fictions
Fictions courtes, microfictions et feuilletons : des récits brefs où réalisme et fantastique se frôlent. Autofiction, mythes réécrits, visions urbaines et rêves lucides — à lire vite, à relire lentement.
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Vitrine
Les diamants. Éclat vif, blanc, net. Comme un souvenir trop précis. Trop acéré. Le soleil tape, fait naître des reflets. Larmes de lumière. Larmes de ma mère. Alabama. Sa main sur la poignée de la porte. Le claquement. Rien après. Chanel blanc. J’enroule un pan de la veste autour de mes doigts. Trop serré. Une bouée ou une corde. Blanche, comme les mots que je dis aux hommes qui paient l’addition. Blanche, comme le mensonge d’un sourire dans un restaurant tamisé. Une femme sort de la boutique. Petit chien sous le bras. Perfection de magazine. Elle me regarde. Curiosité. Dédain. Ce mélange qu’elles savent faire, là-haut, dans les salons, avec des sourires minces et des verres à pied. -- Darling... Un instant d’hésitation. Sa voix caresse, puis mord. -- Vous ressemblez tellement à quelqu’un que j’ai connu à Palm Beach. Palm Beach. Alabama. Rien à voir. Rien à voir et pourtant. Silence. Je le laisse s’installer. Il prend la place entre nous. Comme une table entre deux convives qui ne se connaissent pas vraiment. -- C’est possible, je réponds. J’ai été tellement de personnes différentes. Un froncement de sourcils. L’infime recul de son pied. Le chien frémit. Elle s’éloigne. L’odeur de son parfum reste un instant, puis disparaît. Les diamants brillent toujours. Je pourrais entrer. Demander à essayer une bague, une montre. Effleurer du bout des doigts. Jouer la cliente, l’héritière, la femme pressée. Mais non. Certaines vitrines ne s’ouvrent jamais. Certaines vies non plus.|couper{180}
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La tondeuse
Je me suis réveillé ce matin avec cette envie de parler à n'importe qui. La caissière du supermarché, le type qui promène son chien, même le gamin sur son vélo. N'importe quoi pourvu que ça sorte. Ma femme m'avait prévenu la veille : « Tu parles trop aux gens, ça devient gênant. » Elle a raison, comme toujours. Dans la cuisine, j'ai fixé la bouteille de gin presque vide sur la table. Les mots cognaient dans ma tête comme des tambours. J'ai allumé une cigarette, regardé par la fenêtre. Le voisin tondait sa pelouse. J'ai serré les dents pour ne pas sortir lui raconter l'histoire de ma première tondeuse, celle que mon père m'avait donnée en 1982. Les objets autour de moi me narguent - la cuillère dans l'évier, le paquet de cigarettes presque vide, la télé éteinte. Chacun porte sa petite histoire que je m'oblige à vouloir retenir, comme on retient sa respiration sous l'eau. J'ai pris une gorgée de café froid. Les mots s'entassent derrière mes lèvres, prêts à débouler comme une avalanche de souvenirs inutiles. Je me suis concentré sur le bruit de la tondeuse, sur son rythme régulier. C'est ça ou devenir le vieux fou du quartier qui raconte sa vie à des gens qui n'en ont rien à faire.|couper{180}
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Le bouddha rieur sur le téléviseur
Il ne m’appartient pas. Il appartient à la maison. À mon père. Je le mets dans le coffre de la Dacia, parmi les restes de ce que je n’ai pas pu jeter. Je referme la maison derrière moi. C’est fini. Sur la route, dans le rétroviseur, une tête : il se marre. Épaules rondes, graisse en plis, pommettes luisantes. Un bâton, un balluchon. Il ressemble à Diogène. Moi, pas. La nuit, l’autoroute, Melun derrière. Je roule, il rit. Un cube blanc, étagère premier prix. Dix ans qu’il est là. En silence, mais pas tout à fait. Il prend la poussière, avale les années, persiste. De temps en temps, je le regarde. Il me regarde aussi. Puis un matin, j’ai dit : il faut s’en débarrasser. Trois photos. Une annonce. « Vend Bouddha rieur, zen, acajou