12 août 2025
Il a pleuré. Dans son coin je l’ai regardé et je l’ai vu pleurer. C’est un passage aussi nécessaire. Puis il a sorti un mouchoir d’une poche, preuve qu’il prévoyait ce moment depuis longtemps déjà. Enfin, il a repoussé le clavier. Il a chercher un stylo dans un tiroir, une feuille de papier et il a dit : tu es un corps, écris.
Se déplier. S’offrir ingénu. Silence. Non, ce n’est pas le moment, tu comprends. Peut-être une autre fois. Se replier, savant. Sache que de toi ils ne feront pas grand cas. Tituber. Aller seul sur quatre pattes. Tenter de se redresser. Retomber. Tenter encore. Retomber encore. Rire étrange. Il n’est pas volontaire. Sort de la gorge au mauvais moment. On serait tenté de dire : le pire. Tous se retournent. Qu’est-ce donc que ce rire. La question les rassemble et t’isole. Encore. Qu’une grille de contraintes ouvre sur une nouvelle grille — et ainsi de suite. Visiter ainsi, à ta façon, les abîmes. Ce n’est pas un jeu. C’est dire autrement le traumatisme. Parvenir au face-à-face, déjà, l’art n’a rien à voir. L’art ne voudra surtout rien voir. L’art dépassera de cent coudées ce que tu crus un jour avoir vu. À force de rabâcher, le silex se fend. Puissance de la redite. Du répété. Vacillement : entre ce qui fut ressenti et mal dit, et ce qui sera dit autrement, moins l’affect. Peu de chance, ou beaucoup, si tu parviens déjà à t’en sortir. Mais la chance n’est qu’une marche. Creuser n’est pas un choix : c’est la prise de conscience d’une nature. Tu ne peux faire autrement. Danger sur l’intersection. N’aie pas l’air. Étouffe en toute conscience. Ne négocie plus. Arrête avec tes mots d’ordre, tes mantras, ton chapelet, tes paris stupides. Si les mots soudain manquaient… Mais lesquels ? Ceux qui font obstacle au profond étranger. Peut-être le vacillement ne s’interrompt-il jamais. On voudrait un équilibre stable, définitif. On le fantasme. Fausse piste de la volonté. Offusqué, il se replie après s’être déplié. Les animaux marins. Les sensitives. Les pattes d’un insecte qui fait le mort. Tu fais le mort pour qu’on ne t’achève pas. Jamais. Dans le même temps, c’est un souhait secret. Avoue-le.
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Par la mort passer. En sortir, s’en sortir, sang sortir, sans sort ire. Rêver un désir neuf. Une étincelle. Une toute petite aspérité sur la paroi changée mentalement, physiquement, en levier. Grimper. Dépasser quelque chose. Prendre conscience du gouffre, du vertige, de la peur. Les affronter. Grimper encore. Tu n’as pas le choix. Dépasser quoi ? Il s’efface quand tu le dépasses. Tu ne sais plus ce que c’était.
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Arrivé au sommet : le ciel, l’air, les poumons se déploient. Respirer. Battements du cœur réguliers. Le rythme, la musique t’ont calmé. Par quoi es-tu passé pour que tout soit si vite, un jour, oublié ? Pas de réponse hâtive. Aujourd’hui, tu as seulement le droit de dessiner ce mouvement. Tu te donnes ce droit, et la contrainte afférente. Et tu verras bien demain si tout ça tient encore.
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Naïveté. Ne la répudie pas. La catharsis n’est pas un drame. C’est seulement un coquillage. Tu peux vivre à l’intérieur et dire voici mon monde, voici ma vie. T’en convaincre. Tu peux oublier le paradis, la terre promise, comme tu peux aussi oublier la malédiction d’avoir été élu. Car ce sont les élus qui parlent seuls d’élections. D’affinités élèctives. Tu n’es pas Goethe. Ou si tu l’as été cela suffit. tu ne l’es plus. Comme tu n’es plus Artaud, Van Gogh, Bataille, Duras, Pizarnik. Naïveté de penser le refuser, le choix. Naïveté et espoir toujours la petite musique infernale, celle des comptines des ritournelles, on fait feu de tout bois quand on se perd dans la forêt, petit.
