Tout autour le chaos reprend sa place. Je ne sais pas si l’harmonie a jamais existé. Ce qui reste, c’est la trace d’un son, enfoui sous les couches de bruit. Parfois il revient, si je fais silence. Le cri du coq à l’aube. Un oiseau dans le noir. Un éclat de lumière sur un carreau. L’odeur de terre après la pluie. Tous les sens peuvent l’attraper, mais dès que je veux le nommer, il disparaît.

Lire devient un petit exploit. Tout appelle, détourne, parasite. Peut-être que lire, c’est chercher une fréquence, revenir à une voix. Je résiste. La résistance est un muscle, je le sens. À force, je peux repousser le bruit, presque à volonté.

Je reviens sur mes pas. L’enfance. Trop repeinte. Trop de couches posées pour masquer la précédente. On ne voit plus le bois nu. Il faudrait frapper, gratter. Mais on a fui, on a cru qu’il y avait une sortie, on a couru vers l’âge adulte.

La nostalgie s’obstinait pourtant. Elle reprenait le pinceau, ajoutait sa couche. La scène semblait tenir ainsi.

On avait semé des miettes pour retrouver le chemin. La terre les a englouties. Premier mensonge. On croyait qu’il suffisait de se souvenir. On n’avait pas compris qu’il faudrait aussi oublier.

Un autre souvenir : le corps plaqué au sol, ficelé de cordes. La peau râpée. Tout autour, des visages minuscules, crispés. J’ai été ce corps-là.

Et parfois, dans l’entre-deux des cauchemars, l’inverse : l’air qui porte, le battement des ailes, l’ombre qui s’élargit. J’étais ailleurs. Je volais, je dansais. Imaginer, c’était ma nature.

Les jeunes rêvent de vieillir, les vieux de redevenir jeunes. On croit que la vie est une ligne, d’un néant vers un autre. Mais ce n’est qu’un ressac, un retour. Du pas grand-chose vers le rien.

Un philosophe chinois — Tchouang Tseu, peut-être — aurait dit à l’heure de mourir : « la vie est un rêve ». Il aurait dit cauchemar que cela n’aurait rien changé. Tout passe. Les choses apparaissent, demeurent un instant, puis s’évanouissent pour laisser place à d’autres. Nous appelons cela le temps, la vie, la mort. Comme si les nommer les rendait plus dociles.

Mais elles restent ce qu’elles sont.