15 juillet 2025
Le temps de l’écriture
Difficile de dire exactement ce que j’ai appris au fil de ces ateliers d’écriture commencés en 2022. Et d’ailleurs, est-ce vraiment nécessaire d’en dresser un inventaire ? Tant de choses, et tant de manières de considérer ces mêmes choses. Et en même temps, parfois, l’impression de n’avoir rien appris que je ne sache déjà, plus ou moins.
Cela rejoint ce que je pense de toute pédagogie digne de ce nom : on n’enseigne pas, on aide les gens à se souvenir. À prendre conscience de ce souvenir, un peu plus attentivement. À leur donner confiance dans cette prise de conscience.
Souvent, cela peut être si furtif qu’on le prend pour une illusion, un fantasme. Mais ce n’en est pas un. Ce que nous absorbons en lisant un livre, en allant voir une exposition, un film, une pièce de théâtre — nous ne pouvons pas en mesurer l’impact inconscient, et pourtant il est bien là. L’art de l’enseignement, c’est cela : créer des passerelles entre notre conscience souvent restreinte, et ce vaste réservoir d’impressions non décryptées mais bel et bien éprouvées.
Écrire, c’est une manière de s’enseigner à soi-même ce genre de choses. Être à la fois l’élève et l’enseignant. Dans le geste d’écrire, le temps se métamorphose étrangement. Passé, présent, futur ne forment plus qu’un seul espace-temps, souvent indéfinissable pour qui écrit.
Il m’arrive souvent de relever les yeux de l’écran, et d’être effaré par l’heure qu’il est, alors que l’impression du temps passé à écrire est tout autre.
Le temps de l’écriture n’est pas le temps du monde — et pénétrer dans ce temps-là n’est pas sans danger. Depuis 2019, je constate à quel point je me suis peu à peu replié dans cette temporalité singulière. Peut-être parce que cette date résonne, pour beaucoup, comme un point de bascule : l’épidémie de Covid-19, les confinements, ce glissement d’une réalité vers une autre.
Mais j’aurais tout aussi bien pu évoquer 2008 et la crise financière, ou encore 1973-74 et les chocs pétroliers. Autant de secousses qui marquent notre époque. Ce qu’elles impliquent, c’est une prise de conscience : le temps commun est rythmé par des déflagrations successives, qui viennent nous rappeler son existence — ou sa fragilité.
L’écriture, elle, peut bien s’ancrer dans ce temps partagé, mais assez vite elle le traverse. On comprend alors que ces événements, loin de se suffire à eux-mêmes, ne sont que des portails : des seuils vers des couches plus profondes de perception, du monde, de soi-même, bien plus complexes que ce que l’information générale tente de nous faire croire.
Hier, j’écoutais l’écrivain Pierre Jovanovic parler de son dernier livre, 2008, tout en mettant un peu d’ordre dans l’atelier. Depuis peu, je m’entraîne à écouter des podcasts ou des vidéos pendant que j’effectue des tâches simples, qui ne mobilisent pas trop mon attention.
Mon attention, alors, n’est ni concentrée, ni dispersée. Elle est flottante. Elle ne se fixe sur rien — pas hypnotisée par ce que j’écoute, pas absorbée par ce que je fais. Elle reste vacante, légèrement ouverte, comme en arrière-plan.
Je ne sais pas si c’est très clair, mais c’est ainsi que je définis ce que j’appelle l’attention flottante.
J’ai le sentiment qu’en pratiquant ainsi, bien plus d’informations pénètrent l’inconscient. Mais elles ne s’y inscrivent pas comme d’habitude. Elles sont, disons, taggées autrement. À chacune est attaché un petit résidu d’attention consciente — une trace, un fil. Et ce fil permet, plus tard, de retrouver l’information si besoin. Elle remonte plus facilement à la surface, comme un souvenir dont on n’aurait pas su qu’il était là.
J’avais lu Pierre Jovanovic il y a très longtemps, probablement dans la collection J’ai Lu rouge, celle dédiée au surnaturel. Enquête sur l’existence des anges gardiens. Je n’en ai pas gardé un souvenir impérissable. J’avais à peine quinze ans. Très vite, je m’étais tourné vers les écrits de Robert Charroux, dans le même genre, qui me semblaient plus substantiels, plus riches en hypothèses vertigineuses.
C’était cette époque si particulière — celle de l’adolescence — où tout vacille : le monde, la réalité, et bien sûr, soi-même. L’attrait pour le surnaturel correspondait à ce moment de doute nécessaire, ce passage sous les fourches caudines, où il faut perdre quelque chose de l’enfance — sa toute-puissance, ses certitudes naïves — pour entrevoir ce qu’on appelle, faute de mieux, l’âge adulte.