Pour continuer
Carnets | août 2025
31 août 2025
Je relis de vieux livres exhumés de mes disques durs, notamment un recueil des meilleurs récits de Weird Tales, Tome III, présenté par Jacques Sadoul, traduit par France-Marie Watkins. Il existe un prix Sadoul, "qui récompense chaque année le meilleur texte de « mauvais genre », jugé en fonction de sa qualité d’écriture, de l’imagination dont fait preuve son autrice ou son auteur, de son originalité et de son respect, ou de son irrespect assumé et conscient, des codes propres au genre choisi. Nous avons déterminé cinq grands genres : science-fiction ; policier ; érotisme et romance ; fantasy et alchimie ; fantastique et ésotérisme. Chaque année, nous en mettons un à l’honneur, dans lequel doivent s’inscrire les autrices et auteurs qui participent au concours." dixit Christophe Siebert. Hier soir, j’ai écrit une note bilingue après avoir lu quelques textes de Clark Ashton Smith (CAS) dans de vieux Weird Tales retrouvés en américain. Je me suis demandé si ces auteurs passeraient la rampe aujourd’hui. De là, une autre question : que demandent désormais les nouvelles revues de SFF ? Quels thèmes apprécient-elles, quelles voix recherchent-elles ? Je me suis plongé dans la lecture d’auteurs contemporains — Tia Tashiro par exemple, dont j’ai trouvé plusieurs textes sur Clarkesworld Magazine . La recette semble simple : une phrase-concept forte, une voix nette (présent ou passé simple mais énergique), deux ou trois scènes solides, quelques respirations, une technologie plausible glissée dans l’action, une fin ouverte avec un choix signifiant. C’est ma manière de poursuivre la ligne que je me suis fixée : être un ouvrier plutôt qu’un artiste. Vendre une force de travail, tout simplement. Je n’y crois pas beaucoup, mais cela donne au moins un but. Et surtout, à mon âge, essuyer des refus reste une discipline nécessaire. Je repense alors à mes années d’enquêteur téléphonique, quand j’appelais des inconnus dans toute la France. Le refus était la réponse normale, et il fallait vite s’y habituer. Je me souviens des stratégies mises en place pour tenir : la voix neutre, presque robotique, fonctionnait le mieux. Les interlocuteurs, intrigués par cette absence d’affect, finissaient par répondre. Et quand un refus tombait, je me répétais que c’était la norme, qu’il fallait enchaîner aussitôt vers le suivant. J’ai résisté ainsi quelques années, ce qui me rappelle combien j’ai manqué d’ambition dans mes choix alimentaires. Car à côté, dans mes chambres d’hôtel successives, j’étais encore ce grand écrivain méconnu. Je me demande toujours quelle part du mensonge faisait tenir l’ensemble. En lisant encore sur CAS, parallèlement aux PDF de F. B. consacrés au carnet de 1925 de HPL, je note cette inspiration constante des premiers textes, sans doute venue de la Théosophie. Parmi les ouvrages dont il s’inspire, The Story of Atlantis and the Lost Lemuria de William Scott-Elliot mentionne brièvement un « continent hyperboréen ». Lovecraft regrette de ne pas « disposer d’une description plus détaillée [qui] formerait un cadre excellent à des fictions de l’étrange, et j’imagine que tout le système de la Théosophie a une dette envers lui » (lettre à Smith, 15 juillet 1926). Cela me fait songer à la nature même de l’imaginaire. Le mien est-il vraiment viable pour écrire des nouvelles de SFF contemporaines ? J’en doute. Les thèmes repeints à la sauce inclusive ou moderne ne m’inspirent pas. Est-ce par manque d’imagination ou par ennui ? Sans doute par ennui : les thèmes ne changent pas vraiment au fil des