01 juillet 2025

Consignes d’écriture

F. nous invite à examiner les sept derniers jours afin de rédiger des descriptions de lieux, si possible dans la ville. Il prend comme modèle le livre d’A. E., Journal du dehors. La proposition est la suivante : le recto sera une suite de trois textes descriptifs. Le verso sera un bloc de texte contenant une scène avec personnage(s), si possible avec des paroles insérées à la façon des paperoles de Proust.


Réflexions sur les "paperoles" et le dialogue

Les "paperoles de Proust" désignent des bandes de papier que Marcel Proust ajoutait et collait à ses manuscrits pour insérer des additions et des modifications à son œuvre, notamment à À la recherche du temps perdu.

Proust était un écrivain obsédé par la réécriture et le perfectionnisme. Au fur et à mesure qu’il avançait dans la composition de son roman fleuve, il lui venait de nouvelles idées, des développements, des précisions ou des digressions qu’il voulait absolument intégrer. Plutôt que de recopier des pages entières, il utilisait ces "paperoles" – des bouts de papier de toutes tailles, parfois très longs (certaines atteignant près de deux mètres) – qu’il collait et repliait en accordéon sur les marges ou entre les lignes de ses cahiers et placards.

Ces paperoles sont devenues emblématiques de son processus d’écriture et témoignent de la manière dont son œuvre s’est construite et enrichie au fil du temps, dans un véritable chantier permanent où la colle et les ciseaux jouaient un rôle essentiel. Elles sont d’ailleurs exposées dans les musées et les expositions dédiées à Proust, comme celle de la BnF "Marcel Proust, la fabrique de l’œuvre", car elles sont une source précieuse pour comprendre la genèse de La Recherche.

Je ne vois pas vraiment le rapport entre le fait de ne pas "fabriquer des dialogues" avec des tirets et les paperoles proustiennes. Ce qui est très bien. Le fait que les choses n’aient pas de rapport nous oblige souvent à en inventer un.


L’exercice du carnet et la quête du réel

Cet exercice, le recto notamment, me rappelle les carnets : de longues promenades en ville. Parfois s’asseoir dans un parc, dans un café, noter. Noter ce que je vois, ce que j’entends, ce que je pense au même moment. Une relation obstinée au réel, ou à ce que j’imagine être le réel. Ma réalité. Bien que dans son avant-propos, A.E. inscrive son désir de s’absenter de ces descriptions, comment ne pas la voir ? Ce qui me rappelle que je ne voyais que moi à la relecture de ces petits textes. Et le dégoût de ces relectures. Une sorte de pathologie liée à la relecture.


Retour en 1985 : souvenirs d’Aubervilliers

J’ai créé un nouveau dossier intitulé "recto_verso". Dans ce dossier, un autre, "01_jour_1". J’ai placé les deux textes d’appui issus du Journal du Dehors. Puis, j’ai cherché le livre numérique et l’ai ajouté. En l’ouvrant avec Foliate, la table des matières sur la gauche indique des dates : 1985, 1986, 1987 jusqu’à 1992.

Ce qui me fait réfléchir à ce que je pouvais faire ces mêmes années. On payait encore avec des francs. La baguette valait, je crois, un franc, mais combien pour un paquet de cigarettes ? Peut-être quatre ou cinq francs. Le café au comptoir valait le même prix qu’une baguette. Tout est bien sûr relatif. Relatif au revenu. Je me rends compte que j’ai du mal à me souvenir de mes salaires en francs. En 1985, j’habite à Aubervilliers, en face du centre commercial. Je travaille comme magasinier le jour chez CII à Bobigny, la nuit chez IBM Vendôme où j’endosse l’uniforme de gardien de nuit.

