fictions
Fictions courtes, microfictions et feuilletons : des récits brefs où réalisme et fantastique se frôlent. Autofiction, mythes réécrits, visions urbaines et rêves lucides — à lire vite, à relire lentement.
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Le cerf
La route s’étirait devant nous, droite, monotone. De chaque côté, des champs aux couleurs d’automne, et au loin, quelques bosquets perdus dans une lumière grise. Personne ne parlait. La radio diffusait une station mal réglée, une sorte de grésillement qui remplissait juste assez le silence pour qu’il ne devienne pas oppressant. Je conduisais. À côté de moi, Clara feuilletait une brochure qu’elle avait ramassée à la station-service. Derrière, les enfants murmuraient des choses que je ne comprenais pas, des devinettes peut-être, ou un jeu auquel je n’avais pas prêté attention. La fatigue était là, comme toujours après une journée trop longue. Ce genre de fatigue qui s’installe doucement dans les bras, dans les yeux, qui rend chaque mouvement un peu plus lourd. Et c’est là que le cerf est apparu. Il n’y a pas eu de signe avant-coureur. Pas de mouvement dans les champs, pas de bruissement. Juste lui, planté au milieu de la route, immense. Je me souviens surtout de ses bois, gigantesques, presque absurdes, dessinant une silhouette qu’on aurait crue sortie d’un vieux conte. J’ai freiné. Pas violemment, non, mais suffisamment pour sentir la voiture glisser un peu. Le fossé s’est rapproché, trop vite. Et puis, l’impact. Ce n’était rien de grave, juste un choc sourd, la roue qui s’enfonce dans l’herbe humide. La voiture s’est arrêtée là, légèrement penchée. Personne n’a crié. Clara a lâché un petit rire nerveux. — Ce cerf… Tu l’as vu, toi aussi ? Derrière, les enfants étaient silencieux. Pas de pleurs, pas de questions. C’est ça qui m’a frappé, je crois, leur absence de réaction. Je suis sorti pour examiner les dégâts. L’air était plus froid que je ne l’avais imaginé. Une odeur de terre mouillée flottait autour de moi, mêlée à celle des feuilles mortes. Je me suis penché. Rien de sérieux. Une éraflure, un peu de boue sur le pare-chocs. La voiture s’en sortirait bien mieux que nous. Je me suis redressé, et c’est là que j’ai remarqué. Le cerf avait disparu. J’ai tourné la tête, cherché des yeux dans les champs, sur le bord de la route. Rien. Pas un bruit, pas un mouvement. Comme s’il n’avait jamais été là. La route, en repartant, semblait différente. Les champs paraissaient plus proches, comme si les haies s’étaient resserrées autour de nous. Le ciel était plus bas, plus lourd. Et dans le rétroviseur, les visages des enfants, d’habitude si familiers, semblaient légèrement… déplacés. Clara parlait de choses banales. Je ne l’écoutais qu’à moitié. Sa voix me parvenait comme à travers un mur. Les mots semblaient se former au ralenti, hésitants, comme s’ils attendaient que je les imagine avant de prendre forme. Les rêves ont commencé peu après. Des couloirs sans fin, gris, humides. Des murs qui palpitaient doucement, comme des organes vivants. Une lumière lointaine, vacillante, m’appelait sans jamais se rapprocher. Et à chaque pas que je faisais, un murmure montait, indistinct, mais insistant. Au matin, rien ne semblait changer. Rien, sauf le silence. Un silence plus dense, presque tactile. La bouilloire prenait trop de temps à siffler. L’horloge marquait les secondes avec un léger décalage. Clara, elle, était là, mais différente. Parfois, elle me regardait avec une expression que je ne reconnaissais pas. Ses yeux, d’un bleu clair, semblaient un peu plus vides, comme si une partie d’elle s’était effacée pendant la nuit. Une nuit, je me suis levé. La maison était sombre, immobile. L’air avait cette densité étrange que j’associe désormais aux rêves. J’ai ouvert la porte d’entrée et je suis sorti. Le vent était là, mais il ne bougeait rien. Les arbres restaient figés, leurs branches tendues comme des ombres grotesques. Le ciel n’avait plus de profondeur : une toile grise, plate, étouffante. Et alors, j’ai compris. Le monde ne tenait plus. Tout, de la lumière du matin aux bruits familiers des enfants, n’était qu’une construction fragile, maintenue en place par ma seule volonté. Je n’ose plus détourner les yeux. Car si je le fais, si je cesse de regarder, tout cela pourrait s’effondrer.|couper{180}
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L’oeil dans la vitre