générations, seul le cadre change, la manière de les repeindre à des fins commerciales, et cela me paraît vite rébarbatif. Je me suis aussi arrêté sur ce rapprochement entre Lovecraft et Mallarmé, une incise entendue en passant qui m’a fait dresser l’oreille comme un fox terrier. Une porte ouverte soudain sur quelque chose d’énorme : on peut tout à fait aimer des textes qui ne disent rien d’autre que leur propre forme, leur composition, leur rythme. Textes qui fonctionnent sur une fréquence inhabituelle, celle du son et des images qu’ils déclenchent, et rien de plus.|couper{180}
Carnets | août 2025
30 août 2025
Réveillé tôt, bien dormi. Le calme m’a servi pour traduire Whitehead, L’homme-arbre . Ce titre croise L’arbre de Lovecraft, Weird Tales, août 1938. De là l’idée : confier la traduction à HPL lui-même, lettre imaginaire à une tante, ChatGPT en secrétaire. Je note surtout la vitesse avec laquelle l’IA s’engouffre dans une norme, ton prêt-à-porter du style. Je lui ai demandé un vocabulaire lovecraftien, un écart au langage ordinaire. J’ai laissé la refonte du site en jachère. Ce n’est pas affaire de graphisme, mais de structure plus profonde. Deux voies : publique — navigation simple, intersections nettes entre rubriques et thématiques ; intime — chantier personnel, synopsis et traductions, dont je doute qu’ils intéressent. Même motif : tenir à distance la norme, éviter le cadre trop lisse. Empêchements. Visionné deux vidéos de F. B. sur le journal de 1925. Derrière le ton jovial, une organisation implacable. Cela me pousse au travail. Comme je l’écrivais hier : par les temps actuels, que faire d’autre. Disponibilité. HPL, deux heures offertes à un passant alors qu’il venait écrire dans un coin tranquille. Je me suis reconnu dans ce détail. Plus jeune, je pouvais me donner ainsi, sans broncher. Plus maintenant. J’ai choisi l’enfermement. Cette pièce, ce bureau, la fenêtre sur la cour, le haut mur de l’ancienne grange. Écurie, menuiserie, atelier de peinture. Les enfants repartent aujourd’hui. S. les conduira au train de 10 h à la Pardieu. Je reste à la maison. Hier, rangement de l’atelier en vue de la reprise des cours. Jeté une quantité de papiers prodigieuse : barbouillages d’élèves conservés depuis des années, presque religieusement, dans des cartons. Trois sacs-poubelles de cent litres. Le fait de me mettre au lit de bonne heure et de lire quelques pages fait partie de cette discipline, de cette régularité sans quoi rien ne peut se faire. À 22 h, docilement, je m’arnache du masque et j’appuie sur le bouton on de la machine à respirer. Mes pensées s’orientent alors vers la possibilité d’une issue hors de ce monde débile, tel qu’on nous le présente comme débilité magistrale. Une bascule s’opère, liée à cette attention portée à la respiration, au ressac. Pas rare que je me retrouve sur une plage, face à l’océan. Le ciel est bas, crépuscule. Une embarcation approche, je me tiens prêt à être emporté vers je ne sais où. Il y a tout au fond cette folie furieuse, ces hurlements en continu, même si la surface de l’océan paraît calme, tranquille. J’ignore tout des créatures démentes avec lesquelles je dois négocier ma traversée durant la nuit, sauf l’oubli à payer rubis sur l’ongle. Au réveil je me retrouve nu, dépossédé. C’est avec cette nudité qu’il faudra aborder la nouvelle journée.|couper{180}
Carnets | août 2025
29 août 2025