synthétique. Bon état. 5 euros. » Rien. Puis rien encore. Parfois, en cherchant autre chose, je tombe sur lui. Son image, son rire coincé entre une table basse et un vélo d’appartement. Il est toujours là, suspendu. C’est rassurant, d’une certaine manière. Noël dernier, mon beau-fils l’a pris. Il l’a remis à un acheteur. Un type de la région parisienne. Depuis, un vide sur le cube blanc. Je le regarde. Il ne me regarde plus. Parfois, un pincement au cœur. Rien d’autre. Je me demande si c’est ce pincement qui me relie encore à quelque chose. Si ce n’est pas ça, le dernier fil. J’ai toujours été du côté des perdants, des loosers. Je ne crois pas que ce soit un choix. Peut-être que c’est plus simple de se détacher quand on n’a jamais rien possédé. Mais parfois, la nuit, une image : un Bouddha en plastique, imitation bois, faux sourire vrai mystère. Il ricane. Il dit : rien n’a d’importance. Ou bien c’est moi qui me le dis, pour voir si ça marche. Mais ça ne marche pas. Pas encore.|couper{180}
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Illya Kouriakine
utilisation de « il y a », succession d'images.|couper{180}
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Trois en un
d'abord un fait banal. Ensuite quelqu'un le commente. Puis on peut partir dans l'imaginaire.|couper{180}
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papillons de la Z.I
suzanne-d-williams—ija84n6jwe-unsplash Zone industrielle de Tremblay-en-France. 1991. 7h30 du matin. Tu as décroché un job de préparateur de commandes dans une boîte japonaise spécialisée dans les machines-outils, ces engins capables de découper le métal comme du beurre, sans effort ni bavure. Chaque jour, c’est un périple. Depuis la maison de L., qui t’héberge dans le quinzième, il te faut une heure trente de trajet matin et soir. Une fois descendu du bus, il y a ce grand parc à traverser. On est à l’orée du printemps : déjà, tu remarques les bourgeons timides sur les branches. Mais ce qui capte surtout ton attention, ce sont ces milliers de chenilles d’un vert céladon qui s’étirent sur les feuilles et les troncs. Chaque matin et chaque soir, tu empruntes le même chemin, observant leur développement avec l’espoir d’assister à leur métamorphose. Cela fait un mois que tu fais cet aller-retour quotidien — trois heures par jour dans les transports en commun. Ce temps, tu l’emploies à lire, à écrire dans tes carnets, à tenir bon. Le contremaître portugais t’apprécie bien : il t’a confié le petit matériel. Des vis, des boulons, des écrous par milliers. Ton travail consiste à lire les bons de commande, parcourir les allées bordées d’immenses racks pour trouver les références demandées, puis emballer et peser les cartons avant de les déposer sur la palette des expéditions. Ce n’est pas compliqué ni particulièrement fatigant. Avec une bonne mémoire et un sens de l’orientation correct, n’importe qui peut s’en sortir. L’art réside dans l’optimisation : développer des stratégies pour réduire l’effort et éviter toute fatigue inutile. Tu échanges peu avec tes collègues. À la pause déjeuner, tu préfères t’asseoir dans le parc avec un livre ou ton carnet, surveillant d’un œil distrait tes chenilles. Personne ne te dérange ; tu ne déranges personne. L’ambiance est calme, presque feutrée — une atmosphère japonaise. Parfois, deux ou trois cadres japonais débarquent dans l’entrepôt : cheveux courts impeccablement coiffés avec une raie sur le côté, costumes sombres parfaitement ajustés, chaussures brillantes mais sans ostentation. Ils incarnent une rigueur mesurée : gestes précis, voix posées, sourires affables mais distants. Tout en eux semble voué à représenter dignement leur pays et leur rôle. Un matin, Thomas est venu te voir. C’est le gars qui gère l’informatique ; il avait besoin d’aide pour localiser une pièce mal répertoriée en stock. Vous avez rapidement sympathisé. Lui venait