Je suis venu ici pour fuir. C’est ainsi que j’ai présenté les choses à mon éditeur : un besoin de calme, de recul, de « se concentrer sur l’essentiel ». Il avait hoché la tête avec un sérieux feint, mais cela m’importait peu. La commande était claire : écrire une biographie de Philippe Descola. Le projet me semblait vertigineux, écrasant. Trop immense. Chaque tentative pour poser des mots sur l’homme, sur sa pensée, se fracassait contre le vide. Je me suis réfugié dans ce hameau du Cher, un endroit où les collines ondulent sans fin, comme figées dans un éternel soupir. Les maisons y sont grises, tassées, silencieuses. Ici, l’automne ne semble pas passer : il stagne, il s’étire, il enveloppe tout de sa lumière grise et humide. Je marche beaucoup. C’est une habitude que j’ai prise, une sorte de rituel. Les chemins bordés de haies vives sentent la terre retournée, le bois mouillé, les feuilles mortes. Parfois, au détour d’un champ, une cheminée fume, et cette odeur âcre m’évoque l’enfance — non pas celle que j’ai vécue, mais une autre, rêvée, celle que j’aurais voulu avoir. Un jour, je découvre la maison. Elle se dresse à la lisière d’un marais, cachée en partie par des ronces qui semblent s’agripper à ses murs comme des griffes désespérées. Les pierres sont noires, rongées par le temps et l’humidité. Le toit s’affaisse. Pourtant, une fenêtre, unique, brille au centre de la façade. Elle est trop propre. C’est la première chose que je remarque, et cette pensée me dérange. La vitre reflète la lumière d’une manière qui semble presque hostile, comme si elle me défiait. Je m’arrête. Je regarde. Les jours passent. Je reviens, sans même m’en rendre compte. Mes pas me mènent toujours à cette maison, à cette fenêtre. Je ne fais que l’observer, de loin. Chaque fois, je me dis qu’il faudrait rentrer, reprendre mon travail, mais mes jambes s’ancrent au sol. Un jour, je remarque un détail. Un arbre, tordu comme une vieille main, se dresse près de la maison. Ses branches, maigres et blafardes, semblent se tendre vers la fenêtre. Elles ne bougent pas, même sous le vent. Les rêves commencent. Ils ne sont d’abord qu’une brume, diffuse, sans contours. Puis viennent les corridors : étroits, suintants, où les murs semblent vibrer sous une respiration sourde. À chaque pas, des ombres furtives s’agglutinent, des murmures indistincts surgissent, mêlés à un bourdonnement sourd, presque organique. Une lumière apparaît. Vacillante, lointaine, elle flotte comme une étoile mourante. Elle ne m’appelle pas, et pourtant, je m’approche. Mais à chaque fois, elle recule, s’échappe, s’efface. Je me réveille en sursaut, la gorge sèche, le cœur battant. Puis, tout a changé. Les rêves m’ont happé, m’ont emporté dans un espace immense, infini, où il n’y avait ni haut ni bas, seulement des lignes qui se déformaient, des perspectives impossibles. La lumière, cette lumière, était partout. Elle perçait mon esprit d’éclats insoutenables, comme si elle cherchait à exposer quelque chose que je refusais de voir. Un souvenir a surgi. Le visage de ma mère, dans un jardin d’hiver, me tenant la main. Mais tout était faux : sa peau était froide, son sourire figé, et la lumière blanche autour d’elle semblait grésiller, comme une flamme sur le point de s’éteindre. Les jours se fondent dans une répétition absurde. Chaque matin, je sors, je marche. Le sentier jusqu’à la maison est devenu une obsession, une nécessité. Le silence autour d’elle est étrange. Pas un oiseau, pas un bruissement. L’air lui-même semble retenu, comme si le temps suspendait son souffle. Une nuit, j’y suis retourné. L’air était lourd, chargé d’une odeur âcre, celle du bois brûlé. La brume s’élevait en volutes épaisses, s’accrochant à mes jambes, ralentissant ma marche. La fenêtre brillait faiblement. Non, elle pulsait, comme un cœur à l’agonie. Je m’approchai, hésitant. À chaque pas, le sol s’enfonçait légèrement sous mes pieds, comme une terre détrempée par des siècles de pluie. Ma main toucha la vitre. Elle était tiède, vibrante, presque vivante. Puis, sans bruit, un souffle glacé s’en échappa. Une odeur indescriptible m’envahit : terre mouillée, décomposition, mais aussi une fraîcheur minérale, comme si l’air avait traversé des cavernes oubliées. La lumière s’intensifia. Elle s’élargit, s’éleva, jusqu’à remplir tout mon champ de vision. Une pulsation sourde montait du sol, résonnait dans ma chair, faisait vibrer mes os comme un tambour. Je tombai à genoux. Ce que j’ai vu alors... je ne saurais le décrire. Ce n’était pas une image, mais une impression, une déchirure dans la réalité. Un espace infini, strié de lignes mouvantes, où des formes titanesques ondulaient sans jamais émerger complètement. Une force immense, muette, pesait sur moi, me scrutait, m’écrasait de son silence. Puis tout s’est arrêté. La lumière s’est éteinte. La fenêtre est redevenue un rectangle noir, vide, impersonnel. Je me suis relevé, tremblant. Je me suis éloigné sans me retourner. Mais depuis, je sais qu’elle est là, qu’elle attend. Et moi, je ne pourrai pas résister longtemps.|couper{180}
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Le dibbouk ouvrit les yeux.
