Nuit agitée. Au petit matin, l’impression proche de la certitude d’avoir tout raté. Que tout ça ne vaut rien. Je dois le noter au même titre que n’importe quelle autre pensée qui me traverserait. Comme écrire : « Je me sers une tasse de café et la place dans le four micro-onde pour réchauffer le liquide amer. » La question ne cesse de revenir et de m’éroder : que faire de tout ça ? À quoi ça sert ? Comment le présenter ? Il faut présenter les choses, les présenter, c’est les rendre présentes. Pourquoi est-ce que je pense toujours que ce que j’écris n’est pas "présent", n’est pas offrande, n’est pas un cadeau... L’idée que je sois incapable de donner quoi que ce soit. Ça ne donne rien. Il prend, il prend, mais il ne donne jamais rien.
Je n’ai que moi-même à surprendre. J’essaie quotidiennement de me surprendre. Je n’ai aucune idée de ce qui peut surprendre autrui ; d’ailleurs, je ne cherche pas à surprendre autrui. Je me fiche pas mal de surprendre quiconque d’autre que moi seul. Cependant, rien ne me surprend vraiment. Si ça ne me surprend pas, j’ai l’impression d’avoir raté, d’être passé à côté de quelque chose.
Ce qui est raté peut-il être rafistolé ? C’est aussi une question obsédante. Ce qui est brisé ne se recolle pas. J’ai eu cette certitude dimanche dernier, tout à fait fortuitement ; nous étions en train de décharger la Dacia en revenant de Tain. Soudain, un sac a glissé et une assiette qu’il contenait s’en est échappée et s’est fracassée sur le sol en mille morceaux. S. était désolée parce que c’était une assiette qu’elle voulait donner à sa mère. Je veux dire qu’elle ne faisait pas semblant d’être désolée, ce n’était pas un artifice ni un message caché à mon intention. Elle a émis un juron qu’elle a dû répéter plusieurs fois comme pour évacuer quelque chose et j’ai tout de suite pensé que ce quelque chose était de l’ordre du doute. À chaque juron, elle semblait dire : non, je ne peux pas recoller ça, c’est impossible, c’est vraiment cassé.
J’ai remarqué que depuis plus de deux semaines, il m’est désormais impossible de partager mes textes sur les réseaux sociaux. C’est arrivé d’un seul coup, après une assez longue pratique. Ce n’est pas lié au constat qu’en règle générale, je ne reçois que peu d’interactions. Je me fiche de ces interactions. L’important pour moi est d’écrire chaque matin. Je me suis sans doute leurré en imaginant qu’en l’état, mes textes pouvaient intéresser qui que ce soit. D’ailleurs, qu’est-ce que je mets derrière ce mot "intéresser" ? Je n’en sais rien moi-même. Je ne sais même pas si ces textes m’intéressent vraiment, moi. Tout ce que je sais, c’est que c’est quelque chose que je dois faire. Je dois écrire un texte le matin, parfois plusieurs. Je ne sais pas si c’est une sorte de pathologie, un toc, de la démence ou quoi que ce soit d’autre. Ce que je sais, c’est que le contenu de ces textes ne m’intéresse pas au point de vouloir les relire, d’y chercher quelque chose qui éclairera ma vie ou ce monde d’un jour nouveau.