Le temps de l’écriture
Difficile de dire exactement ce que j’ai appris au fil de ces ateliers d’écriture commencés en 2022. Et d’ailleurs, est-ce vraiment nécessaire d’en dresser un inventaire ? Tant de choses, et tant de manières de considérer ces mêmes choses. Et en même temps, parfois, l’impression de n’avoir rien appris que je ne sache déjà, plus ou moins.
Cela rejoint ce que je pense de toute pédagogie digne de ce nom : on n’enseigne pas, on aide les gens à se souvenir. À prendre conscience de ce souvenir, un peu plus attentivement. À leur donner confiance dans cette prise de conscience.
Souvent, cela peut être si furtif qu’on le prend pour une illusion, un fantasme. Mais ce n’en est pas un. Ce que nous absorbons en lisant un livre, en allant voir une exposition, un film, une pièce de théâtre — nous ne pouvons pas en mesurer l’impact inconscient, et pourtant il est bien là. L’art de l’enseignement, c’est cela : créer des passerelles entre notre conscience souvent restreinte, et ce vaste réservoir d’impressions non décryptées mais bel et bien éprouvées.
Écrire, c’est une manière de s’enseigner à soi-même ce genre de choses. Être à la fois l’élève et l’enseignant. Dans le geste d’écrire, le temps se métamorphose étrangement. Passé, présent, futur ne forment plus qu’un seul espace-temps, souvent indéfinissable pour qui écrit.
Il m’arrive souvent de relever les yeux de l’écran, et d’être effaré par l’heure qu’il est, alors que l’impression du temps passé à écrire est tout autre.
Le temps de l’écriture n’est pas le temps du monde — et pénétrer dans ce temps-là n’est pas sans danger. Depuis 2019, je constate à quel point je me suis peu à peu replié dans cette temporalité singulière. Peut-être parce que cette date résonne, pour beaucoup, comme un point de bascule : l’épidémie de Covid-19, les confinements, ce glissement d’une réalité vers une autre.
Mais j’aurais tout aussi bien pu évoquer 2008 et la crise financière, ou encore 1973-74 et les chocs pétroliers. Autant de secousses qui marquent notre époque. Ce qu’elles impliquent, c’est une prise de conscience : le temps commun est rythmé par des déflagrations successives, qui viennent nous rappeler son existence — ou sa fragilité.
L’écriture, elle, peut bien s’ancrer dans ce temps partagé, mais assez vite elle le traverse. On comprend alors que ces événements, loin de se suffire à eux-mêmes, ne sont que des portails : des seuils vers des couches plus profondes de perception, du monde, de soi-même, bien plus complexes que ce que l’information générale tente de nous faire croire.
Hier, j’écoutais l’écrivain Pierre Jovanovic parler de son dernier livre, 2008, tout en mettant un peu d’ordre dans l’atelier. Depuis peu, je m’entraîne à écouter des podcasts ou des vidéos pendant que j’effectue des tâches simples, qui ne mobilisent pas trop mon attention.
Mon attention, alors, n’est ni concentrée, ni dispersée. Elle est flottante. Elle ne se fixe sur rien — pas hypnotisée par ce que j’écoute, pas absorbée par ce que je fais. Elle reste vacante, légèrement ouverte, comme en arrière-plan.
Je ne sais pas si c’est très clair, mais c’est ainsi que je définis ce que j’appelle l’attention flottante.
J’ai le sentiment qu’en pratiquant ainsi, bien plus d’informations pénètrent l’inconscient. Mais elles ne s’y inscrivent pas comme d’habitude. Elles sont, disons, taggées autrement. À chacune est attaché un petit résidu d’attention consciente — une trace, un fil. Et ce fil permet, plus tard, de retrouver l’information si besoin. Elle remonte plus facilement à la surface, comme un souvenir dont on n’aurait pas su qu’il était là.
J’avais lu Pierre Jovanovic il y a très longtemps, probablement dans la collection J’ai Lu rouge, celle dédiée au surnaturel. Enquête sur l’existence des anges gardiens. Je n’en ai pas gardé un souvenir impérissable. J’avais à peine quinze ans. Très vite, je m’étais tourné vers les écrits de Robert Charroux, dans le même genre, qui me semblaient plus substantiels, plus riches en hypothèses vertigineuses.
C’était cette époque si particulière — celle de l’adolescence — où tout vacille : le monde, la réalité, et bien sûr, soi-même. L’attrait pour le surnaturel correspondait à ce moment de doute nécessaire, ce passage sous les fourches caudines, où il faut perdre quelque chose de l’enfance — sa toute-puissance, ses certitudes naïves — pour entrevoir ce qu’on appelle, faute de mieux, l’âge adulte.
Mais pour passer, il faut plier. Il faut d’abord être humilié. Constater que le monde n’est pas à notre mesure. Et c’est sans doute à cela que servaient ces lectures : tester les limites de ce que l’on croyait possible, éprouver le vertige d’autres récits, avant d’accepter que rien ne tient — ou plutôt que tout ne tient que par les récits que nous choisissons d’habiter.
Et j’ai été surpris, ces derniers jours, de retrouver Jovanovic dans des émissions classées aujourd’hui "conspirationnistes", autour de la crise de 2008. Mais ce qui m’a arrêté, ce n’était pas le décor. C’était une question. En l’écoutant, j’ai pensé : et moi, qu’est-ce que je faisais en 2008 ?
Je me suis souvenu que je traversais cette crise comme tant d’autres, avec mes proches. Et, en rangeant l’atelier, je suis tombé sur des dessins, des peintures de cette même période. Des choses que je n’avais jamais exposées, que je jugeais sans intérêt. Et pourtant, elles savaient. Le chaos, le désordre dans ces images m’a brutalement ramené là.
Les dessins, eux, se souvenaient. Mais moi ? Impossible de remettre des dates, des lieux, des gestes sur ces jours. Je ne tenais plus de journal. Je n’avais donc aucun appui pour retrouver les micro-événements du quotidien — ces faits minuscules, nichés dans l’ubac de la grande Histoire.
Et j’ai pensé à mes carnets d’aujourd’hui. À ce que j’y dépose. À ce que je choisis de dire. Et je me suis demandé : si je les relis dans dix ans, me redonneront-ils accès à ce que je vis maintenant ?
J’en doute.
illustration : Prague 2008