots verts. Il y a quelque chose d’apaisant dans l’air depuis quelques jours. Je ne réchigne à rien. Toutes les demandes sont satisfaites dans l’instant. Ce qui est, en soi, une chose à marquer d’une pierre blanche. En général, je louvoie, je tempère, je reporte, j’oublie. Mais là, non. Il y a quelque chose d’apaisé en moi, que je projette peut-être sur l’air ambiant. Ou l’inverse. Comme si tout ce que je faisais d’habitude — mes stratégies, mes mécanismes — avait soudain perdu son sens. Comme si les manies étaient tombées d’un coup, sans prévenir, me laissant à poil au milieu de la cuisine, et serviable par-dessus le marché. S. n’en revient pas. Elle me le dit trois fois par jour : « Je ne te reconnais pas. » C’est troublant. Moi-même, je ne me reconnais plus vraiment. J’ai l’impression de voir quelqu’un partir — quelqu’un qui est encore un peu moi, mais ne l’est déjà plus tout à fait. Presque un inconnu. Et rien n’est grave. Aucun attachement ne me pousse à le retenir. Je n’ai même pas la curiosité de savoir qui je suis sans lui. C’est bizarre. C’est un sujet d’écriture. Rien n’est grave, et en même temps tout l’est. C’est égal. C’est surprenant. Les choses me regardent en même temps qu’elles ne me regardent pas. Ce qui trouble mon vieux fond de rébellion, car il n’a plus rien à se mettre sous la dent — que lui-même, sans doute. Hier soir, nous avons emprunté un nouveau chemin le long du Rhône, juste après le restaurant du Port (que je déconseille). Les arbres me connaissaient — nous connaissaient. C’est cette pensée qui s’est mise à tourner dans ma tête, et probablement dans le cœur. Une pensée peut-elle, à elle seule, produire un tel moment de grâce ? Je l’ignore. Et puis, pourquoi chercher à tout décortiquer. Je me fais à nouveau cette réflexion — moi qui passe mon temps à tout démonter pour en voir les mécanismes internes, et qui, ensuite, peine à les remonter en bon état. Il y avait un banc, et naturellement, au retour de la promenade, nous nous sommes assis. Nous ne parlions pas. Nous étions là, à contempler ce plan d’eau plus ou moins artificiel. S. a juste dit : « Il y a du courant. » Et j’ai pensé que oui, le temps avait passé comme un songe. Et maintenant, nous sommes là, sans doute totalement des inconnus. Nous sommes assis sur ce banc, et nous allons revenir à la maison. Il sera 19h30, ou à peu de chose près. J’irai donner à manger à la chatte, S. ira prendre sa douche. Est-ce que nous saurons un jour qui est vraiment l’un, qui est vraiment l’autre ? Aucune certitude. Et c’est justement ce manque de certitude, tout à coup, qui me semble être l’unique responsable de ce sentiment bizarre d’apaisement. Cette légèreté de l’air.
03 août 2025
