« Le pli n’est pas une chose compliquée, c’est une complication. »G. Deleuze

Tout mouvement rencontre des complications. Ce serait une erreur de les nommer obstacles. Elles sont plutôt des vecteurs de forme. Je pense à l’eau, au fleuve, à la rivière, au ruisseau. Je pense aussi aux fourmis : quand elles rencontrent un cours d’eau, elles sacrifient parfois une partie de leur population pour former un pont vivant. Le mouvement se prolonge, coûte que coûte.

Souvent, je nomme complications ce qui ne sont que des modifications : un contretemps, une habitude à déplacer, un automatisme à décaler. Ces complications-là me sortent des clous, m’obligent à entrer dans un inconnu que je ne suis pas toujours prêt à explorer.

« Toutes les misères des hommes viennent de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. »B. Pascal

Pascal disait que nous fuyons la simplicité d’être. Et Wittgenstein ajoutait : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire. » Pour lui, la complication ne vient pas des choses, mais du langage : c’est la confusion qui engendre le nœud, pas la réalité elle-même.

Dans L’Homme sans qualités, Robert Musil dessine un être empêtré dans les détails, les systèmes, les valeurs multiples — comme si une vie trop pensée devenait une vie entravée. Sartre, avec Roquentin, montre comment l’obsession du sens encombre le réel. Camus, au contraire, oppose à l’absurde du monde une lucidité nue, dépouillée de complication.

Mais qu’est-ce que la complication face à soi-même ? Proust nous en offre une forme : ses longues phrases, où le souvenir, l’émotion, l’amour deviennent des objets essentiellement compliqués. A l’inverse, David Foster Wallace dénonce la simplification médiatique et la paresse intellectuelle, en proposant une littérature volontairement difficile. Comme chez Lovecraft, l’hermétisme devient une esthétique.

Derrida le résume : la pensée n’est jamais linéaire, jamais transparente. Toute simplification est une violence faite à l’ambiguïté. Chez lui, la complication devient une forme de justesse.

Il y a un malentendu autour de ce mot. Je le porte encore en moi, douloureusement, à l’approche de ce qu’on peut honnêtement nommer la fin de ma vie. Je ne cherche pas à le résoudre — simplement à en prendre la mesure. Car il est désormais clair que le parcours d’une vie et celui d’une époque sont étroitement liés. Après nous être jetés à corps perdu dans la complication au XXe siècle, le XXIe cherche à la nier farouchement — quitte à infantiliser les populations.

Cela me rappelle une méditation sur l’invisible. J’en étais venu à croire que plus nous refusons une chose, plus elle revient — avec force, par des voies inattendues.