« Là, j’ai repris les labyrinthes bien aimés et tortueux que j’ai décrits dans tant de récits d’excursions antérieures, recroisant fréquemment ma route et m’imprégnant de l’atmosphère coloniale qui est pour moi synonyme de vie mentale — vieux seuils, heurtoirs de bronze, pignons abrupts, lucarnes et toits à rampants en bâtière et se découpant en silhouette noire sur le ciel à demi nuageux. »
H.P LOVECRAFT ( lu dans sa correspondance de 1925 pour sa tante Lillian Clark) source : une année avec H.P. LOVECRAFT

La rencontre d’un nouveau mot devrait se fêter. Quand je dis nouveau mot, j’entends bien sûr un mot que je ne connaissais pas encore. Accueillons donc ost, astérisme et algide dans la bande. C’est mon hommage à la soirée d’hier, passée à me replonger dans Les Contrées du rêve de Lovecraft."

Si j’y suis revenu, c’est pour relire attentivement certaines pages, les passer au crible et relever ces mots que d’autres lectures n’avaient pas su — ou voulu — faire surgir. Ainsi un livre est-il un vaste ensemble réflexif. C’est l’effet. Cela pourrait être une ville avec ses quartiers, ses habitants, son fleuve, son climat, sa nourriture, son odeur, ses bruits, son ambiance — mais aussi son énergie, en résonance avec la mienne au moment où je l’arpente.

Je ne me souviens pas, dans la ville, m’être souvent arrêté sur un passant pour l’examiner sous toutes les coutures, comme je peux le faire avec un mot. C’est à peu près la seule différence. S’enfoncer dans un livre comme on s’enfonce dans une ville inconnue. Ou même en soi, à condition d’admettre qu’on ne sait plus rien de ce soi. L’arpenter — ce qui n’est pas la même chose que le parcourir ou y errer. L’arpenteur mesure, explore méthodiquement. Sans doute a-t-il un but précis, ou au moins une manière régulière de se déplacer : dans la ville, en soi, dans un domaine de pensée, dans une bibliothèque, dans une œuvre.

De fil en aiguille, cette première réflexion me conduit à la notion de vie privée. Peut-être parce que parfois, j’ai l’impression d’écrire une lettre à quelqu’un. J’y livre des choses d’autant plus personnelles que je n’imagine jamais avoir à en débattre avec cet inconnu. Et quand bien même m’en demanderait-on compte, j’aurais probablement tout oublié. Ce n’était qu’une simple lettre adressée à un inconnu. Une photographie passée : regardez comme elle est devenue jaune, cornée, obsolète.

Donc oui, la vie privée — l’oikos des Grecs qui, chez Aristote, semblait avoir moins d’importance que la vie publique. On n’était véritablement citoyen qu’à partir du moment où l’on excellait dans la sphère publique, collective. C’était assez simple : on appelait “privé” tout ce qui n’appartenait pas à l’État.

J’ai appris récemment, non sans surprise, que la notion juridique de vie privée est en réalité assez récente. En 1890, deux juristes américains, Samuel Warren et Louis Brandeis (futur juge à la Cour suprême), publient dans la Harvard Law Review un article intitulé The Right to Privacy. C’est la première formulation claire d’un droit à la vie privée comme droit distinct, non réductible à la propriété ou à la diffamation. Warren et Brandeis constatent que les nouvelles technologies de l’époque — la photographie instantanée et la presse à grand tirage — permettent une intrusion sans précédent dans la vie des individus. Ils dénoncent les “invasions de la vie privée” par les médias, notamment dans les mondanités et les affaires familiales.

Cet article a eu un impact immense sur le droit américain et international. Il est considéré comme l’acte de naissance du droit moderne à la vie privée, inspirant ensuite les législations sur la protection des données, la diffamation et la liberté individuelle. Le contexte compte : les journaux américains venaient de passer à l’impression rapide et bon marché, avec photographies. Les élites urbaines (dont Warren) étaient excédées par les intrusions dans leurs mariages, dîners et réceptions. The Right to Privacy est né dans un milieu très bourgeois, pour protéger réputation et intimité sociale.

À la fin du XIXᵉ siècle, les États-Unis expérimentaient beaucoup sur le plan juridique : protection des consommateurs, droit du travail, nouveaux droits civiques. La Constitution ne mentionne pas explicitement la vie privée, mais des doctrines comme le right to be let alone (droit d’être laissé tranquille) ont comblé ce vide. Une tranquillité… bourgeoise, peut-être.

Le droit américain protège fortement la vie privée domestique contre l’État (4ᵉ amendement : protection contre les perquisitions abusives), mais la culture américaine valorise aussi l’exposition de soi, la liberté d’expression et l’accès à l’information — tension permanente. Cette conception a influencé d’autres réformes dans le monde, y compris en Europe, où la vie privée reste souvent liée à la dignité humaine (héritage du droit romain et des droits de l’homme), plus qu’au simple droit d’être laissé tranquille.

Cela me rappelle une matinée d’automne où nous nous étions rendus chez le notaire pour signer l’acte de vente de la maison. Tout se passait dans ce climat de gravité polie propre aux études notariales : gestes mesurés, phrases calibrées, mobilier lourd. Et soudain, dans la lecture appliquée de l’acte, le mot jouir surgit. Le notaire continua imperturbable, mais moi, je l’entendis comme une intrusion.

Dans sa bouche et sur le papier, jouir signifiait l’usage paisible d’un bien immobilier, un droit inscrit noir sur blanc, garanti par la loi. Rien à voir avec ce que j’y mets, moi, en privé : le trouble, la secousse, le corps, l’instant qui fait dérailler la pensée. Là, au milieu de la solennité publique, un mot m’avait rappelé que tout le langage juridique est une traduction appauvrie, policée, de la langue intime.

Bref, il est possible que j’écrive toujours ces lettres à l’inconnu en général. Ce qui me convient assez : je n’aurai jamais à en débattre. Et cela me confère, par ricochet, la même aura d’inconnaissable — une bulle d’anonymat, malgré toute l’impudeur dont je peux parfois faire preuve.

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