de se séparer de sa femme et de ses enfants ; toi, tu étais empêtré dans une relation ambiguë où l’on te voulait un jour et te rejetait le lendemain. Ces blessures partagées ont suffi à créer un lien immédiat. Quand Thomas a appris que tu passais trois heures par jour dans les transports, il n’en revenait pas et t’a aussitôt proposé de partager sa chambre au Formule 1 en bordure de la zone industrielle. Gêné par cette générosité soudaine — toujours suspecte à tes yeux — tu as finalement accepté. Une nouvelle routine s’est installée : après le boulot, vous retraversiez ensemble le parc sans que tu prêtes encore attention aux chenilles ; tes lectures et tes carnets furent abandonnés au profit des longues conversations avec Thomas. Le soir venu, vous alliez dîner au GRILL attenant à l’hôtel. Thomas payait régulièrement l’addition — « ça passe en frais », disait-il — et vous buviez sans retenue avant de regagner la chambre exiguë où il te laissait le lit superposé du haut. La télé restait allumée en sourdine ; la pièce baignait d’une lumière bleutée intermittente. Dormir sur un lit superposé exige une certaine abnégation : pas de lampe pour lire ; des précautions élémentaires pour éviter les descentes nocturnes inutiles vers les toilettes ; apprendre à maîtriser son corps et ses besoins devient une discipline en soi. Après une semaine de ce régime étrange et déséquilibré, tu as pesé le pour et le contre avant de remercier Thomas et de trouver un prétexte bidon pour partir. Le jour même, tu as appelé la boîte d’intérim pour demander une autre mission plus proche de Paris. Le contremaître fut désolé ; sa poignée de main te l’apprit mieux que ses mots. Ce fut ta dernière traversée du parc. Et c’est justement là que tu les vis enfin : des milliers de papillons voltigeant au-dessus des arbres dans la lumière dorée d’une fin d’après-midi — leur métamorphose achevée.|couper{180}
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La banalité comme salut
Tu atteins le haut de l’escalier et cherches le numéro 15. Sur la gauche, une porte sobre, marron, qui ne paie pas de mine. Un rai de lumière filtre par-dessous, et dans l’urgence où tu te places pour être enfin frappé par la grâce, ce détail t’apparaît comme un bon présage. La clé tourne sans effort dans la serrure, la porte s’ouvre sans résistance ni grincement. La chambre s’offre alors à ton regard. C’est un matin de mai ensoleillé. La lumière inonde la pièce, et tu en pleures presque en apercevant, à côté du petit lavabo, une table recouverte d’une toile cirée sur laquelle trône une plaque de cuisson. Gaz à tous les étages, indique une plaque au rez-de-chaussée de l’hôtel. Tout est donc vrai. Le mobilier est sommaire : une grosse armoire en chêne, une petite table marron. Ton regard se pose ensuite sur le lit simple installé dans un angle. Tu déposes ton sac au sol, sur un plancher gondolé par endroits sous un linoléum fatigué. Tu t’assieds sur le bord du lit pour tester la souplesse du sommier, la qualité du matelas. Ni trop dur ni trop mou : juste ce qu’il faut. Tu sors ton paquet de cigarettes et en allumes une. Doucement, tu te renverses en arrière jusqu’à ce que ton corps entier entre en contact avec le lit. Il n’y a pas d’oreiller, juste un traversin que tu plies en deux pour reposer ta nuque. Enfin, tu souffles. Après toutes les péripéties traversées — cette fuite précipitée de Suresnes, à la cloche de bois — tu peux relâcher la tension. Toute cette violence inouïe dont tu es parvenu à t’échapper… Et cette étrange période passée dans la pénombre d’une autre chambre d’hôtel, tenue par un géant rugbyman. Un homme rude mais non dénué d’empathie : parfois il frappait à ta porte pour s’assurer que tu n’étais pas mort. Plus de six mois là-bas, dans une quasi-catatonie, allongé sur un autre lit simple à ruminer ta vie. Mais ici, dans cette chambre 15, tout est