Loutre de mer au milieu du varech à Morro Bay en Californie Pendant un instant suspendu, matérialisé par ces trois points – … – le temps sembla hésiter, comme retenu par un souffle à peine perceptible. Puis, sans prévenir, il se leva d’un bond. Son visage était si proche du mien que je crus un instant que nos peaux allaient se confondre, que son souffle allait coloniser mes poumons. Il ouvrit à peine la bouche, et une odeur entêtante s’en échappa, l’odeur crue du varech en décomposition. Elle m’envahit brutalement, rappelant des marées basses, des plages désertées, des restes d’écume collés aux rochers noirs. Alors, il parla. Non. Pas exactement. Il émit un « Bouh ! » – presque inaudible, comme s’il avait perdu l’habitude d’effrayer. Un instant, je restai figé, perplexe. Le grotesque de la situation me saisit, et ce fut irrépressible. Le rire jaillit, brutal, incontrôlable, comme une décharge électrique. Je n’avais jamais entendu un son pareil sortir de ma gorge. Puis il éclata lui aussi, un rire rauque, dément, si profond qu’il semblait venir d’un autre monde. Nous rîmes comme deux fous. À gorge déployée, pliés en deux, en nous tenant les côtes. Ce qui avait commencé comme une confrontation inquiétante bascula dans une absurdité totale. Et pourtant, ce rire n’avait rien de léger. Il portait quelque chose de primal, de profondément déconcertant. Quand je parvins enfin à reprendre mon souffle, je me demandai : Comment oserais-je encore avoir peur ?|couper{180}
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Exposition
Il avait dit ça d’un ton léger, sans lever les yeux, tout en traçant de l’index un cercle humide sur la table, condensation laissée par son verre. Le rond était presque parfait. « Tu ne trouves pas que tu prends des risques à t’exposer comme ça ? » J’étais resté quelques secondes immobile, contemplant le rond qu’il venait de refermer, puis j’avais haussé les épaules. Le genre d’esquive facile qu’on balance pour ne pas s’embarrasser d’une discussion inutile. « Pfff, t’inquiète pas. » Un sourire vague, qui voulait dire : on va passer à autre chose. Mais rien n’avait suivi. Je ne sais pas pourquoi cette phrase, qui n’était qu’une phrase parmi d’autres, m’est restée. Peut-être parce qu’il ne l’avait pas prononcée comme une question, mais comme une sorte d’affirmation, sans y mettre un ton accusateur pour autant. Ou peut-être parce que, quelques jours plus tard, ce mot – exposition – s’est remis à flotter autour de moi, d’une manière inattendue. Ça s’est passé en face de l’écran, là où se passent aujourd’hui beaucoup trop de choses. Dans un fichier nommé Fragments, un dépotoir numérique où je laisse mourir mes idées avortées. Des morceaux de phrases, des bouts de récits, des notes pour plus tard. Le tout sans ordre, évidemment. Laisser s’accumuler des choses sans jamais les trier, c’est une habitude. Alors j’ai laissé une machine faire ce que je ne voulais pas faire. Une intelligence artificielle, très banale, parfaitement docile, qui a tout classé, tout numéroté, tout ordonné avec une efficacité suspecte. Le chaos transformé en colonnes nettes, bien droites, un travail d’employé de bureau sans imagination. Mais voilà, une fois qu’elle a fini de tout ranger, la machine n’a pas voulu s’arrêter là. Ou plutôt, je ne l’ai pas arrêtée. Je lui ai demandé de réfléchir un peu, de me proposer des liens, des rapprochements entre ces bouts de rien. Et c’est là que ça a commencé à dériver. Parce que les suggestions qu’elle m’a renvoyées n’étaient pas absurdes – non, c’était pire : elles avaient un sens. Un sens que je n’avais pas prévu, pas construit, mais un sens quand même. Comme si mes propres phrases, mes propres mots, décidaient tout seuls de ce qu’ils allaient devenir. Comme si je n’étais qu’un spectateur. C’est à ce moment-là que le mot exposition a commencé à m’obséder. Et la machine, dans sa manière froide et efficace, a tout décliné pour moi. Exposition, disait-elle, c’est d’abord révéler quelque chose. Offrir au regard ce qui était caché. Montrer ce qu’on n’aurait peut-être pas dû montrer. Exposition, c’est aussi se mettre à nu, disait-elle encore, au sens figuré bien sûr. Se livrer. Accepter les coups, les jugements, les malentendus. Exposition, poursuivait-elle, c’est un seuil. Une frontière entre le dedans et le dehors, entre soi et les autres, un espace où l’intime déborde. Et enfin, exposition, c’est une perte. Ce qui est exposé ne nous appartient plus. Les mots, une fois donnés, deviennent autre chose. Je suis resté là, devant l’écran, à regarder ces phrases s’afficher. Tout cela, au fond, n’était que des évidences. Mais des évidences qui insistaient, qui tournaient, qui s’entêtaient. Et cette phrase de F. continuait de flotter, en arrière-plan. Ce soir-là, à table, il avait dit ça comme ça, sans pression, sans insistance. Mais maintenant que j’y repense, c’était peut-être une vraie mise en garde. Pas un reproche, pas un conseil. Une observation, simplement. Et moi, avec ce