Tant que je n’y pensais pas, les habitudes installées, la contingence avec toute sa sinistre raison, m’empêchaient de voir l’absurdité dans laquelle nous vivions depuis des générations. Une camisole de règles, doublée de ces « bonnes raisons », et, pour combler toute défaillance, la voix monocorde des médias, nous maintenait captifs volontaires d’un système sur lequel l’étiquette « démocratie » avait été plaquée depuis la Révolution française.

C’est ainsi que je me rendis, docile, à l’école, à l’église, puis au travail, pendant presque une vie entière. Et ce n’est qu’au soir de cette mécanique, lorsque la fatigue prit la place de l’élan, que je compris le piège. L’absurde n’était pas dans tel détail ou telle injustice isolée, mais dans l’ensemble lui-même : un enchaînement de gestes hérités, répétés sans qu’on sache plus au nom de quoi. On se réveille trop tard, au moment où il n’y a plus rien à défaire sinon le regard qu’on porte sur tout cela.

Je m’aperçois alors que, dès que je me mêle d’écrire, le cauchemar fait aussitôt irruption. Car c’est un cauchemar éveillé, à n’en plus douter. La question ainsi posée, plus ou moins clairement, est de savoir comment vivre dans ce cauchemar sans donner l’impression, aux entités qui le peuplent, que l’on sait qu’elles ne sont que des entités peuplant ce cauchemar. Cela me ramène à cette belle notion de vide cerné par l’infini : le vide comme unique moyen de se préserver, en restant vide soi-même.

Et puis au foie, naturellement, dont il faut prendre grand soin, puisqu’il demeure l’unique outil, le seul filtre tamisant, au sein de l’absurde — l’absurde réel comme l’absurde artificiel. L’absurde réel, je le connais : il est fait du temps qui passe, de la maladie, de la fatigue qui ronge, de la mort en embuscade, de ce silence du monde qui ne répond pas aux questions que nous posons. Cet absurde-là est brut, minéral, inévitable. Mais l’absurde artificiel est venu se greffer dessus. Fabriqué par les hommes, il s’est imposé avec ses lois, ses règles, ses discours. Ce sont les papiers qu’on remplit sans fin, les sermons répétés, les bulletins d’information débités à heure fixe, les mots d’ordre accolés à de vieilles institutions — démocratie, progrès, ordre — comme des étiquettes fanées recollées sur une marchandise avariée. Cet absurde-là, on aurait pu s’en passer, mais il nous est tombé dessus comme une seconde peau, une camisole redoublée.

Ainsi je me trouve pris entre deux couches d’absurde : l’une irréductible, l’autre superflue, mais qui pèse plus lourd encore. Et le corps, ce pauvre corps, n’a pour filtre que le foie — à lui seul chargé de tamiser les poisons de l’un comme de l’autre. Je me rappelle que les anciens savaient déjà ce que nous refusons de voir. La médecine chinoise dit que le foie est l’organe du bois, qu’il règle la circulation de l’énergie et du sang, qu’il gouverne la colère et les yeux. S’il se bloque, tout se trouble, le regard comme la pensée. La médecine indienne, elle, affirme qu’il appartient au feu, à Pitta, et qu’il digère non seulement les aliments mais aussi les émotions et les souvenirs. Trop de feu, et la colère nous dévore ; pas assez, et c’est la lourdeur, la mélancolie, l’épuisement. Je me dis que, dans ce cauchemar qu’on appelle monde, peut-être n’avons-nous pour salut que cette usine silencieuse, cette chambre obscure en nous qui transforme le poison en quelque chose de vaguement vivable.

On oublie aussi la rate. La médecine chinoise lui donne la tâche obscure de transformer et de distribuer : elle broie, elle cuisine, elle rend assimilable. Mais si elle faiblit, tout devient lourd, stagnant, englué dans la rumination. La pensée tourne alors en rond, préoccupée, obsédée de détails, incapable de se libérer. En Inde, on dit qu’elle entretient la qualité du sang, qu’elle est une gardienne silencieuse. Quand elle s’épuise, ce n’est pas la colère qui surgit, mais la tristesse, la mélancolie, la perte d’élan.

Le foie filtre, la rate rumine. L’un explose, l’autre s’alourdit. Entre les deux, nous essayons de tenir debout, oscillant entre la colère et le souci, entre le feu qui dévore et la terre qui englue. Peut-être est-ce cela, au fond, vivre dans l’absurde : se laisser travailler par ces deux organes muets qui, dans l’ombre, digèrent à notre place ce que nous ne savons pas digérer.

Comment garder le foie et la rate en état, ces deux gardiens silencieux qui tiennent ensemble la colère et la rumination ? Les vieux savaient : pour le foie, éviter les excès, laisser circuler l’air, marcher, respirer, ne pas s’empoisonner d’alcool ni de rancune. Pour la rate, chercher la chaleur et la simplicité : un repas chaud, régulier, peu de sucreries, peu de froid, peu de dispersion mentale.

En somme, faire sobre. Laisser couler quand ça monte trop vite. Ne pas mâcher cent fois la même idée jusqu’à l’écœurement. Rester dans le rythme lent, digeste, presque banal. C’est ainsi qu’on prolonge l’équilibre : en préservant le filtre du foie et la cuisine de la rate. L’un tempère le feu, l’autre soutient la terre. Entre les deux, une mince chance de survivre à l’absurde.