Cet exercice recto-verso me paraît fastidieux dans le cadre des sept derniers jours de cet été 2025. Serais-je capable de revenir en 1985, de me retrouver dans les rues d’Aubervilliers, près du canal, ou encore à déambuler dans les rues alentour, souvent près de bâtiments industriels, d’usines ? Il me semble me souvenir de si peu de choses. En tout cas, pas plus qu’au cours de ces sept derniers jours. J’ai récemment retrouvé des photographies en noir et blanc de cette époque justement. Vague souvenir des visages, des collègues de travail, des locaux. Dans une remise, je me souviens d’un gros rouleau de papier bulle sur lequel je m’allongeais à la pause déjeuner pour récupérer un peu dans la journée. Je me souviens aussi d’avoir obtenu le numéro d’Alice Sapritch par l’un des magasiniers qui la connaissait. Je me souviens lui avoir téléphoné, assis sur ce rouleau de papier bulle ; il y avait sans doute un téléphone fixe dans ce local car les téléphones mobiles n’existaient pas, ou si oui, je n’en possédais pas. Elle avait décroché. J’ai été tellement surpris qu’elle décroche. J’ai balbutié que je voulais faire des photos d’elle. Elle m’a ri au nez puis elle a raccroché.


Est-ce à la même époque que j’ai rencontré Francis Huster dans un café près de l’Opéra, à deux pas de mon travail ? Peut-être peu avant de me rendre à mon travail. Il m’arrivait de boire un café à une terrasse avant de me laisser avaler par ce boulot. Francis Huster était à la table juste à côté de la mienne. Je lui avais demandé s’il accepterait que je fasse des photographies de lui. Il n’avait pas dit non. Il m’avait même donné rendez-vous dans un théâtre près de République, je crois. Il tournait un film avec Zulawski, La Femme publique avec Valérie Kaprisky. Je m’étais rendu au rendez-vous quelques semaines après. J’avais réussi à me faufiler dans les coulisses de ce théâtre, je ne sais comment. Zulawski engueulait Huster copieusement. Ça n’allait pas arranger les choses. Il n’allait peut-être pas être de bonne humeur pour faire des photos.

En fait, il ne se souvenait plus du tout de moi. À la fin du tournage, il m’a toisé avec un air absent et m’a dit : « Vous devez vous tromper. »


Flâneries et projets photographiques

En 1985, je marche le long du canal avec M. Elle m’a demandé de lui faire des portraits parce qu’elle veut présenter un book ; elle en a besoin pour se présenter à des castings. Nous sommes en automne. Sur la rive opposée, une ligne de peupliers semble disparaître ou apparaître, incertaine. Il y a souvent de la brume, un décor idéal pour prendre des photographies en noir et blanc.


Réflexion sur l’organisation et le "recto_verso" personnel

Avec ce début de mois et ce nouvel atelier, il faut en profiter pour créer une nouvelle rubrique ou un nouveau groupe de mots-clés. Je n’ai pas encore eu le temps d’y réfléchir, mais "recto_verso" me paraît intéressant. Cet aspect "double" de ma vie en 1985, celle d’un tâcheron d’un côté accumulant les boulots pour rembourser ses dettes, puis se constituer un capital pour partir en Asie, et de l’autre, ces aspects plus "artistiques" de ma personnalité, la photographie noir et blanc et l’écriture. Encore que, si je me souviens bien, je ne me vois pas écrire en 1985 vraiment, juste quelques notes sur des carnets péniblement réunies. En général, une date et quelques mots, guère plus. Ce qui me motivait pour ces deux activités n’était pas l’art à proprement parler. L’art était un prétexte. Ce qui me motivait devait être ce qui motivait le petit Poucet à semer des miettes dans la forêt, puis des petits cailloux en s’apercevant que les miettes étaient mangées par les oiseaux.


Souvenirs de Bonn et de la photographie musicale

Parmi les photographies retrouvées de cette époque, je me souviens de ce voyage à Bonn pour le 11e sommet du G7. J’avais pris un train de nuit. C’était au mois de mai. Avais-je demandé une accréditation à l’agence Sipa ? Je ne sais plus. Est-ce que je travaillais encore avec l’agence de photographie pour l’Afrique ? Aucune idée. Est-ce aussi à cette période que j’allais au Feel One à la Défense faire des photographies de musiciens africains comme Fela ou Touré Kunda, Mory Kanté ? Ou que j’avais photographié cette actrice black, Félicité Wouassi ? Je ne sais plus.


Plus tard dans la soirée.