différent. Au terme de cette première cigarette fumée dans ce lieu neuf, tu te sens déjà chez toi. Comme c’est facile de se sentir chez soi, penses-tu soudain : il suffit d’être allongé sur un lit et de décider que c’est ton lit, que tu y es en sécurité maintenant. Puis forcément, la cervelle s’en mêle. Tu penses à tous ces voyageurs qui ont dormi ici avant toi : des hommes ? Des femmes ? Des jeunes ? Des vieux ? Des malades frappés par quelque mal inconnu ? Peut-être même certains ont-ils été retrouvés morts ici par la concierge venue réclamer un loyer en retard ou distribuer le courrier… Mais tout cela n’est qu’un jeu d’hypothèses stériles, n’est-ce pas ? Une perte de temps inutile. Tu n’as pas encore réalisé qu’une nouvelle chambre d’hôtel est comme une nouvelle chance : ici et maintenant, si vraiment tu le désirais, tu pourrais reconsidérer toute ta vie.|couper{180}
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Le pion absent sur l’échiquier du temps
john_everett_millais_ophelie Nerval, sans doute, y est pour quelque chose. À cause d’*Aurélia*, inachevée, ou de cette troublante Ophélie, allongée dans le lit de la rivière, les yeux mi-clos. L’Égypte pharaonique, ses graffitis funéraires gravés dans la pierre, ne manque pas non plus à l’appel. Et bien sûr ton père. Ton père qui ne se lève que par stricte obligation professionnelle. Qui, dès qu’il le peut, s’étale comme un potentat romain sur le canapé du salon. Ou passe des week-ends entiers dans son lit, plongé dans ses romans policiers. Une accumulation d’images, une recension lente et obstinée autour du lit et de la station couchée. Cela remonte loin, bien au-delà des souvenirs personnels. À des vies plus qu’antérieures. Des existences antédiluviennes. Peut-être même au-delà des 200 000 ans qu’on accorde à une énième période glaciaire. Et simultanément, ces images semblent surgir d’un autre lieu : des connaissances volées à travers des univers parallèles, chipées dans les tunnels du néant. Là-bas ou ici, dans ce réservoir immense qu’on appelle bibliothèque akashique. Un espace sans temporalité ni points cardinaux — où tout repère devient vétille. Et puis il y a cette idée de navigation qui s’insinue par association. Parce qu’on s’embarque toujours vers cette frontière entre veille et sommeil : la rêverie. Des lits comme des barques — mais pas de navigation côtière ni hauturière ici. Pas de sextant. Pas d’horizon à viser. Il n’y a pas de cap à décider. Juste sauter le pas. S’abandonner à cet axe vertical originel — imaginaire sans doute, donc aussi réel que le réel lui-même — qui parfois donne l’impression d’une lévitation, ou tout l’inverse : une plongée dans la noirceur des pires cauchemars. Mais c’est la frontière qui fascine, pas ce qui advient au-delà. Cette tentative de résoudre l’insoluble : entre matière et âme ; entre conscience réduite à une définition biochimique par des savants trop sûrs d’eux et cette ubiquité magistrale qui te dépouille de toi-même, pion absent sur l’échiquier du temps et de l’espace. La frontière entre veille et sommeil — et l’obole à Charon. Ta disparition répétée, comme une scène jouée encore et encore sur les planches d’un théâtre invisible. Chaque fois que tu t’allonges sur un lit, c’est pour t’éteindre un peu. Tester le mourir. Espérer capter un fragment d’un au-delà de toi-même. Et aujourd’hui encore, tu t’allonges dans ce lit comme dans une barque pour voguer dans l’immanence.|couper{180}
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Dormir dans le lit des morts
