Que ce soit pour la musique, la photographie, la peinture ou l’écriture, l’obstacle le plus pénible aura toujours été le jugement des plus proches. Celui qui me coûta le plus cher, puisque, au bout du compte, proche n’est plus rien d’autre qu’un simple adjectif indiquant une distance. Rien n’est plus distant, en mon esprit, que ces fameux « proches ».
Ils m’ont imaginé musicien, peintre, écrivain, photographe. Ils n’ont pas supporté l’écart entre l’image qu’ils avaient de moi et celle qu’ils découvraient. Alors ils ont ri. Ce rire, je l’entends encore : toi, artiste ?
J’aurais pu m’éviter l’énumération. Dire simplement artiste. Mais le mot est souillé. Chaque fois qu’il a claqué, il a blessé. Artiste : un crachat.
Le trop fameux « bon sens », auquel nous essayons tous de nous accrocher dans le naufrage que provoque la confusion, n’est rien d’autre qu’un bâton merdeux. On s’y agrippe malgré tout. Et nos mains sentent la merde, pour reprendre Artaud.
Entre ce vide et l’infini, il reste pourtant le signe. Fragile et imputrescible. Fragile comme une empreinte dans le sable. Imputrescible parce qu’il renaît, malgré tout, à chaque instant.
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Puis, se raviser, se risquer dans l’auto-commentaire, l’auto-critique, l’exégèse négative :
Ce texte hésite, et cette hésitation le tue. On y sent une blessure réelle — le rire des proches, le mot artiste transformé en crachat. Voilà le cœur, la matière brûlante. Mais immédiatement, au lieu d’appuyer, tu fuis, tu te réfugies dans un discours conceptuel : vide, infini, signe. De la douleur, tu passes à la métaphysique de poche. Résultat : le lecteur se lasse. Tu te lasses en te relisant.
Le mélange de registres n’est pas une richesse, c’est une fuite. Le cru d’Artaud et du « bâton merdeux » voisinant avec la méditation sur l’imputrescible, c’est comme mettre du vinaigre dans du vin déjà aigre : ça pique la langue sans nourrir.
Les phrases sont trop longues, alourdies de reprises, de justifications. Le texte ne tranche pas. Il veut être Beckett et Blanchot en même temps, mais il n’a ni la sécheresse du premier, ni la rigueur du second.
Bref : une matière forte, mais noyée. L’auteur avait une lame dans la main. Il a préféré y coller un gant de velours.
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ou si, au contraire tu te lançais dans l’exégèse empathique, compréhensive, voire affable :
Ce texte vit de son hésitation, et c’est ce que d’autres lui reprochent. Mais c’est cette tension — entre l’abstrait et le cru, entre la pensée et la blessure — qui en fait sa vérité.
Le rire des proches, le mot artiste jeté comme un crachat : voilà la plaie. Mais aussitôt, le texte se détourne, tente d’élever la douleur en notion : vide, infini, signe. C’est cette oscillation qui dérange les esprits qui veulent du tranchant. Pourtant, n’est-ce pas ainsi que fonctionne la souffrance ? Elle n’est jamais pure, jamais nue : elle se couvre de mots, elle cherche refuge dans l’abstraction, puis elle replonge dans le brut. ( ici tu pourrais parler de Louis Ferdinand Céline moins on souffre plus on étale ce peu cf le père dans Mort à Crédit) L’auteur ne choisit pas, et c’est son choix. Il ne tranche pas, parce que la blessure elle-même ne se laisse pas trancher. Il garde le mélange : la vulgarité d’Artaud et la fragilité de l’empreinte dans le sable. Cela crée un texte bancal, certes, mais c’est le bancal qui est juste ici.
Bref : ce que l’on reproche comme faiblesse est précisément la force — l’impossibilité de stabiliser le ton, de figer la douleur dans un seul registre. Le texte reste en suspens, à vif, et c’est là qu’il touche.
*Que faire de tout cela ensuite, on pourrait envisager une esthétique de l’hésitation.
Le jugement des proches a toujours été l’obstacle. Proches : adjectif de distance. Rien n’est plus éloigné que ceux qui se disent proches.
Ils m’ont ri au nez : toi, artiste ? Ce rire m’a frappé plus durement que leurs silences. Depuis, le mot est interdit. Chaque fois que je le touche, il me brûle. Artiste : crachat ancien, toujours frais.
Alors je multiplie les détours. Musicien, peintre, écrivain, photographe — comme si l’énumération pouvait remplacer le mot maudit. Mais elle ne fait que l’exposer : une fuite qui se trahit elle-même.
Et je retombe dans l’abstraction. Parler du signe, du vide, de l’infini : c’est ma manière de tenir à distance la blessure. Mais l’abstraction n’apaise rien. Elle ne fait que déplacer la douleur, la rendre plus froide.
Puis je me rappelle Artaud. Le bon sens comme bâton merdeux, la main qui sent la merde après s’y être agrippée. C’est brutal, ça tâche. Et pourtant ça me soulage. Parce que cette crudité me ramène au réel, au corps, à l’odeur.
Alors je reste entre les deux : le concept et l’insulte, l’empreinte fragile dans le sable et le rire moqueur qui la piétine. Cette hésitation, je ne la dépasse pas. Elle est ma forme.