Litanie profane

Il y a

Il y a la fente, le craquement, l’œuf, le calcaire, la coquille, l’éclosion, l’ouverture
et il y a ce qui reste là qui n’est plus important.

Il y a l’élan, le lever du soleil, le chant, l’oiseau, la profondeur des cieux, le bleu.

Il y a le souffle, l’aspiration, l’air qui remplit les poumons, le hennissement, le cheval.

Il y a l’air, le rien, le vide, l’espace et l’intention.

Il y a le moment, la main qui s’ouvre sans pensée, pour aimer ou pour tuer.

Il y a la vie, le sang qui coule dans les veines, dans les artères, le cœur qui bat,
il y a la danse.

Il y a ce que l’on pense, ce que l’on croit penser,
que l’on imagine penser, ce que l’on ne voudrait pas penser
mais que l’on pense quand même.
Il y a la fatigue.
Il y a la lutte.

Il y a l’ignorance, l’inconnu, l’inconnaissable, la limite.
Il y a la petitesse du cercle des je sais qui s’amenuise au fil des ans.

Il y a ce glissement que l’on sent au bout des doigts,
ce crispement qui voudrait s’accrocher à quoi on l’ignore,
la peur.
Et il y a l’événement de l’abandon.

Il y a la chute vertigineuse dans un puits sans fond
dont on ne sait combien de temps elle durera.
Il y a le temps pour s’adapter à la chute,
et toute sa valeur enfin.

Il y a l’éveil au goût de cendre,
la boue et la terre qui terrasse,
la langue qui emplit la bouche.
Il y a le silence.
Il y a l’éveil au fracas du silence.

Il y a la mort, la nuit, l’oubli, l’absence
et la fin des espérances,
la fin des désespérances.
Il y a le rien qui contient son don.

Il y a un coq qui chante,
il y a une cloche qui sonne,
il y a le souvenir des hirondelles
et de leurs nids de terre et de paille.
Il y a une nouvelle chance.
Il y a un printemps
et toute une file de poussins
qui traverse la boue dans la cour de la ferme.


oui

Oui, tout cela est vrai et tout cela est faux.
C’est au-delà du simple jugement, et en même temps, il faut bien des jugements. Oui.

Oui, la haine est un réflexe pour certain(es), et sans doute plus honnête que la complaisance des je t’aime qu’on nous assène.

Oui, des gens s’entretuent tous les jours.
Mais des gens aussi s’entraident,
et nul ne tient le fléau pour dire : ceci est juste, ceci ne l’est pas.

Oui, la beauté n’est pas la chose la mieux partagée du monde,
et ce n’est pas la faute des ophtalmologues, des oculistes,
ni même celle de la pupille, ni de l’œil.

Oui, les éléments se moquent de savoir si tu es aimable,
comme des efforts renouvelés que tu as faits depuis huit jours pour le rester.

Oui, ce qui est juste nous paraît toujours plus accessible que ce qui ne l’est pas,
et pourtant tout l’est, quand on ne pense ni à soi ni aux autres.

Oui, nous mourrons tous comme nous sommes nés :
sans raison, sans mémoire, sans désir qui nous appartienne,
car rien ne peut jamais nous appartenir que ce que nous donnons sans y penser.

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Pour continuer

Carnets | juillet 2025

30 juillet 2025

J’avais dit "table rase", pas pour rien. SPIP et MySQL m’ont répondu en chœur. Tout ce que j’avais construit sur mon site local a été mis par terre par l’importation de ma base de données distante vers mon PhpMyAdmin local. Au début, j’ai tempêté. Des heures et des heures de boulot qui s’envolent en un clic. Puis je me suis souvenu de mon envie de faire table rase. Et je me suis dit que cet incident était plutôt une chance, que ça allait m’aider. SPIP a connu pas mal de mises à jour, et c’est là qu’il faut être vigilant. Il ne suffit pas de lancer le fameux spip_loader.php pour mettre à jour la distribution. Il faut aussi aller voir du côté de la base de données et vérifier les versions (table spip_meta). De vieux plugins non mis à jour peuvent également s’accumuler et créer des distorsions. C’est à peu près tout cela qui m’est tombé sur le coin du nez ces derniers jours. Ignorance ou négligence : le débat reste ouvert. Le fait est que SPIP, en contrepartie de sa robustesse et de sa fiabilité (quand tout roule), demande un peu de jugeote, de mémoire et d’attention. La gravité du problème rencontré n’est pas immense. J’avais bien sûr pris soin de sauvegarder mon travail. Mais quand même, devoir tout refaire ne m’amuse pas. Cela m’oblige donc à repenser, une fois encore, ce que je veux — ou ce que je ne veux pas (la seconde option est toujours plus facile). Je reprends donc, encore une fois, la reconstruction des squelettes, os près os — mais sans doute avec un peu plus d’expérience, ce qui se paie d’échecs, comme il se doit. En attendant, je continue à écrire mes textes sur le site en ligne. Je ne donne pas de date pour la mise en ligne de la prochaine version, mais j’ai déjà quelques trouvailles dans la boîte — notamment un JavaScript extra qui permet de disposer d’une imprimerie de poche pour créer des livres numériques. Reste à savoir ce que j’y mets, dans ces livres. Ce n’est pas l’embarras du choix qui manque.|couper{180}