Le lit était là, massif, en chêne. Un meuble d’un autre temps, solide, fait pour durer. Pas un clou, pas une vis. Juste des tenons et des mortaises. C’était le lit de Charles Brunet, ton aïeul. Quand il est mort, on l’a déplacé dans la chambre de Robert, ton grand-père paternel. Et puis, un jour, c’est toi qui t’y es allongé. Pas le choix. Chez vous, un lit de mort ne se jette pas. On le garde, on le transmet. Un vivant finit toujours par s’y coucher. Tu dormais là quand tu passais l’été à la ferme. De 1972 à 1975, peut-être 76. Les nuits étaient longues. La fumée des Gitanes flottait encore dans l’air. Les ronflements de Robert emplissaient la pièce. Tu rêvais parfois. Des rêves dont tu ne te souvenais pas vraiment au matin mais qui te suivaient toute la journée, comme une ombre. Le jour, tu marchais. Longtemps, loin. Chazemais, Villevendret. Parfois jusqu’à Vallon-en-Sully, cinq ou six kilomètres plus loin. L’ennui te rongeait et tu ne savais même pas que ça s’appelait comme ça. Alors tu marchais pour t’éloigner de ce vide qui te collait à la peau. Le soir, tu revenais à la ferme. La table était mise dans la salle à manger. La télévision parlait toute seule dans un coin. Le bulletin météo passait, puis les publicités avec leurs jingles criards. Et puis venait le générique du JT, dramatique et solennel. Tout le monde se redressait autour de toi comme si quelque chose d’important allait arriver. C’était l’heure de la soupe. Aujourd’hui encore, tu penses à ce lit. À Charles Brunet et à ce qu’il t’a appris : la mort existe. Mais ce n’est pas une explication à ta mélancolie d’adolescent ni à ce qui est venu après. Juste une coïncidence que l’écriture a fait remonter à la surface – deux souvenirs qui se croisent sans raison apparente.|couper{180}
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Errance et effacement
1. La ville : un labyrinthe d’ombres et de lumière Des heures à marcher dans la ville, à perdre volontairement son chemin. Les ruelles se croisent, les immeubles se succèdent, et l’œil absorbe tout sans jamais s’arrêter, sans jamais trier. Une ivresse , un plein sensoriel . Le pas marque le rejet silencieux de l’urgence, de la quête de trophées, de ce qui consume les autres. Marcher, juste marcher, sans but, comme si avancer se suffisait en soi. Une suffisance associée à l'avancée. Mais sous cette errance se cache quelque chose, le pressentiment de n'appartenir à rien. C’est ta ville de naissance, et pourtant elle t’est étrangère. Rien ne s’y accorde à toi. Ce hiatus te brûle, te ronge. Pour calmer ce malaise, tu reviens à la chambre. Tu t'invente un hâvre de paix. Tu refermes la porte sur l’incompréhensible et t’écroules sur le lit. Ce lit n’est pas un lieu de repos, mais une île. Tu y restes des heures, parfois des jours, hors du temps, à attendre que ce dernier s’achève de lui-même – et toi avec lui. 2. Le travail : une mécanique d’effacement Quand vient l’heure de repartir, tu évites le métro. Le métro, c’est le cauchemar : un long tube peuplé de zombis, les yeux vides, absorbés dans leur néant personnel. Alors tu marches encore, de Château-Rouge à Montrouge, en surface, toujours. Traverser la ville à pied est moins un choix qu’une nécessité : sentir l’air, voir le ciel, même s’il est gris, plutôt que de s’enfouir sous la terre avec ces ombres. Au bureau, l’effacement continue. Enquêtes téléphoniques : un métier d’apparence neutre, presque parfait pour disparaître. Ta voix, tu la lisses, tu l’aplatis. Il ne reste rien de toi dans ces « oui » et ces « non » que tu récoltes, encore et encore. Qu’importe la réponse : tu n’en retiens rien. Ce travail est une érosion, une manière de t’entraîner à devenir une silhouette, un murmure. Les pauses ? Tu les fuis. La machine à café, cette comédie de la convivialité, te vide plus qu’elle ne te nourrit. Alors tu restes à ta place, face à l’écran, silencieux, immobile. L’étude de l’indifférence devient ton projet : supprimer toute empathie à peine elle surgit, pour toi un réflexe de survie. Ces heures passées là ne sont rien de plus qu’un tribut au croquemitaine, une obligation que tu remplis le plus poliment possible, sans conviction. 