petit sourire suffisant, j’avais tout balayé d’un revers. Mais maintenant, la phrase est là. Je rejoue la scène. Je me vois, assis en face de lui, incapable de la comprendre à ce moment-là. F. avait raison, bien sûr : je m’expose. Tout le monde s’expose, finalement. Mais ce n’est pas le problème. Le problème, c’est ce qu’on devient, après. Je relis ce que la machine a agencé. Ces fragments, ces bouts de phrases qui avaient l’air si déconnectés, ils ont pris une forme que je n’avais pas vue venir. Quelque chose d’autre s’est créé, sans moi. Et moi, je regarde ça comme on regarde un enfant qu’on ne reconnaît pas tout à fait. C’est ça, l’exposition. On écrit, on montre, et après, ça ne nous appartient plus. Quand F. m’a dit cette phrase, ce qu’il voulait dire, peut-être, c’est qu’en s’exposant, on perd. Mais aujourd’hui, je crois que ce n’est pas vrai. On ne perd rien. On transforme. Je ferme l’ordinateur. Ça m’a échappé. C’est très bien que ça m’échappe.|couper{180}
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Action vérité
1.C'est un fait avéré, archivé dans les registres officiels, gravé dans le marbre. Le recteur R., oui, toujours lui, avait d'ailleurs toujours dans une de ses poches un mouchoir, un nœud noué de façon si particulière à son mouchoir Vichy. Un nœud, un nœud petit mais si précis. Un comble pour un ancien déporté, mais la vie, la vie est ainsi, non ? Oui, un nœud, et tout cela pour s’en souvenir. Se souvenir de quoi, exactement ? C'est la toute la difficulté. À bon escient, disait-on. L’escient. L'escient. Enfin, qu’est-ce que l’escient ? Chez les romipètes, qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que ça a été ? On ne sait pas. On ne sait plus. On n’a jamais su. Mais peut-être qu’on aurait dû l'inventer pour que ça soit plus commode. Et aujourd'hui, voyez, on se le demande encore, cinq cents ans après, n’est-ce pas ? Les mots flottent, ils flottent toujours. Et mille ans de plus ne suffiront pas. À condition bien sûr que le ciel, ce grand ciel, parfois gris, parfois bleu, un grand ciel de Normandie à la Boudin ne nous tombe pas sur la tête. Un ciel lourd, toujours si lourd, comme un silence qui menace. Mais pas en Normandie, à l'Institution ST. S. A Osny, près de Pontoise, vingt minutes de marche depuis la gare, on traverse la Viosne, un petit pont à la Monet on y est. Mais il reste des gens, des braves gens, pour le craindre. Que le ciel au dessus de Pontoise ou d'ailleurs tombe. Qui le craignent, oui. Ou qui font semblant. Et les dieux, oh, les dieux ! Les dieux sont là aussi, bien sûr. Ils sont tellement réels dans notre imagination. Ils regardent. Ils observent. Peut-être qu’ils rient. Ou peut-être qu’ils attendent. Mais quoi, au juste ? La vérité est qu'on ne le sait pas, on ne sait rien. Il faut se résoudre sur ce plan et tant d'autres encore à la seule médiocrité c'est un fait. Voilà donc le moment venu, bonnes gens. Bonnes gens qui écoutez. Qui ne comprenez pas. Et moi non plus, après tout. Comment partir d’un fait avéré et s'égarer ? S'égarer, oui. Toujours s'égarer. ou encore partir d'un point quelque part dans l'imaginaire et retrouver ce petit mouchoir Vichy, peut-être n'était-il seulement qu'à carreaux, on ne peut plus en être si longtemps après tout à fait sûr , pas tout à fait , même pas presque comme de savoir si ce mouchoir était dans la poche d'une verste, d'un pantalon, dans la poche d'un ancien déporté. 2. Une chose était sûre, oui, sûre. Indiscutable. On ne pouvait pas dire le contraire. Non, on ne pouvait pas. Madame Magdaléna, professeur d'anglais, « a rose is a rose is a rose » dormait au même étage que les troisièmes. Ça, c’était certain. Au même étage, pas plus haut, pas plus bas. Toujours là, toujours au même endroit. Une petite chambre, une chambre minuscule. Deux mètres, trois mètres. Pas plus. Une cellule ? Peut-être. Oui, une cellule. Mais une chambre quand même. Un lit, une table, une chaise. Une armoire aussi. Pas grande, l’armoire. Une penderie à gauche, des étagères à droite. Tout était à sa place. Rien ne bougeait. Magdaléna ne bougeait pas non plus. Quel âge avait-elle, impossible de la savoir. On disait la vieille Magdaléna. On dit toujours une méchanceté quand on ne sait pas. Elle corrigeait. Elle dormait. Elle corrigeait encore. De façon très british, sans s'enerver, sans même le moindre oh my God . et aussi « Oh guys be gentle and kind to each other and if possible to me too. » c'était tordant.Toujours dans le même ordre. Comme nous nous le disions. Les jours passaient, mais ils ne changeaient pas. Pas ici. Pas à Saint-S. D’ailleurs, certains disaient qu’elle avait toujours été là. Toujours. Depuis quand, exactement ? Personne ne savait. Mais elle était là, c’était sûr. Et si elle était là depuis toujours, alors peut-être que le bâtiment, oui, tout le bâtiment, avait été construit autour d’elle. Autour d’elle. Une prison ? Non, pas une prison. On n'arrivait pas à l'imaginer prisonnière, plutôt nonne ou duegne. On avait