fictions
Fictions courtes, microfictions et feuilletons : des récits brefs où réalisme et fantastique se frôlent. Autofiction, mythes réécrits, visions urbaines et rêves lucides — à lire vite, à relire lentement.
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Le cadre / the frame
the frame He needed a frame. He didn’t have one. So, no frame. He needed one. Images of Saumur came to him, black and white, and suddenly he was thirsty. Not for red, though — for white. He remembered mostly the drowsiness brought by that wine, the Layon. What was the temperature that year ? It was hot. Heatwave hot. Like every summer now. Except here, in this patch of green. Somewhere near Anjou. Or maybe Tours. He couldn’t really remember the names of towns. Saumur and the idea of the frame didn’t help. Not much anyway. But the wine did. After a glass of Coteaux du Layon, it was fine. The tongue fell asleep, slid deep into his throat to rest there, cradled by voices around him, talking about this and that — about frames and other things. If I write like this for five straight days, he thought, the end might be better than the beginning. But that was a quick thought, something someone once said — or maybe he’d heard it somewhere. One should be wary of second-hand truths. They’re never free. You pay for them sooner or later — cash on the nail — at the end of the party, you drink the cup to the dregs, all the way down the fingernails, just like you're supposed to. Unless, maybe, he found a way to lobotomize himself without guilt or shame — and write down whatever poured out of his skull. This mess. Which, when you think about it, might be prettier than all that carefully curated stuff we keep under glass. Pretty. But not in the way it looks. More in the way it moves. Pretty as in behaving. And now we know what appearances really are. We don’t want to appear like that anymore, not out in the open. We’re done with the battlefield. Its landmarks too. He was looking in the fringe festival program for a play someone had told him about — My Name is Asher Lev — but he couldn’t find it in the 2025 lineup. Too bad, he almost said to himself. Then he wondered who had recommended it. Did their taste match his ? How could they know what he liked, anyway ? He didn’t know. It made him pause. Next time, when he’d want to recommend something himself, he’d remember this. What’s behind a recommendation, really ? Doesn’t always smell of roses. He was afraid of that. Not that he feared smells. That was just a polite way of saying — It stinks like shit Le cadre Il faut un cadre. Tu n’en as pas. Tu n’as donc pas de cadre. Il faut un cadre. Lui vinrent des images de Saumur, en noir et blanc, et il eut soudain très soif. Encore que ce ne fût pas de rouge, mais de blanc. Il se souvint surtout de la torpeur apportée par ce vin du Layon. Combien de degrés faisait-il cette année-là ? C’était chaud, caniculaire — probablement comme chaque été, désormais. Sauf ici, dans ce petit endroit de verdure, pas très loin d’Anjou. Ou de Tours. À vrai dire, il ne se souvenait plus vraiment des noms des villes. Saumur et le cadre n’aidaient pas. Du moins, pas vraiment. La torpeur était bien plus efficace : au bout d’un verre de coteaux du Layon, c’était bon. La langue s’endormait, elle rentrait tout au fond de la gorge pour aller dormir, bercée par les voix alentour, parlant de choses et d’autres, de cadres et de bien d’autres choses encore. Si j’écris ainsi durant cinq journées entières sans m’arrêter, je me dis qu’il est possible qu’avec la fatigue, la fin soit bien meilleure que le début. Mais c’est un jugement à l’emporte-pièce, quelque chose qui m’a été rapporté par je ne sais qui, ou quoi. Il faut se méfier des pièces rapportées. Elles ne sont pas gratuites. Il faudra les payer, tôt ou tard — rubis sur l’ongle, à la fin de la fête, boire la coupe jusqu’à la lie, jusqu’au bout des ongles, comme il se doit. À moins que je ne trouve une technique pour parvenir à me lobotomiser, sans peur et sans reproche, puis à écrire tout ce qui s’échappera ainsi de mon crâne. Ce pêle-mêle. Bien plus joli, dans le fond, que tout ce qu’on veut toujours mettre sous cloche ou sous verre, en avant. Joli. Une conduite bien plus qu’une apparence. Car nous savons maintenant ce que sont les apparences. Nous ne désirons plus apparaître comme ça, à tout bout de champ. D’ailleurs, nous en avons fini avec la bataille et ses lieux-dits. Je cherchais, au programme du Off, une pièce dont on m’avait parlé : Je m’appelle Asher Lev. Et je ne la trouve pas pour 2025. Dommage. J’allais me dire : dommage, quand je me suis demandé qui m’avait recommandé cette pièce. Ses critères allaient-ils être les miens, en matière de goût ? Comment cette personne connaît-elle mes goûts pour me recommander ce genre de pièce ? Je l’ignore. Ça fait réfléchir. Je veux dire : la prochaine fois que moi, je voudrai recommander quelque chose, il faudra que je repense à ça. Derrière la recommandation, que se cache-t-il vraiment ? Ça ne sent pas toujours la rose, j’en ai bien peur. Ce n’est pas que j’aie peur des odeurs. C’est, bien entendu, une façon de rester poli. Une sorte de métaphore pour ne pas dire que ça pue la merde.|couper{180}
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Elle s’était fait un film. Lui connaissait déjà la fin. En attendant, il...