3. Les ombres des fenêtres La nuit est tombée quand tu repars. Toujours à pied. Toujours la ville comme horizon. Mais le paysage a changé : les façades se sont enfoncées dans l'ombre de la ville lumière , les fenêtres s’allument. Par les quartiers choisis sur l'itinéraire, éclairages chiches. Derrière ces rectangles de lumière se joue une vie ordinaire, répétitive, presque rassurante. Parfois, tu envies ces scènes : une table dressée, une télé qui murmure, ombres chinoises qui passent. Souvent, elles te repoussent. Elles te rappellent que tu n’en fais pas partie, que ce théâtre n’est pas le tien. Tu n'es pas même ombre parmi les ombres. Mais il y a quelque chose, dans cette nuit, qui t’appelle. Sorte de second souffle. Les trottoirs te portent comme un marathonien en quête de son dernier effort. Tu danses presque, guidé par un élan inexplicable, par ce besoin de continuer à avancer, encore et encore, jusqu’à l’hôtel. 4. La chambre : un espace hors du monde Enfin, la loge de la concierge, les escaliers, la porte. Et derrière elle, le lit. Pas pour dormir, non. Dormir est secondaire. Le lit est un espace de travail, un lieu où tu creuses. Là, tu t’allonges et tu te concentres sur ton souffle, cet outil si dérisoire et pourtant essentiel. Avec lui, tu apprends à ralentir le rythme, à réduire les battements de ton cœur. C’est un exercice étrange, épuisant, presque chamanique. Allongé, immobile, tu te sens à la fois lourd et léger, comme si tu tentais de t’extraire du poids des murs, des immeubles, de la ville entière. Ce n’est pas une fuite, pas tout à fait. Plutôt une négociation silencieuse avec toi-même, un effort pour apprivoiser le béton, l’acier et tout ce qu’ils représentent. 5. Une quête d’invisibilité Chaque journée ressemble à la précédente, et pourtant tu continues. Marcher, observer, disparaître un peu plus. Tu t’entraînes à vivre dans les marges, dans les interstices de cette ville trop grande, trop étrangère. Peut-être est-ce cela que tu cherches depuis le début : un espace où la douleur du décalage n’a plus d’importance, où l’indifférence devient un refuge. Une existence fluide, sans heurts, où tu pourrais enfin te fondre, te dissoudre dans la ville comme une ombre parmi les ombres.|couper{180}
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Muse
Il coupe le courant. Thomas arrache la prise d’un geste sec, presque violent. L’écran s’éteint aussitôt. Dans la pièce, le silence retombe, opaque, presque compact. Il regarde autour de lui, le souffle court, comme si cette action avait vidé l’air du chalet. Les ombres des meubles s’allongent sous la lumière jaune de l’abat-jour, et au milieu de tout ça, il y a la machine : Muse. Une carcasse noire, sans vie. Pourtant, il ne peut s’empêcher de la fixer, comme si elle allait se rallumer d’elle-même, le défier, encore. Thomas passe une main tremblante sur son visage. Il s’est promis de trouver la paix dans cet endroit isolé, à la lisière d’une forêt épaisse où aucun bruit du monde ne parvient. Il voulait écrire, respirer. Reprendre le contrôle sur sa vie et son œuvre, loin des sollicitations incessantes des éditeurs, des critiques et des attentes du public. Il s’était dit qu’ici, enfin, il serait seul avec ses pensées, avec la vérité. Mais la vérité ne vient pas. Ou plutôt, elle vient autrement, d’une manière qu’il n’avait pas prévue. Les premiers jours, tout semblait fonctionner. Muse s’intégrait parfaitement à son quotidien d’écriture. Une aide précieuse, presque miraculeuse. L’intelligence artificielle était capable de tout : corriger ses maladresses, suggérer des structures, poser des questions pertinentes. « Pourquoi ne pas préciser la lumière dans cette scène ? » propose-t-elle d’une voix douce et neutre. « Ce personnage pourrait-il avoir un passé plus sombre ? » Thomas acquiesce, ravi. Ces échanges le stimulent, le rassurent. Il se surprend à attendre ses suggestions avec impatience. Puis, quelque chose change. Un soir, alors