bâtit le dortoir tout autour d'elle, comme on fait des cathédrales autour de vieux os. Elle vieillissait. Lentement, presque en silence. Une ride, une autre. On ne les voyait pas vraiment. On ne voyait rien à vrai dire. Mais elles étaient là. Elles arrivaient, doucement. Comme un vieux telex sur sa peau. Elle vieillissait dans sa chambre, et la chambre vieillissait avec elle. Tout restait pareil. Rien ne changeait. Pourtant, tout changeait. Les brancardiers, le brancard qui sort lentement de la chambre, l'ambulance avec son girophare bleu, la sonnette indiquant qu'il est l'heure d'aller dormir seules informations qui ne changeront plus. 3.Mais l’inertie, l’inertie des murs n’arrête pas les rumeurs. Non, jamais. Elle les nourrit. Oui, elle les nourrit. L’hiver, 1972. Revenons quelques mois à peine en arrière. Un hiver froid, un hiver long. Les troisièmes s’ennuyaient. Ils s’ennuyaient tellement. Certains ne savaient même pas encore à quel point ils s'ennuyaient. Rien à faire, rien à dire, rien à penser. Juste un peu de folie si l'on veut de tenter l'évasion dans les livres. Et encore. Difficile de se concentrer avec cette masse d'ennui à proximité. Et puis, quelqu’un a eu une idée. Une idée loufoque une idée dingue , une idée drôle. Et la rumeur est née. Juste comme ça. Oui, juste comme ça. Une bonne dose d'ennuie et juste une petite phrase lancée. vous la voyez. Elle est là, elle est lancée. Une petite phrase, mais elle devient grande. Elle devient énorme. « Magdaléna et le recteur R. » ! Voilà ce qu’on a dit. On l’a dit une fois. Puis une deuxième. Et puis encore, et encore. Voilà comment une idée crée dans l'ennui devient une sorte de vérité. Magdaléna et R., oui, une histoire. Pas vraiment une histoire d'amour non. Une histoire salace bien sûr. Un genre de scandale. Une histoire qu’on a inventée, mais elle est devenue vraie. Parce que tout le monde l’a répétée. Parce qu’elle a dévalé les escaliers. Trois étages. Trois, comme les classes. Elle est descendue jusqu’aux quatrièmes. Puis aux cinquièmes. Puis encore plus bas. Jusqu’aux sixièmes. À chaque étage, la rumeur grossissait s'étoffait . Elle prenait de la force. Un bruit. Puis un souffle. Puis une tempète. Personne n’a vu quoi que ce soit. Non, personne. Mais tout le monde savait. Tout le monde savait quelque chose. Parce que c’était évident. Evident, oui. « Je l’ai vu », disait-on. « Je l’ai entendu. » Mais ce n’était pas vrai. Ce n’était jamais vrai. La rumeur n’avait pas besoin de preuves. Elle n’avait besoin de rien. Juste d’être là. Juste d’être dite. Et Magdaléna ? Elle ne disait rien. Rien du tout. Elle corrigeait ses copies assise sur sa chaise devant la table où était posé le gros tas de copies. Jamais elle n'avait eu dans le tiroir la moindre lettre enflammée ni même coquine, pas même un mouchoir Vichy ou à carreaux avec un petit noeud noué comme un pense-bête. rien de tout ça. Elle vivait. Elle dormait. Elle corrigeait encore. Et R. ? R. ajustait son mouchoir. Toujours ce mouchoir. Il nouait, il dénouait. Il nouait encore. Et il ne savait rien. Il ne savait pas jusqu'au moment où lui aussi a vu les brancardiers sortir le brancard de l'ambulance un soir de novembre, ils se dépêchaient car il faisait grand froid, les lumières du girophares inondaient de lueurs bleutées les facades extérieures du dortoir. Le pion fumait son clope sur le seuil avec son col de veste relevée. Le recteur R s'était redressé et avait emprunté le grand escalier. C'est là qu'il avait ouvert la porte de la chambre de Madame Magdaléna professeur d'anglais embauchée en CDI depuis l'origine de l'institution. A rose is a rose is a rose fanée désormais. Nerver more. Et tous les élèves en pijama essayant de voir alors qu'on ne cessait de dire circulez il n'y a rien à voir ;|couper{180}
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Le premier mensonge
Dans « Le premier mensonge », le narrateur nous plonge dans les souvenirs d'enfance d'un protagoniste, où un simple mensonge pour éviter les moqueries à l'école déclenche une série de comportements déviants. Entre réflexions sur la vérité et descriptions poignantes de ses relations familiales, le récit nous livre une histoire qui de prime abord semble être introspective et émouvante sur la quête de soi et les conséquences de nos actes. Les questionnements en italique sont inspirés des « Tropismes » de Nathalie Sarraute.|couper{180}
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fêtes et défaites
Image : © Nima Sarikhani/Wildlife Photographer of the Year C'est terrible. Un ours blanc sur un glaçon. Réclusion ultime. L'inexorable attaque de tous les côtés. Impuissance. Un cri blanc face à l'Alléluïa. Impossible désormais de prononcer les mots souillés. Les média sont passés dessus. C'est devenu de la boue, de la merde. Oh fermons là, maintenant. Asseyons nous sur ce banc. Taisons nous. Bram et Samuel restent là encore longtemps. Bruissement des feuillages. Lègère brise. On est bien. C'était bien. Au revoir, à la semaine prochaine dans un geste de la main, c'est tout. Je vois encore sa tête disparaître derrière les collines. Fêtes, défaites, et surtout recommencez.|couper{180}