RECTO Parking souterrain, niveau -1. Bornes de recharge électrique. Barrières métalliques, lignes blanches au sol, tracées « en épis » pour garer les véhicules. Au plafond, des panneaux lumineux indiquent la sortie piéton. Numérotation au sol. Un petit hall offre la possibilité de prendre un escalier ou de visiter une expo photo installée là. Deux caisses automatiques attendent le paiement : on insère le billet, et si l’on veut payer par carte sans fil, une lumière bleue s’allume. Personne derrière les vitres de la cabine, juste une affiche avec un flash code : « Venez voir nos services. » Les ascenseurs sont silencieux, un bouton lumineux. Sur la paroi, une bite dessinée avec « J. est une p. » et un numéro de téléphone. Niveau 0 : la sortie. Une chaleur écrasante.

Chercher sur l’interphone « cabinet médical », puis sonner. Un mécanisme à peine bruyant signale que l’on peut pousser la porte. Le cabinet est au rez-de-chaussée. Des affiches sur la porte : « Médecins en colère ». Une petite affichette invite : « Sonnez et entrez. » La secrétaire salue avec bonhomie, au téléphone, et fait signe de rejoindre la salle d’attente, juste là. Une personne dit bonjour. Une femme entre deux âges, une habituée, car de sa place elle interpelle la secrétaire. « C’est bien un homme, 95 % des opérations se passent sans problème », dit-elle. Puis une mère entre avec ses deux enfants. Ils ne disent pas bonjour. La mère les reprend. Les enfants marmonnent un « bonjour » du bout des lèvres, puis attrapent les magazines en papier glacé sur une étagère en fer. Ils changent de place, ils ont chaud. Un petit grésillement discret indique que la climatisation fonctionne. Il faut lever la tête pour voir l’appareil : un coude en plastique où se trouvent fils et câbles, l’ensemble montant vers un faux plafond ponctué de spots allumés. Au-dessus d’un mur, quelques fenêtres horizontales ont été percées, laissant apercevoir la colline de Fourvière.

Le Monoprix se dresse comme un temple à l’angle de la rue Grenette et de la rue de la République. Il semble qu’ils vont rendre la rue Grenette piétonnière, comme la rue de la République. Pour le moment, seuls les bus ont le droit de circuler. C’est incessant. Il y a tout de même un feu rouge qui permet aux piétons de s’élancer d’un trottoir à l’autre. Quand le petit homme est vert, c’est un mouvement de foule d’un bord à l’autre. Parfois, quelqu’un s’en fiche et ne se préoccupe pas du bonhomme vert. Un vigile se tient dans l’ombre de l’entrée. Il est en uniforme, boutonné jusqu’au cou. C’est un homme noir, un balèze. Il ne sue pas. Il ne bouge pas. Il est là, inamovible dans l’ombre de l’entrée. Impossible de le rater. Mais personne ne dit bonjour. Ni lui, ni les clients. Ça rentre et ça sort. À côté, un magasin H&M, l’enseigne rouge vermillon. Un peu plus loin, une rue perpendiculaire mène, au choix, à un parking ou à une église.

VERSO Elle avait sorti tous les desserts et les avait posés sur la table en formica. « Lequel vas-tu choisir, lis ce que c’est si tu le peux à voix haute », dit-elle. Une chaleur insupportable régnait dans la cuisine. « Il faudrait lui mettre au moins un rideau, elle dit au téléphone, en attendant que le store soit réparé un rideau tu sais ce que c’est n’est-ce pas, avec une tringle toute bête et des anneaux ». La voix de la vieille dame avait commencé sa litanie, elle lisait les étiquettes des desserts. « Va ni lle chocolat lié geois, yahourt à la poire, yahourt à la pèche, gateau de riz au cara mel ». Juste avant, elle s’était enfilé une tranche de melon qu’elle avait mis un temps infini à avaler. « Je le coupe en petits dés c’est rigolo, mais c’est trop vous savez je ne mange presque plus rien —un blanc— si vous saviez à quel point j’aimerais retourner à Marengo . Elle raccrocha et dit « Alors maman tu as choisi ton dessert ». « Elle a l’embarras du choix, dit l’homme », mais elle l’interrompt : « Tais-toi, laisse-la choisir son dessert ! » Puis elle enchaîne : « Il n’y a qu’à tout mettre dans l’évier, elle fera la vaisselle. Elle aime faire la vaisselle ». Et elle poursuit, disant à l’homme : « Tu peux aller faire ta sieste si tu veux. Mais avant, il faut qu’elle rebranche les fils de la télé. Aller maman, rebranche les fils de la télé. Oui c’est ça, ça y est on voit la lumière rouge. » Il faisait chaud dans le salon aussi. « Pourquoi tu ne mets pas en route le ventilateur ? » « Je ne sais pas, dit la maman, quelqu’un a dû l’éteindre, et quelqu’un a retiré les fils de la télévision aussi. » « Non, laisse-la faire, il faut qu’elle remette les fils toute seule. La lumière rouge apparaît, tu as réussi ! Aller je vais te faire tes ongles. » La vieille dame regarde ses ongles de pouces, elle a un ongle très long qu’elle montre à l’homme, assis maintenant à côté d’elle. Mais il réplique quelque chose d’idiot, du genre « Ah oui, il est plus long que l’autre ». « Va donc faire ta sieste ! » dit la fille à l’homme qui, au bout d’un temps, se lève et va dans une autre pièce. Il s’agit d’un appartement HLM : une cuisine, un salon salle à manger, une chambre à coucher et une autre pièce qui sert de fourre-tout depuis des années.

