Juillet 2025

1er juillet — Atelier d’écriture. F. propose des textes descriptifs façon Annie Ernaux, Journal du dehors. Les "paperoles de Proust" : ces bandes de papier qu’il collait sur ses manuscrits. Je ne vois pas le rapport. Tant mieux. L’absence de rapport oblige à en inventer un.

Retour en 1985. Aubervilliers, face au centre commercial. Je travaille de jour chez CII à Bobigny, de nuit chez IBM en uniforme de gardien. Je marche le long du canal avec M. qui veut un book photo. Des peupliers dans la brume, automne, noir et blanc. J’avais téléphoné à Alice Sapritch depuis un rouleau de papier bulle. Elle m’a ri au nez. Francis Huster dans un café près de l’Opéra : rendez-vous raté, Zulawski l’engueulait, il ne se souvenait plus de moi.

RECTO : Parking souterrain, niveau -1. Bornes électriques. Lignes blanches en épis. Sortie piéton. Sur la paroi de l’ascenseur, une bite dessinée : "J. est une p." Cabinet médical. "Sonnez et entrez." Salle d’attente, climatisation discrète. Monoprix angle Grenette. Vigile noir dans l’ombre, personne ne dit bonjour.

VERSO : La vieille dame choisit son dessert. Chaleur insupportable. "Il faudrait un rideau." Elle lit les étiquettes lentement. Sa fille au téléphone : "Elle fera la vaisselle, elle aime ça." L’homme va faire sa sieste. "Rebranche les fils de la télé, maman."

2 juillet — Nuit agitée. Au petit matin : tout raté, tout ne vaut rien. Que faire de tout ça ? Présenter les choses, c’est les rendre présentes. Je n’ai que moi-même à surprendre. Rien ne me surprend vraiment.

Dimanche dernier, une assiette s’est fracassée en déchargeant la voiture. S. était désolée. Ce qui est cassé ne se recolle pas.

Depuis deux semaines, impossible de partager mes textes sur les réseaux. Je me suis leurré. Je me fiche des interactions. L’important : écrire chaque matin. Je ne sais même pas si ces textes m’intéressent.

3 juillet[FICTION] Nulle part où aller. Il s’est enfoncé dans les galeries, a atteint une grande salle barrée par un lac noir. Assis, épuisé, il fouille ses poches, sort son carnet. Ses yeux habitués à l’obscurité. Homère : nul besoin de voir pour conter. Tout n’est que mensonge. Il a touché le fond. Il note, fidélité de chien.

La chaleur moins accablante. Les martinets déchirent l’air. J’ai trouvé une solution : ne donner à la chatte que la moitié du sachet le matin, la moitié le soir. Un gros insecte sur le béton. J’ai attrapé une godasse, je l’ai écrabouillé.

Observer : lame à aiguiser. Distance, recul salvateur. Ironie cinglante, cynisme mordant. Descente dans un gouffre. Au terminus, un choix : stalactite ou stalagmite. Cynisme ou amour.

4 juillet — Ça commence avec l’écriture inclusive, iels, et ça sort d’un coup :

Iels écrivent, se congratulent, se lappent. La cour de récré. Les billes, les jupes, les dents pointues. Pas pour sourire, pour survivre. Les déteste. En rang par deux, vers le perron, la classe, l’entreprise, la guerre. Donnez-vous la main. TVA et recettes fiscales. Cours servir le café au directeur, au curé. Et surtout, ne dis pas bonjour à madame l’agent, madame qui joue à la dame.

Iels écrivent, se gargarisent. Pour dire quoi ? Rien. Sauf qu’ils ne sont pas seuls. Le politiquement incorrect est le politiquement correct de demain. Je les lis entre les lignes : encore plus de vide.

Ferme ta gueule. Essaie de ne rien dire. C’est le 4 juillet, jour de fête. Pour les enfants. La fraîcheur détend la peau. Où va le monde sinon à sa perte ? Parfois c’est purement mécanique. Pas de métaphysique. Tu pourrais aller donner à boire aux fleurs. Pratiquer le jeûne, juste pour voir.