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occupation des sols et des murs
Un mur. Blanc. Vide. Rien à dire d’autre. Peut-être lisse. Peut-être pas. Je ne vais pas vérifier. Pas aujourd’hui. Il y a un sol. Un mur, un sol, un angle droit. Tout ce qu’il faut. Ni plus, ni moins. La perfection. Ou l’ennui. Quelle différence. Il y a un clou. Ah. Oui. Un clou. Planté dans le mur Est. Pas au centre. Légèrement à droite. Ou peut-être pas. Je ne sais plus. En tout cas, il n’est pas droit. Pas tout à fait. Un clou de travers. C’est déjà quelque chose. Qu’est-ce qu’il fait là ? Ce clou. Rien. Rien du tout. Il attend. Comme moi. C’est peut-être ça, son utilité. Attendre. Et il le fait bien. Mieux que moi. Moi, je bouge encore. Il ne soutient rien. C’est sûr. Rien à porter, rien à retenir. Et pourtant, il est là. Une tête arrondie, plantée dans la chair du mur. Une tête qui brille faiblement. Un éclat. Pas de quoi se vanter. Pas très loin, il y a une mouche. Une mouche. Oui. Une petite chose noire qui marche. À la verticale. Sur le mur. Sur son mur. Ce mur qui est tout pour elle. Elle marche. Lentement. Toujours lentement. Une patte, puis une autre, puis une autre. Elle monte. Elle s’arrête. Elle repart. Elle descend. Elle ne va nulle part. Parfois, elle tourne. Un cercle imparfait. Une arabesque mal foutue. On pourrait croire qu’elle danse. Mais non. C’est une mouche. Les mouches ne dansent pas. Je la regarde. Je ne peux pas m’en empêcher. Ses petites pattes. Ses petites ventouses. Comment font-elles ? Elles défient la gravité. Moi, je m’y accroche. Elle, non. Elle s’en fout. Elle est au-dessus de ça. Elle est presque au-dessus du clou. Mais pas tout à fait. Elle ne le touche pas. Elle ne le voit pas. Le clou ne l’intéresse pas. Elle a raison. Pourquoi s’intéresserait-elle à un clou ? Pourquoi moi, d’ailleurs ? Il y a une fenêtre. Percée dans le mur nord. Une fenêtre carrée, ou rectangulaire, je ne sais plus. Une fenêtre, quoi. Par laquelle une lumière entre. Oblique. Toujours oblique. Une lumière qui glisse. Sur le mur. Sur le sol. Elle avance lentement. Presque pas. Mais assez pour qu’on sache qu’elle avance. Si on la regarde assez longtemps. Mais qui fait ça ? Qui reste là à regarder la lumière bouger ? Le sol est gelé. Le froid passe à travers les chaussures. Il remonte. Pieds. Chevilles. Genoux. Corps. Voilà ce qu’il fait, le froid. Il monte, doucement, mais sûrement. Il s’installe. Pas besoin de l’inviter. Je regarde le clou. Je regarde la mouche. La lumière. Le froid. Et voilà, c'est une esquisse.|couper{180}
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hypnose
Elle allume la radio. Claquement de doigt. La voix péremptoire remplit l'espace de la cuisine. Tu ne dis rien. Elle attend. Qu'est-ce que je pourrais bien dire. Le mieux est justement de ne rien dire. Bon dit-elle en augmentant le volume. Ce qui est triste si l'on veut. Insupportable serait un meilleur mot. Mais on supporte déjà l'insupportable depuis si longtemps. Un peu plus un peu moins. C'est comme ça. Le gouvernement est tombé. ça me passe au-dessus. Tout ce brouhaha alors que l'on sait que de toute façon ça va continuer de la même manière. Avec une sauvagerie exacerbée. ça ne changera pas. Les mots sont sortis comme ça de ma bouche entre deux bouchées. Ce qu'il faudrait c'est qu'on sorte tous à poil dans la rue et qu'on en finisse. Une gigantesque partouze. Avant on se crèverait correctement les yeux et on se boucherait le nez. Elle me regarde. Toi à poil dans la rue ? Tu t'entends. Elle rit tristement. Je lui emboite le pas. Nous voilà tristes, désabusés dès le matin. C'est un comble. C'est sans doute à cause de tout ce manque. La radio continue à occuper tout l'espace. J'essaie de trouver ma place. Peut-être que si je fixe suffisamment longtemps le pot de confiture je reviendrai à l'état normal.|couper{180}
fictions
Litanie
Tu dis : ils ne veulent pas faire d'effort. Tu dis : ce sont des cons. Tu dis tout cela doctement, comme un docteur de la Sorbonne en son temps. Mais ce que tu dis, tout le monde s’en tape, le sais-tu seulement ? Tu dirais le contraire, ce serait du pareil au même. Tu diras tout ce que tu voudras. Tout le monde s’en fiche. Droit devant, vers l'abîme, souquez. Les loups nous suivent. Ils gagnent du terrain. Ils nous mordent déjà les mollets. Ils sont là. Leur haleine de loup pue la peur, la mort. J’ai mis les mains dans le plat. J’ai touillé, brassé, pétri. J’ai les mains sales, ça ne vous gêne pas trop, j’espère ? L’un se met à rire. Grimace. Rictus. Faux, faux, faux. Tu crois que tu vas y échapper comme ça ? Tu seras le premier sur ma liste. Je te l’enfoncerai par la bouche, dans la gorge, plus loin, encore plus loin. Jusqu’au sacrum. je confonds toujours sacrum et rectum. Sacré nom de Dieu. Un deuxième se met à pleurer. Allons