Pour continuer

Carnets | juillet 2025

30 juillet 2025

J’avais dit "table rase", pas pour rien. SPIP et MySQL m’ont répondu en chœur. Tout ce que j’avais construit sur mon site local a été mis par terre par l’importation de ma base de données distante vers mon PhpMyAdmin local. Au début, j’ai tempêté. Des heures et des heures de boulot qui s’envolent en un clic. Puis je me suis souvenu de mon envie de faire table rase. Et je me suis dit que cet incident était plutôt une chance, que ça allait m’aider. SPIP a connu pas mal de mises à jour, et c’est là qu’il faut être vigilant. Il ne suffit pas de lancer le fameux spip_loader.php pour mettre à jour la distribution. Il faut aussi aller voir du côté de la base de données et vérifier les versions (table spip_meta). De vieux plugins non mis à jour peuvent également s’accumuler et créer des distorsions. C’est à peu près tout cela qui m’est tombé sur le coin du nez ces derniers jours. Ignorance ou négligence : le débat reste ouvert. Le fait est que SPIP, en contrepartie de sa robustesse et de sa fiabilité (quand tout roule), demande un peu de jugeote, de mémoire et d’attention. La gravité du problème rencontré n’est pas immense. J’avais bien sûr pris soin de sauvegarder mon travail. Mais quand même, devoir tout refaire ne m’amuse pas. Cela m’oblige donc à repenser, une fois encore, ce que je veux — ou ce que je ne veux pas (la seconde option est toujours plus facile). Je reprends donc, encore une fois, la reconstruction des squelettes, os près os — mais sans doute avec un peu plus d’expérience, ce qui se paie d’échecs, comme il se doit. En attendant, je continue à écrire mes textes sur le site en ligne. Je ne donne pas de date pour la mise en ligne de la prochaine version, mais j’ai déjà quelques trouvailles dans la boîte — notamment un JavaScript extra qui permet de disposer d’une imprimerie de poche pour créer des livres numériques. Reste à savoir ce que j’y mets, dans ces livres. Ce n’est pas l’embarras du choix qui manque.|couper{180}