Mais pour passer, il faut plier. Il faut d’abord être humilié. Constater que le monde n’est pas à notre mesure. Et c’est sans doute à cela que servaient ces lectures : tester les limites de ce que l’on croyait possible, éprouver le vertige d’autres récits, avant d’accepter que rien ne tient — ou plutôt que tout ne tient que par les récits que nous choisissons d’habiter.
Et j’ai été surpris, ces derniers jours, de retrouver Jovanovic dans des émissions classées aujourd’hui "conspirationnistes", autour de la crise de 2008. Mais ce qui m’a arrêté, ce n’était pas le décor. C’était une question. En l’écoutant, j’ai pensé : et moi, qu’est-ce que je faisais en 2008 ?
Je me suis souvenu que je traversais cette crise comme tant d’autres, avec mes proches. Et, en rangeant l’atelier, je suis tombé sur des dessins, des peintures de cette même période. Des choses que je n’avais jamais exposées, que je jugeais sans intérêt. Et pourtant, elles savaient. Le chaos, le désordre dans ces images m’a brutalement ramené là.
Les dessins, eux, se souvenaient. Mais moi ? Impossible de remettre des dates, des lieux, des gestes sur ces jours. Je ne tenais plus de journal. Je n’avais donc aucun appui pour retrouver les micro-événements du quotidien — ces faits minuscules, nichés dans l’ubac de la grande Histoire.
Et j’ai pensé à mes carnets d’aujourd’hui. À ce que j’y dépose. À ce que je choisis de dire. Et je me suis demandé : si je les relis dans dix ans, me redonneront-ils accès à ce que je vis maintenant ?
J’en doute.
illustration : Prague 2008
Pour continuer
Carnets | juillet 2025
30 juillet 2025
J’avais dit "table rase", pas pour rien. SPIP et MySQL m’ont répondu en chœur. Tout ce que j’avais construit sur mon site local a été mis par terre par l’importation de ma base de données distante vers mon PhpMyAdmin local. Au début, j’ai tempêté. Des heures et des heures de boulot qui s’envolent en un clic. Puis je me suis souvenu de mon envie de faire table rase. Et je me suis dit que cet incident était plutôt une chance, que ça allait m’aider. SPIP a connu pas mal de mises à jour, et c’est là qu’il faut être vigilant. Il ne suffit pas de lancer le fameux spip_loader.php pour mettre à jour la distribution. Il faut aussi aller voir du côté de la base de données et vérifier les versions (table spip_meta). De vieux plugins non mis à jour peuvent également s’accumuler et créer des distorsions. C’est à peu près tout cela qui m’est tombé sur le coin du nez ces derniers jours. Ignorance ou négligence : le débat reste ouvert. Le fait est que SPIP, en contrepartie de sa robustesse et de sa fiabilité (quand tout roule), demande un peu de jugeote, de mémoire et d’attention. La gravité du problème rencontré n’est pas immense. J’avais bien sûr pris soin de sauvegarder mon travail. Mais quand même, devoir tout refaire ne m’amuse pas. Cela m’oblige donc à repenser, une fois encore, ce que je veux — ou ce que je ne veux pas (la seconde option est toujours plus facile). Je reprends donc, encore une fois, la reconstruction des squelettes, os près os — mais sans doute avec un peu plus d’expérience, ce qui se paie d’échecs, comme il se doit. En attendant, je continue à écrire mes textes sur le site en ligne. Je ne donne pas de date pour la mise en ligne de la prochaine version, mais j’ai déjà quelques trouvailles dans la boîte — notamment un JavaScript extra qui permet de disposer d’une imprimerie de poche pour créer des livres numériques. Reste à savoir ce que j’y mets, dans ces livres. Ce n’est pas l’embarras du choix qui manque.|couper{180}
Carnets | juillet 2025
29 juillet 2025
Contrôler l'accès à la nourriture, c'est contrôler les corps, les territoires, les populations. Impossible de ne pas penser aux famines organisées, aux embargos, aux politiques agricoles. En même temps qu'à la télévision on aperçoit ces parachutages de denrées sur Gaza, on repassait hier La Passion de Dodin Bouffant, du réalisateur Trần Anh Hùng. Il s’est produit quelque chose d’étrange à cet instant. Une attirance et une répulsion dans un même mouvement, pour la nourriture, mais plus encore pour cette culture de la mangeaille. Et ce, malgré la qualité visuelle et sonore — surtout sonore — du film. Ça m’est resté en travers de la gorge. Soudain, cette