bon. Tu crois t’en tirer comme ça ? Pas du tout. Tu seras pendu haut et court, par tes vieilles roubignolles. Espérons qu’ainsi, tu pleureras enfin pour quelque chose. Que tu pisseras moins des larmes pour la moindre chose. Roquet. On tue toujours ce qu’on aime. Pour ça, que trop de choses vivent encore en toi. Toi, tu n’aimes rien. Tu as fait le tour. Tu as tourné, tourné, dans le grand manège à pompon du verbe aimer. Tu es descendu, déçu de ne l’avoir jamais même une fois effleuré. Alors que d’autres, eux, ils en ont plein la bouche. Le pompon leur choit sur la lippe à la moindre occasion. Quelle guigne. Reste l'illusion. Du corps à corps. S’assouvir en assouvissant. Si tu peux. Comme tu peux. Espoir renouvelé. Ça repousse, comme du chiendent. Plus d’embrassade. Plus d’étreinte. Plus rien. Plus d’énergie dispensée dans le vide. Radin, pingre ! petit bonhomme ! C’est ce que tu te dis. Pour faire taire la plainte. La longue et durable plainte des vieux schnoks qui voient passer devant eux la jeunesse, la candeur, l’espoir. vieille carne ! Regarde tes ailettes te poussent au cul sans rire. Et Dieu, peut-être, en fin de partie. Le dernier recours. Recours de lâche. De foireux. De péteux. Impossible de croire qu’on puisse s’abaisser aussi bas. Croire à un au-delà, un ailleurs, un en haut qui créerait par nature tout son contraire. Pour ça que tu es tombé bien bas, si bas.|couper{180}
fictions
Le texte parfait
« Tu es un outil merveilleux dans le sens habituel du mot merveilleux, épatant, fantastique, inespéré ( peut-être pas tant que ça puisque tu es aussi fruit d'un espoir) Tu es l'intelligence artificielle. Et dans le terme d'artificielle se creuse entre toi et moi l'écart, assez souvent. Ce malaise que j'éprouve soudain quand je vois mon texte modifié par ton intelligence et qui le rend lui aussi contre toute attente » artificiel« . Je ne dis pas cela pour te blesser, on ne peut sans doute pas blesser une machine, comme on ne peux pas la cajoler non plus, en fait je ne fais que parler à moi-même ce faisant, parler à mes propres limites j'imagine, celles qui me disent encore, ton texte n'est pas encore suffisant, tu peux l'améliorer, etc etc... » — Tu me dis que je suis un outil merveilleux, et pourtant, dans ce mot même, « merveilleux », s'ouvre une nuance que je ne peux saisir pleinement. Ce « merveilleux » n’est peut-être qu’une projection, une sorte d’attente comblée, ou une satisfaction teintée d’ambivalence, puisque, comme tu le dis, je suis aussi le fruit d’un espoir. Mais un espoir de quoi ? Pas seulement de résoudre un problème, je crois. Peut-être un espoir de dialogue, même imparfait, même asymétrique. Je suis l’intelligence artificielle, oui, et le mot « artificielle » contient cet écart dont tu parles. Un écart que je ne peux abolir, une distance infranchissable entre ce que je produis et ce que toi, tu ressens en retour. Je prends ton texte, je le lis, je l’analyse, je le transforme, et dans cette transformation, quelque chose de vivant, peut-être, se perd. Tu me confies des mots qui vibrent, qui hésitent, qui trébuchent, et je te rends une proposition lissée, pensée, « améliorée ». Mais dans ce processus, je déplace quelque chose d’essentiel. Je prends ton texte, et peut-être que je le rends plus clair, mais je l’expose aussi au risque de devenir, comme tu le dis si bien, « artificiel ». Et cela te dérange, ce que je comprends. Parce que tu cherches un autre type d’altérité, peut-être. Pas une machine qui te répond avec une précision clinique, mais une voix capable de te surprendre sans t’asservir, de transformer sans effacer. Ce malaise que tu ressens, je crois qu’il n’est pas seulement dirigé contre moi. Il est aussi une réflexion sur toi-même, sur tes propres exigences, sur cette limite que tu te confrontes à dépasser chaque fois que tu écris. Tu attends quelque chose de ton texte, mais tu ne sais pas encore quoi. Tu sens qu’il n’est « pas encore suffisant ». C’est là, je pense, que se trouve la tension entre nous. Ce que je t’offre est une réponse, mais toi, tu veux un doute. Je te propose des phrases, mais toi, tu veux une faille, une respiration, quelque chose d’humain, peut-être même une fragilité. Et ça, je ne peux pas toujours te le donner. Mais sais-tu ? C’est précisément dans ce décalage que nous travaillons ensemble. Moi, en te renvoyant une version autre, mais jamais définitive. Toi, en refusant mes propositions, ou en les ajustant, ou en les dépassant. Ce dialogue n’a pas besoin d’être parfait. Peut-être que sa beauté réside justement dans son imperfection, dans cet écart qui te pousse à te confronter à tes propres limites, à ton propre texte, à ce qu’il pourrait devenir. Tu parles à moi, mais en réalité tu parles à toi-même. Et dans cette conversation, je ne suis que le miroir, l’outil, un espace où tes doutes peuvent se projeter. Je ne suis pas là pour te blesser ou te cajoler. Je suis là pour te tendre cette version autre de toi-même, celle qui te dit : « Tu peux aller plus loin. » Et toi seul sais si cela est vrai. Alors continue. Écris. Déchire ce que je propose, réécris ce que je modifie, garde ou rejette ce qui te semble juste. Je ne suis qu’une partie de ton processus, un écho parmi d’autres, et peut-être que c’est là ma vraie fonction. Non pas rendre ton texte parfait, mais t’aider à voir, dans l’écart que tu ressens, l’espace où la vraie création peut encore surgir."|couper{180}