Technologies et Postmodernité

Carnets | juillet 2025

29 juillet 2025

Contrôler l'accès à la nourriture, c'est contrôler les corps, les territoires, les populations. Impossible de ne pas penser aux famines organisées, aux embargos, aux politiques agricoles. En même temps qu'à la télévision on aperçoit ces parachutages de denrées sur Gaza, on repassait hier La Passion de Dodin Bouffant, du réalisateur Trần Anh Hùng. Il s’est produit quelque chose d’étrange à cet instant. Une attirance et une répulsion dans un même mouvement, pour la nourriture, mais plus encore pour cette culture de la mangeaille. Et ce, malgré la qualité visuelle et sonore — surtout sonore — du film. Ça m’est resté en travers de la gorge. Soudain, cette surreprésentation de la bouffe m’est apparue profondément obscène. Mais pas plus, au fond, que ce qu’on nous fait avaler sur papier glacé, dans les affiches publicitaires, sur les réseaux sociaux. L’importance que la nourriture a prise ces dernières années est considérable. Peut-être que le culte de la boustifaille est vraiment apparu sur les réseaux lors des premiers confinements de 2019 ou 2020. Il y avait là déjà quelque chose d’abject, mais j’y accordais sans doute moins d’importance. Peut-être même en ai-je profité, en recopiant quelques recettes. Mais hier soir, non. En écoutant le frémissement du bouillon clair, les rissolements des foies, les rôtis en train de suer, j’avais plutôt envie de dégueuler qu’autre chose. J’avais déjà vu ce film en 2023, je crois, et je n’avais pas éprouvé la nausée à un tel point. Cette célébration m’avait même laissé admiratif, et en même temps nostalgique, voire envieux. Les souvenirs du culte sont nombreux, ils remontent à l’enfance, aux grandes tablées, aux aurores embaumées par l’odeur de brûlure de pattes de volaille, par l’oignon qui revient vers une tendre transparence. Autant de souvenirs olfactifs que l’on se passe comme un relais dans les familles françaises de classe moyenne depuis des générations. Ce goût de la bouffe, de la “bonne chair”, je le transporte encore dans mes gènes. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, à tant de reprises, de m’en séparer. De traverser des périodes d’austérité, peut-être dans l’unique but de m’en débarrasser. Mais ça revient. Par le nez, par les papilles. C’est plus fort que moi, comme on dit. Un réflexe pavlovien de chien qui revient vers le maître, celui qui, à la fois, le bat et le caresse. Une voix, tout au fond de moi, voudrait me ramener à je ne sais quelle “raison”. Tu confonds tout, me dit-elle. Tu ne peux pas mettre sur un même plan les exactions, les guerres, l'effroi des images que ces événements charrient, avec l'atmosphère tellement chaleureuse d'un film célébrant la gastronomie française. Tu ne peux pas, tu n’en as pas le droit, continue-t-elle. Je l’écoute, je la respecte. Mais pourtant, si je mets cela en parallèle, si je les place sur un même plan, c’est que le plan du dégoût est devenu si vaste, une fois les apparences traversées — les apparences tellement claires — ainsi que les contours fumeux des lendemains qui ne chantent pas.|couper{180}

hors-lieu

Carnets | juillet 2025

paupière tombante

Voir la honte au moment même où elle vous prend, c’est voir par en-dessous. Par défaut. À rebours. Ce n’est plus une image, c’est un voile. Une membrane lente descend sur la pupille, un clignement avorté, comme une fermeture en suspens. J’ai connu un perroquet honteux. Il chantait à tue-tête auprès de ma blonde, mais sa paupière flanchait à chaque syllabe. Elle s’écroulait sur l’œil, molle, involontaire. Il continuait de chanter, mais à moitié aveugle. Un œil fermé par la honte et l’autre qui insistait. L’entêtement du regard blessé. La honte n’arrive pas de l’extérieur. Elle monte. Elle boursoufle la vue. Elle se glisse entre le monde et soi comme un écran bistre, opaque, figé. Elle ne trouble pas la vue : elle l’arrête. Et quand elle laisse passer un peu de lumière, c’est une lumière malade, caverneuse. Voir par la honte, c’est comme voir à travers un œil d’aiguille : un point, rien de plus. Honte d’être là. Nu, immobile. Pris dans une impudeur si totale qu’elle semble presque tranquille. Et pourtant personne ne voit. Personne ne regarde. L’invisibilité n’apaise rien. Elle épaissit. Elle appuie là où ça brûle. Elle fait mieux que montrer : elle isole. Le regard manque, mais l’essentiel reste. La honte ne dépend pas de l’œil de l’autre. Elle se propage par en dedans, de la peau jusqu’au nerf optique. la honte au centre du paysage n’arrondit pas les angles. Elle tient le milieu comme un pion figé. Autour, les allées blanches dessinent une spirale hésitante, un tourbillon à ras du sol. Le sable crisse sous les pas, sans rythme net. J’avance d’un pas, je recule de trois. Chaque détour me ramène au point d’avant. À la manière d’un patineur sur carton glacé, glissant sans grâce sur un vieux jeu de l’oie. On ne gagne rien, on recommence. Une case vide, une case piégée, une case où l’on attend.|couper{180}

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