surreprésentation de la bouffe m’est apparue profondément obscène. Mais pas plus, au fond, que ce qu’on nous fait avaler sur papier glacé, dans les affiches publicitaires, sur les réseaux sociaux. L’importance que la nourriture a prise ces dernières années est considérable. Peut-être que le culte de la boustifaille est vraiment apparu sur les réseaux lors des premiers confinements de 2019 ou 2020. Il y avait là déjà quelque chose d’abject, mais j’y accordais sans doute moins d’importance. Peut-être même en ai-je profité, en recopiant quelques recettes. Mais hier soir, non. En écoutant le frémissement du bouillon clair, les rissolements des foies, les rôtis en train de suer, j’avais plutôt envie de dégueuler qu’autre chose. J’avais déjà vu ce film en 2023, je crois, et je n’avais pas éprouvé la nausée à un tel point. Cette célébration m’avait même laissé admiratif, et en même temps nostalgique, voire envieux. Les souvenirs du culte sont nombreux, ils remontent à l’enfance, aux grandes tablées, aux aurores embaumées par l’odeur de brûlure de pattes de volaille, par l’oignon qui revient vers une tendre transparence. Autant de souvenirs olfactifs que l’on se passe comme un relais dans les familles françaises de classe moyenne depuis des générations. Ce goût de la bouffe, de la “bonne chair”, je le transporte encore dans mes gènes. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, à tant de reprises, de m’en séparer. De traverser des périodes d’austérité, peut-être dans l’unique but de m’en débarrasser. Mais ça revient. Par le nez, par les papilles. C’est plus fort que moi, comme on dit. Un réflexe pavlovien de chien qui revient vers le maître, celui qui, à la fois, le bat et le caresse. Une voix, tout au fond de moi, voudrait me ramener à je ne sais quelle “raison”. Tu confonds tout, me dit-elle. Tu ne peux pas mettre sur un même plan les exactions, les guerres, l'effroi des images que ces événements charrient, avec l'atmosphère tellement chaleureuse d'un film célébrant la gastronomie française. Tu ne peux pas, tu n’en as pas le droit, continue-t-elle. Je l’écoute, je la respecte. Mais pourtant, si je mets cela en parallèle, si je les place sur un même plan, c’est que le plan du dégoût est devenu si vaste, une fois les apparences traversées — les apparences tellement claires — ainsi que les contours fumeux des lendemains qui ne chantent pas.|couper{180}
Carnets | juillet 2025
paupière tombante
Voir la honte au moment même où elle vous prend, c’est voir par en-dessous. Par défaut. À rebours. Ce n’est plus une image, c’est un voile. Une membrane lente descend sur la pupille, un clignement avorté, comme une fermeture en suspens. J’ai connu un perroquet honteux. Il chantait à tue-tête auprès de ma blonde, mais sa paupière flanchait à chaque syllabe. Elle s’écroulait sur l’œil, molle, involontaire. Il continuait de chanter, mais à moitié aveugle. Un œil fermé par la honte et l’autre qui insistait. L’entêtement du regard blessé. La honte n’arrive pas de l’extérieur. Elle monte. Elle boursoufle la vue. Elle se glisse entre le monde et soi comme un écran bistre, opaque, figé. Elle ne trouble pas la vue : elle l’arrête. Et quand elle laisse passer un peu de lumière, c’est une lumière malade, caverneuse. Voir par la honte, c’est comme voir à travers un œil d’aiguille : un point, rien de plus. Honte d’être là. Nu, immobile. Pris dans une impudeur si totale qu’elle semble presque tranquille. Et pourtant personne ne voit. Personne ne regarde. L’invisibilité n’apaise rien. Elle épaissit. Elle appuie là où ça brûle. Elle fait mieux que montrer : elle isole. Le regard manque, mais l’essentiel reste. La honte ne dépend pas de l’œil de l’autre. Elle se propage par en dedans, de la peau jusqu’au nerf optique. la honte au centre du paysage n’arrondit pas les angles. Elle tient le milieu comme un pion figé. Autour, les allées blanches dessinent une spirale hésitante, un tourbillon à ras du sol. Le sable crisse sous les pas, sans rythme net. J’avance d’un pas, je recule de trois. Chaque détour me ramène au point d’avant. À la manière d’un patineur sur carton glacé, glissant sans grâce sur un vieux jeu de l’oie. On ne gagne rien, on recommence. Une case vide, une case piégée, une case où l’on attend.|couper{180}