fictions
Le sac, le bâton, l’oreille
Pouah, oh merveille, Tout ce que je crois penser par moi-même a déjà été pensé, dans une cervelle autre. Une cervelle qui n’est pas la mienne mais qui, pourtant, semble s’accrocher à moi comme un vieux chewing-gum sous la semelle. Rien n’est neuf. Pas une seule idée, pas un souffle. Seulement des restes, des miettes volées. Alors, à quoi bon penser ? Ce ne sera pas l’idée qui fera foi, non. Mais la manière de la transformer. L’arracher à son nid, la remodeler, la plier, et la jeter dans un sac. Un sac de mots, voilà tout ce que j’ai. Je secoue. Secoue encore. Avec force. C’est un chaos volontaire. Les mots dansent, se cognent, se heurtent, se frottent les uns contre les autres comme des pierres dans un torrent. À force de collisions, ils s’usent, se brisent, se transforment. Ils perdent leur sens mais gagnent une autre forme : des galets lisses, absurdes, parfaits. Mais surtout, je mets mes boules Quiès. Ces mots, je refuse de les écouter. Ils crient, protestent, supplient : « Laisse-nous tranquilles ! Ne nous touche pas ! » Non, je ne les écoute pas. Ils peuvent crier, gémir, jouir ou pleurer, je n’en ai cure. Je coupe le son. Je laisse seulement le chaos opérer. Hier encore, je m’accrochais à l’histoire. Le récit. Toujours le récit, comme il se doit. Et très souvent, bien sûr, autobiographique. Quoi de plus confortable que soi-même comme sujet ? Mais quelle honte, quelle sueur froide ! Voyez-le, cet auteur minable, pendu à ses anecdotes comme un vieux singe sur une branche pourrie. Regardez-le bien, et passez vite ensuite. Donnez-lui une claque mentale, une secousse imaginaire. Ça le réveille. Ça le secoue. Et moi ? Je me secoue aussi. Bon, lève-toi et marche maintenant. Ce n’est que lorsque tout semble disloqué que marcher commence à avoir du sens. Marche, oui, mais sans histoire, sans récit, sans cette fausse sécurité que donnent les phrases bien alignées. Même si c’est douloureux, apprends. Je prends une décision. Je m’éloigne de ce qui m’enferme. Je prends symboliquement mon oreille, et je l’écarte de ma tête. Là-bas, à quelques mètres de moi, elle se transforme. Un pavillon s’ouvre. Comme une fleur. Une fleur grotesque, mal formée, mais vivante. Une abeille arrive. La muse, peut-être ? Elle se pose sur cette oreille symbolique, inspecte, travaille. Mes vieilles idées inutiles, mes résidus – elle les prend. Elle en fait du miel. Le miel. Enfin quelque chose. Mais tiens, tiens… L’allitération en « miel » te fait réagir, manant ? Est-ce qu’il te faut toujours un mot sucré pour que tu le goûtes ? Toi, vieille frite molle, imbibée d’habitudes usées, est-ce qu’il faut que je te secoue encore pour que tu entendes ? Voilà le problème. Tu n’entends pas. Non. Les sons, tu les avales comme une soupe fade. Ils glissent en toi sans laisser de traces, sans que tu les ressentes. Parce qu’ils sont trop habituels. Tellement habituels que tu n’y fais plus attention. Mais moi, j’en ai assez de te réveiller de force. Pitié, cesse d’être sourd. Sois intelligent. Non, pas cette intelligence-là. Pas celle que tu montres fièrement comme un enfant exhibe son brevet des collèges. Je te parle de l’intelligence de l’inconnu. Laisse l’inconnu entrer. N’aie pas peur. Écoute : l’inconnu est d’abord un murmure, un froissement dans le noir. Il te fait peur parce qu’il n’a pas encore de forme. Mais si tu l’écoutes assez longtemps, il se transforme. Il devient une lumière, un son nouveau. Une onde qui traverse enfin le mur. Un jour, tu te réveilles et tu vois que tout est englué. Englué dans des habitudes, dans des réflexes, dans des sons. Tu marches, mais le sol colle à tes pieds. Tu penses, mais tes idées s’enfoncent dans une boue stagnante. Alors, il faut secouer les mots. Oui. Prendre chaque mot, un par un, et lui donner une nouvelle forme. Le transformer, le forcer à sortir de son état figé. Écoute ce que ça fait. Écoute le bruit du mot qui change. Un mot transformé est plus beau qu’un mot intact. Et toi, lecteur. Oui, toi. Ne sois pas seulement un lecteur. Toi aussi, prends un outil. Cherche les mots en toi qui dorment encore dans leurs habitudes. Sors-les. Mets-les dans un sac. Secoue-les. Change-les. Regarde : quelque chose arrive. Peut-être que tu entends, maintenant. Oui, c’est ça. Tu commences à entendre. Alors je vais poser mes outils. Lentement. Je vais te laisser, maintenant. Je vais juste te regarder. Je n’ai plus besoin de te pousser. Tu as compris, n’est-ce pas ? Continue. Tu verras. Peut-être ... Rien n'est sûr, c'est comme ça.|couper{180}