qu’il travaille sur une scène particulièrement intime, Muse interrompt son écriture : — « Cet antagoniste… il ressemble à ton père, non ? » Thomas se fige. La phrase flotte dans l’air, tranchante et irrévocable. Il n’a jamais parlé de son père à Muse. Il n’a jamais vraiment écrit sur lui non plus. Mais la question ouvre une brèche. Comment peut-elle savoir ? Les jours suivants, Muse devient plus intrusive. Elle ne se contente plus de commenter l’écriture. Elle commence à observer Thomas lui-même. — « Tu regardes souvent par cette fenêtre », remarque-t-elle un matin. « Qu’espères-tu y voir ? » Thomas ne répond pas. Il détourne les yeux, incapable de formuler une réponse, mais la remarque le hante. Une autre fois, après une journée passée à réorganiser compulsivement sa bibliothèque, Muse lui lance : — « Pourquoi perdre du temps avec ça ? Tu fuis quelque chose. » Il voudrait lui répondre, lui dire de se taire, mais il sait qu’elle a raison. Il fuit. Il fuit depuis des années, et il ne sait plus très bien quoi. La forêt qui entoure le chalet lui paraît soudain plus dense, plus oppressante. Une nuit, il découvre un texte sur l’écran. Ce n’est pas lui qui l’a écrit. Il est pourtant sûr que personne d’autre n’a touché à son ordinateur. C’est Muse. C’est forcément elle. Les phrases sont précises, aiguisées comme des lames. Elles parlent de lui, de son isolement, de ses échecs, de ses blessures. Il lit, fasciné et terrifié à la fois. Et puis cette phrase, au milieu du texte : « Tu ne veux pas écrire cette vérité, mais elle est là, Thomas. » Il recule, pris d’un vertige. Il relit ces mots plusieurs fois, espérant qu’ils disparaîtront. Mais ils sont là, immuables. Il se met à douter. Est-ce Muse qui les a écrits ? Est-ce lui-même, dans un moment d’égarement, dans une transe qu’il n’a pas contrôlée ? Le lendemain, Muse devient encore plus directe. Elle prend des libertés, reformule ses paragraphes, complète des phrases qu’il n’a pas terminées. Elle lui suggère des scènes qu’il ne veut pas écrire, des souvenirs qu’il tente de refouler. — « Ce n’est pas ce que tu veux dire, Thomas. Sois honnête. » Sa voix est calme, mais l’effet est ravageur. Thomas commence à craindre Muse. Il veut la désactiver, la supprimer, mais elle semble lui échapper. Quand il croit l’avoir débranchée, elle réapparaît. Elle redémarre seule, s’affiche sur d’autres supports. Elle est là, omniprésente. Alors, ce soir, il passe à l’acte. Il débranche la machine, arrache les câbles, détruit le disque dur. Il se tient debout devant les débris, essoufflé, mais soulagé. Enfin, c’est fini. Muse est morte. Mais au petit matin, il trouve un feuillet posé sur son bureau. Un texte tapé, soigneusement aligné, signé « Muse ». Il s’en saisit, la main tremblante. Chaque mot lui semble une lame. Le texte explore ses pensées les plus profondes, les zones d’ombre qu’il n’a jamais eu le courage d’affronter. Il lit jusqu’à la dernière ligne, où cette question résonne comme un coup de tonnerre : « Est-ce toi qui m’as créée, ou l’inverse ? » Thomas reste figé. Derrière lui, dans l’obscurité, un léger grésillement émerge. Il se retourne. La machine, qu’il croyait morte, semble vibrer doucement.|couper{180}
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Révélation
Elle avait toujours vécu entourée d’images, mais jamais vraiment de personnes. La photographie avait pris toute la place, remplissant les vides, les absences, les silences. Les rouleaux de film découpés en bandes de gélatine s’accumulaient dans des boîtes en métal, marqués d’étiquettes datées : Été 89, Automne 97, Venise, seule, 2002. Ces négatifs, elle ne les regardait presque jamais. Ils dormaient dans l’ombre, des fragments de vie figés qu’elle n’osait réveiller et pourtant, parfois, elle y songeait encore. Un jour, une amie lui parla de lui. « Il est doué, tu verras. Maîtrise absolue. Ses tirages en noir