RECTO : Mai 1968, 1973, 1989, 2001, 2020, 2025. [RÉCIT] À ce stade de la nuit, dans chaque époque, quelque chose bascule. Une enfant regarde les émeutes à la télé. Un adolescent voit le mur de Berlin tomber. Un homme suit le 11 septembre en boucle. Le confinement. Et maintenant, juillet 2025, je code mon site jusqu’à l’aube. Une Italienne me dit qu’il faut régler le problème des émigrés. "Toi c’est pas pareil." Je coupe court. Son bateau prend toute la place sur la toile. Un bateau fantôme sur un océan fantôme.

5 juillet — Lu Capucine et Simon Johannin. J’y reconnais une densité. Reçu un commentaire pour l’atelier. Je ne sais pas quoi répondre. Quelque chose d’implacable me barre le chemin. Même un simple merci. C’est mieux de la boucler. Ce silence me fait peur.

Hier soir, A. et L. sont venus voir le tableau. Ils ont demandé mon RIB. Soulagé, et pas vraiment. Plus tard, j’ai parlé d’écriture. Erreur. Ils ont demandé à lire. "Non, vous ne pouvez pas." Même force implacable. Je n’ai pas fermé l’œil.

6 juillet — Le jugement, c’est le silence. P. : trente-cinq ans sans lui parler. M. : deux ans. Le jugement, c’est la mort. On meurt plusieurs fois dans une vie. Victimes et assassins.

Parfois ils sont silencieux parce que tu n’existes pas. Tu as existé cinq minutes. Ils t’ont tué sans gros titre. Ils n’en ont rien à foutre. La famille, l’école, l’entreprise : des façades.

Bikini Kill à fond, huit heures tapantes. Kathleen Hanna, c’est moi aussi. "Reject All American." Faire chier le voisinage, c’est un principe d’hygiène. Continuer à se branler à soixante-cinq balais. Ne jamais répondre au téléphone.

Lu un truc : "Quand c’est mauvais, ne le montrez pas." Mon pauvre. Le contraire. Quand c’est mauvais, publie-le encore plus. Opposer le bon mauvais au mauvais bon.

Rage non exclusive. Kathleen Hanna était strip-teaseuse. Comme Kathy Acker.

7 juillet — Il y a la fente, l’éclosion, l’ouverture. Il y a le lever du soleil, le chant, le bleu. Il y a le souffle, l’air, le rien, l’espace. Il y a la main qui s’ouvre sans pensée. Il y a le sang qui coule, le cœur qui bat, la danse. Il y a ce que l’on pense, ce que l’on ne voudrait pas penser. Il y a la fatigue, la lutte, l’ignorance. Il y a la peur. Et l’abandon. La chute vertigineuse. Il y a le temps pour s’adapter. Il y a l’éveil au goût de cendre. Le silence. Il y a la mort, l’oubli, l’absence. Il y a un coq qui chante, une cloche, le souvenir des hirondelles. Il y a un printemps. Il y a des poussins qui traversent la boue.

Oui, tout cela est vrai et tout cela est faux.

8 juillet — Chez moi, difficile de le dire. Je dis dans la ville, dans la maison. Ça ne m’appartient pas. Je disais ma maison, enfant. Notre chambre, avec mon frère. Rarement mon jardin, mon école.

Si je traduis ce texte en anglais, c’est pour que son sens me revienne autrement. Par le son plus que par la pensée. Home. Pour que le home remplace le chez. Parler d’âme et non de bien. Home c’est hām, c’est heim. Le village natal.

Chez eux. Chez moi : ce vide. Après m’être heurté au même mur, j’ai fait ce pas de côté. L’interstice. Pas chez eux, pas chez moi. L’entre-deux.