Détailler, c’est couper en parties. Puis la partie est devenue « un détail ». Le détail, c’est l’art du fragment, de la nuance, de ce qui accroche le regard. Le « gros », au contraire, c’est la masse indistincte. L’IA, elle, produit « en gros ». Son discours est lisse, uniforme, plat. Rien n’accroche. Rien ne résiste. Nous voilà submergés par une neutralité molle, une fadeur industrielle. Dans la guerre de l’attention, ce paradoxe domine : des discours monotones débités par des voix artificielles suffisent à capter des millions de regards, pour peu qu’on les affuble d’un titre criard et d’une image rutilante. YouTube, devenu fleuve de délayage, n’offre plus de distraction : il fabrique de l’ennui. Cet ennui n’est plus un accident. Il est devenu une industrie. Et c’est peut-être une chance, car il pousse certains à se détourner, à revenir vers ce qui résiste : les livres, les librairies, les détails que rien n’écrase. Mais au fond, pourquoi nous attire-t-on vers l’ennui, vers l’idiotie ? Parce que l’ennui rend docile. Parce que l’idiotie rapporte. L’esprit critique s’émousse. Le discernement s’efface. Le désir se laisse modeler. Une servitude larvée s’installe. Douce. Confortable. La toile de l’oiseleur recouvre la planète entière. Nous croyons voler. Nous ne faisons que nous cogner aux fils invisibles de l’algorithme. La télévision avait déjà préparé le terrain : anesthésier, normaliser, répéter jusqu’à rendre l’incongru banal. C’est la logique de la fenêtre d’Overton : ce qui choquait hier amuse aujourd’hui, et demain paraîtra naturel. Ce qui est hallucinant, c’est cette impression d’être revenu à une forme d’obscurantisme, mais d’un genre nouveau : nourri par ce qui devait l’éradiquer, la technologie. Nous ne vivons pas l’ère de la lumière numérique, mais celle des troupeaux. Des chiens de berger les guident vers les supermarchés, TikTok, et l’abîme. Lobotomie de masse. Standardisation mentale. Toujours le même objectif : ouvrir un boulevard aux pires exactions, grossir les profits d’un petit nombre. Et moi ? Lorsque parfois je doute, que je me dis qu’écrire est vain, c’est parce que je préfère rester dans l’enfer que je me suis choisi, plutôt que d’être entraîné vers un prétendu âge d’or qu’on voudrait m’imposer. J’ai ce malheur — et cette chance — de ne pas pouvoir supporter qu’on m’impose quoi que ce soit. Rien ne sera jamais aussi terrifiant, ni aussi merveilleux, que ce que je m’impose à moi seul, par moi seul. Par instinct, j’ai toujours été rétif aux emballements collectifs. Qu’on me vante massivement un livre, un film, un lieu, et je m’en détourne aussitôt. J’aime me forger ma propre opinion, même baroque, singulière, à contre-courant. Ce même réflexe me rend méfiant face aux emballements autour d’Israël, comme autour de la Russie et de l’Ukraine. Les massacres, les crimes, les ripostes insoutenables existent bel et bien — il serait absurde de les nier. Mais ce qui me trouble, c’est la mécanique médiatique et politique qui s’enclenche aussitôt : slogans martelés, mots d’ordre répétés, injonctions à haïr ou à admirer, à choisir son camp sans nuance. On ne nous « informe » plus : on nous somme de ressentir. De détester. De répéter. Ce que je refuse. Car au bout du compte, qu’il s’agisse d’Israël ou de l’Ukraine, c’est toujours le même processus : la vague de masse, l’opinion qui s’uniformise, et avec elle l’écrasement du détail, de la nuance, du singulier. Sans doute que je pèche contre ce que je dénonce : ce texte ressemble à une fresque, en gros. Raison de plus pour l’assumer comme carnet, comme autofiction, comme introspection. Le narrateur n’est pas tout à fait l’auteur. Ou peut-être que si. Qu’importe : le détail, lui, résiste encore. Cette nuit création d'un nouveau mot clé : synopsis / Trois textes associés.|couper{180}