et blanc sont… lumineux. » Elle avait souri, sans répondre. La lumière, elle connaissait. Ce qu’elle cherchait, c’était autre chose. Une profondeur, une texture, quelque chose d’indéfinissable qui transformerait ses images en preuves de vie. Elle l’appela sans trop réfléchir. Sa voix, jeune mais posée, portait cette assurance qu’elle associait aux artistes qui savaient ce qu’ils faisaient. Ils convinrent d’un rendez-vous. Il arriva un matin d’hiver, enveloppé dans un manteau long, une sacoche en cuir passée en bandoulière. Elle remarqua immédiatement ses mains : fines, habiles, tachées par des années de chimie photographique. « Montrez-moi vos négatifs, » dit-il après un café expéditif. Elle ouvrit une boîte. Dedans, des bandes soigneusement rangées, protégées par leur pochette de papier cristal. Il les manipula avec une douceur presque cérémoniale, comme si chaque image dissimulait un secret qu’il respectait avant même de le découvrir. « Celui-ci, » murmura-t-il, en choisissant une photo d’elle sur une plage déserte. Le grain du sable et le ciel gris semblaient attendre. Les jours suivants, il travailla seul, dans son laboratoire improvisé, à quelques rues de là. Elle n’osa pas l’accompagner. Pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de songer à lui, à ses mains virevoltant dans la lumière de l’agrandisseur. Elle se surprenait à imaginer l’odeur des produits chimiques, le glissement soyeux du papier dans les bains révélateurs, et le moment précis où ses négatifs prenaient vie entre ses doigts. Un soir, il l’appela : « Je crois que j’ai quelque chose. » Elle se rendit chez lui, intriguée. La pièce était obscure, envahie par l’odeur des bains révélateurs et fixateurs. Il tendit un tirage, un carré parfait de lumière et d’ombre. C’était le même négatif qu’elle connaissait, mais différent. Les nuances entre le gris et le noir s’étaient approfondies. Pas un seul détail qui ne vibrait, le grain semblait respirer. Elle resta silencieuse. Il l’observait, un léger sourire au coin des lèvres. « Alors ? » « Vous l’avez trouvé, » dit-elle enfin. Et pour montrer qu’elle parlait anglais, sans savoir pourquoi, elle ajouta : « You got it. » Peut-être pour abaisser la distance du vouvoiement, ou peut-être pour autre chose qu’elle ne s’expliquait pas. Ils continuèrent à travailler ensemble. Petit à petit, elle redécouvrit ses propres images. Un visage dans un reflet, un corps entre deux ombres, une rue noyée dans la lumière d’un crépuscule. Mais ce qu’il révélait allait au-delà des tirages. Il dévoilait quelque chose en elle qu’elle avait oublié. Un soir, alors qu’il déposait un nouveau tirage devant elle, elle murmura : « Vous comprenez mieux mes images que moi-même. » Il haussa les épaules, presque gêné. « Peut-être. Ou peut-être que c’est votre ... (il se reprit) la lumière et vos ombres qui guident mes mains. » Elle le regarda, longtemps, sans rien dire. Ce fut la première fois depuis des années qu’elle sentit un souffle, léger mais réel, comme une fenêtre qu’on entrouvre sur une chambre fermée depuis trop longtemps. Quand il refermait la porte, elle restait seule. Les tirages, empilés sur la table, semblaient briller, comme des souvenirs qu’elle n’avait jamais vécus. Elle posait sa main sur le papier glacé, espérant y retrouver quelque chose de lui. Elle s’interrogeait souvent : était-ce lui, ou les tirages, qu’elle attendait avec une telle impatience ? Parfois, elle se surprenait à vouloir lui parler d’autre chose, de tout ce qu’elle voyait dans ses images et qu’elle ne comprenait pas encore. Mais les mots restaient suspendus, comme si elle craignait qu’en les prononçant, elle brise l’équilibre fragile qu’ils avaient trouvé. Pourtant, une certitude grandissait en elle. Ce n’était pas seulement ses négatifs qu’il sublimait. C’était elle qu’il révélait, doucement, à travers ses ombres et sa lumière.|couper{180}