Technologies et Postmodernité

Carnets | juillet 2025

29 juillet 2025

Contrôler l'accès à la nourriture, c'est contrôler les corps, les territoires, les populations. Impossible de ne pas penser aux famines organisées, aux embargos, aux politiques agricoles. En même temps qu'à la télévision on aperçoit ces parachutages de denrées sur Gaza, on repassait hier La Passion de Dodin Bouffant, du réalisateur Trần Anh Hùng. Il s’est produit quelque chose d’étrange à cet instant. Une attirance et une répulsion dans un même mouvement, pour la nourriture, mais plus encore pour cette culture de la mangeaille. Et ce, malgré la qualité visuelle et sonore — surtout sonore — du film. Ça m’est resté en travers de la gorge. Soudain, cette surreprésentation de la bouffe m’est apparue profondément obscène. Mais pas plus, au fond, que ce qu’on nous fait avaler sur papier glacé, dans les affiches publicitaires, sur les réseaux sociaux. L’importance que la nourriture a prise ces dernières années est considérable. Peut-être que le culte de la boustifaille est vraiment apparu sur les réseaux lors des premiers confinements de 2019 ou 2020. Il y avait là déjà quelque chose d’abject, mais j’y accordais sans doute moins d’importance. Peut-être même en ai-je profité, en recopiant quelques recettes. Mais hier soir, non. En écoutant le frémissement du bouillon clair, les rissolements des foies, les rôtis en train de suer, j’avais plutôt envie de dégueuler qu’autre chose. J’avais déjà vu ce film en 2023, je crois, et je n’avais pas éprouvé la nausée à un tel point. Cette célébration m’avait même laissé admiratif, et en même temps nostalgique, voire envieux. Les souvenirs du culte sont nombreux, ils remontent à l’enfance, aux grandes tablées, aux aurores embaumées par l’odeur de brûlure de pattes de volaille, par l’oignon qui revient vers une tendre transparence. Autant de souvenirs olfactifs que l’on se passe comme un relais dans les familles françaises de classe moyenne depuis des générations. Ce goût de la bouffe, de la “bonne chair”, je le transporte encore dans mes gènes. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, à tant de reprises, de m’en séparer. De traverser des périodes d’austérité, peut-être dans l’unique but de m’en débarrasser. Mais ça revient. Par le nez, par les papilles. C’est plus fort que moi, comme on dit. Un réflexe pavlovien de chien qui revient vers le maître, celui qui, à la fois, le bat et le caresse. Une voix, tout au fond de moi, voudrait me ramener à je ne sais quelle “raison”. Tu confonds tout, me dit-elle. Tu ne peux pas mettre sur un même plan les exactions, les guerres, l'effroi des images que ces événements charrient, avec l'atmosphère tellement chaleureuse d'un film célébrant la gastronomie française. Tu ne peux pas, tu n’en as pas le droit, continue-t-elle. Je l’écoute, je la respecte. Mais pourtant, si je mets cela en parallèle, si je les place sur un même plan, c’est que le plan du dégoût est devenu si vaste, une fois les apparences traversées — les apparences tellement claires — ainsi que les contours fumeux des lendemains qui ne chantent pas.|couper{180}

hors-lieu

Carnets | juillet 2025

paupière tombante

Voir la honte au moment même où elle vous prend, c’est voir par en-dessous. Par défaut. À rebours. Ce n’est plus une image, c’est un voile. Une membrane lente descend sur la pupille, un clignement avorté, comme une fermeture en suspens. J’ai connu un perroquet honteux. Il chantait à tue-tête auprès de ma blonde, mais sa paupière flanchait à chaque syllabe. Elle s’écroulait sur l’œil, molle, involontaire. Il continuait de chanter, mais à moitié aveugle. Un œil fermé par la honte et l’autre qui insistait. L’entêtement du regard blessé. La honte n’arrive pas de l’extérieur. Elle monte. Elle boursoufle la vue. Elle se glisse entre le monde et soi comme un écran bistre, opaque, figé. Elle ne trouble pas la vue : elle l’arrête. Et quand elle laisse passer un peu de lumière, c’est une lumière malade, caverneuse. Voir par la honte, c’est comme voir à travers un œil d’aiguille : un point, rien de plus. Honte d’être là. Nu, immobile. Pris dans une impudeur si totale qu’elle semble presque tranquille. Et pourtant personne ne voit. Personne ne regarde. L’invisibilité n’apaise rien. Elle épaissit. Elle appuie là où ça brûle. Elle fait mieux que montrer : elle isole. Le regard manque, mais l’essentiel reste. La honte ne dépend pas de l’œil de l’autre. Elle se propage par en dedans, de la peau jusqu’au nerf optique. la honte au centre du paysage n’arrondit pas les angles. Elle tient le milieu comme un pion figé. Autour, les allées blanches dessinent une spirale hésitante, un tourbillon à ras du sol. Le sable crisse sous les pas, sans rythme net. J’avance d’un pas, je recule de trois. Chaque détour me ramène au point d’avant. À la manière d’un patineur sur carton glacé, glissant sans grâce sur un vieux jeu de l’oie. On ne gagne rien, on recommence. Une case vide, une case piégée, une case où l’on attend.|couper{180}

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