10 juillet — Quand je n’aurai plus rien, j’aurai au moins ça. Ça tourne. Encore. Puis plus rien. Ça retombe. Je le savais. Je ne suis pas dupe. Toutes les exaltations, toutes les afflictions. Je serai libre, pensais-je. Rien d’autre ne me suit. Même pas mon ombre. Partie un soir de mai.

[FICTION] Le malentendu était assis sur ma chaise. Je me sentais nu. Lui aussi. "Comment dois-je vous appeler ?" "Appelez-moi Malone." Il jeta un coup d’œil à sa montre. Un avion passa. "Vous vouliez me demander quelque chose ?" Un rai de lumière, des grains de poussière. Une chambre d’enfant. "Vous m’avez convoqué pour autre chose que la réminiscence de ces fadaises." C’est mon problème : aller droit vers un but. La ligne devient courbe, je tourne en rond. "Quelles choses, bon dieu, parlez !" Je me recroqueville, deviens un point noir entre les fentes du parquet. "Que faites-vous pour exister ?" "J’écris. 1000 à 1500 mots par jour." "Et ça vous sert à quoi ?" "À rien." "Si vous écrivez, c’est pour être lu." "Non. Ça aussi, ça m’est passé." Malone sifflota. "À quelle heure est la bouffe ?" "Vous esquivez." "Quand je m’ennuie, j’ai faim." "Moi aussi." "Vous auriez du caneton ?" Et de nous tenir les côtes.

11 juillet — Sans doute que tout ce que j’écris n’inspire qu’un malaise. L’écriture est une rustine sur ce malaise. Je pourrais garder ça dans un tiroir. Mais ce serait insatisfaisant intellectuellement. Si je publie, c’est pour montrer un chemin emprunté depuis trente ans. Ce n’est pas de la littérature, ni de la philosophie, ni de l’art. C’est un objet indéfinissable. C’est à la collectivité de le dire, sans que je veuille vraiment entendre.

La crainte du faux self : la peur que le vrai soit lu comme impudique, que le nu soit obscène. Mais je ne peux m’y opposer. Cette blessure anticipée est déjà cautérisée. L’immersion dans mon propre ridicule a été traversée tant de fois. C’est un risque : montrer la prison de jugement dans laquelle nous sommes reclus. Si cela aide quelqu’un à en prendre conscience, ce texte ne sera pas inutile.

13 juillet — Le masque n’est plus étanche. Sifflement de l’air qui s’échappe, insupportable. Scrollé sur YouTube. Tout m’énerve. Même lire Beckett. L’existence, dans sa platitude, m’exaspère. Pas de nostalgie. Juste foncer dans le pire.

Entre deux et trois heures, j’ai rêvé d’une nouvelle. Un type persuadé d’être à gauche qui glisse vers l’extrême droite. Ironie. Les gens s’emmerdent ou flippent. La vieille question : qu’est-ce que je vais foutre de moi-même ?

Tout continue. Je ne sais pas si l’on peut dire "comme avant". Ça continue, c’est tout. Je pensais à Balzac, Zola. Dix millions de mots dans la Comédie humaine, cinq millions dans les Rougon-Macquart. Et qu’en ai-je retenu ? Un doute sérieux sur la véracité des récits, des intentions. C’est là que j’ai commencé à ruer dans les brancards.

14 juillet[RÉCIT : Cabine 32567] Les cabines téléphoniques ont été financées par l’État pendant 40 ans. Milliards d’euros. En 1997, privatisation de France Télécom. En 2016, obligation levée. Orange démonte. Veolia récupère les matériaux. Service public démantelé à profit. Sans débat. Sans mémoire.

300 000 cabines en 1997. Moins de 40 000 en 2016. Aluminium anodisé, verre trempé griffé, combiné lourd. Odeur de métal chauffé, d’urine, de plastique ancien. Elle était là, imposante et vide. On ne se retourne pas quand une cabine disparaît. Mais 1% de 65 millions, c’est encore 650 000 personnes.

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