Elle s’était fait un film. Lui connaissait déjà la fin. En attendant, il fixait le plafond pendant qu’elle le suçait. C’était faux. Faux jusque dans le léchage de couilles. Il ne lui en voulait pas. Il allait garder ces pensées pour lui. Il attendrait que ça passe, comme d’habitude. À un moment, elle se redressa. Elle planta dans ses yeux un regard de star des années cinquante. Elle ouvrit la bouche : -- Prends-moi. Il éclata de rire. Elle fronça les sourcils. Une petite moue méchante. Puis : -- Rhabille-toi. Pars. Il s’exécuta, sans un mot. Dans les parties communes, l’odeur d’eau de Javel lui fit un bien fou. Il referma la porte de l’immeuble, regarda sa montre, et se demanda où était la bouche de métro la plus proche. english * She had a whole story in her head. He already knew the ending. In the meantime, he stared at the ceiling while she blew him. It was fake. Fake all the way down to the ball-licking. He didn’t blame her. He just kept it to himself. He’d wait for it to pass, like always. Then she pulled up, looked him dead in the eyes with some old-school movie star look, opened her mouth and said : « Take me. » He burst out laughing. She frowned. Made a nasty little pout. Then : “Get dressed. Get out.” He did, without a word. In the hallway, the smell of bleach hit him like a blessing. He closed the door behind him, checked his watch, and wondered where the nearest subway station was.|couper{180}
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never more
Il venait de jurer que, pour rien au monde, il ne le referait — jamais. Et puis soudain, il le fit. Sans même y réfléchir. C’était ça, l’humour formidable de cette vie. L’idée qu’on puisse la contrôler, d’une quelconque manière, simplement parce qu’on l’avait décidé : une blague. Et cette blague l’amusait. Il se mit à rire de bon cœur. english * : He had just sworn—no way, never again. Then suddenly, he did it. Didn’t even think about it. That was the joke. That was the big joke of life. Thinking you had control. Like you could decide things. What a laugh. It made him laugh, too. Really laugh. From the gut.|couper{180}
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Sombre & tranchant
L'ai-je bien descendu. Elle se pencha pour voir s’il respirait encore. Ma foi oui. Elle lui écrabouilla la tronche avec le talon aiguille de son escarpin. Il souriait le con. C’était impossible qu’il calanche avec ce rictus de béatitude, n’est-ce pas, alors elle prit la lampe à sel et entreprit de lui refaire une beauté. Il y eut des craquements d’os, le corps émit quelques flatulences et tremblements, mais à son avis à elle c’était purement mécanique. Ensuite, elle s’essuya les mains sur sa jupe de coton avec un air satisfait puis elle s’approcha de la glace et se refit une beauté. Il fallait d’urgence qu’elle baise. Alors elle prit ses clefs, claqua la porte, descendit les escaliers, parvint dans la rue. Il faisait beau comme hier mais un peu moins chaud. Elle se souvint qu’il fallait qu’elle baise de toute urgence. Elle avisa un homme assis à la terrasse d’un café, elle s’avança vers lui avec sa jupe en coton sanglante. Elle lui dit : « Je suis désolée de vous importuner, mais il faut que je baise d’urgence. » Le gonze la toisa on aurait dit une bédé les yeux lui sortaient de la tête ; puis il sortit de la menue monnaie d’une poche de sa veste, la déposa sur la table.Ensuite il se leva et s’enfuit à toute jambe. Elle avança vers la chaise vide et s’assit. Merde alors. Pour une fois que je dis ce que je pense. Elle alluma une cigarette et se mit à réfléchir à sa vie. Le loufiat surgit et lui demanda : « Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? » Elle allait dire un truc, mais elle se reprit : « Une menthe à l’eau, je vous prie. » Elle imagina qu’elle se retrouvait à genoux en train de farfouiller dans l’entrejambe du type. Elle se reprit encore. « Avec des glaçons, s’il vous plaît. » À 13h, elle se dit qu’elle n’avait plus vingt ans, et ça l’attrista. Elle entra dans un cinéma et choisit un film au hasard. C’était L’Empire des sens, ce vieux film japonais avec une geisha qui fait pénétrer un œuf dans sa vulve. Ça ne l’excita pas. Elle s’endormit. Quelqu’un la secoua par l’épaule à la fin du film. Décidément, les choses n’étaient plus comme autrefois. Le monde avait bien changé. On ne pouvait plus dormir tranquille l’après-midi, même en payant sa place. Et elle nota qu’aucune vendeuse ne s’était présentée avec caramels et esquimaux durant la séance. Ça l’attrista. Le soir advint comme il advient toujours. Elle avait faim. Elle avisa un vendeur de hot-dogs. Elle observa la saucisse de Strasbourg s’agiter dans le bocal et ça lui coupa l’appétit. Elle rentra chez elle. La journée avait filé sans qu’elle ne s’en aperçoive. C’était une métaphore. Sa vie était pareille à cette journée. Elle se rappela vaguement que ce matin elle avait écrabouillé la figure d’un homme. C’était probablement son mari. Elle se dirigea vers la salle de bain. Il était là, affalé sur le carrelage. Elle avisa ses jambes maigres et poilues, elle eut un haut-le-cœur et vomit sur les jambes maigres et poilues. Puis elle se dirigea vers la chambre conjugale. Elle se dévêtit. Elle regarda sa poitrine. Ses seins n’étaient encore pas si mal. Elle éprouva une vague bouffée de désir, mais comme elle ne savait pas de quoi, elle alla se coucher. Il était 23h45. Elle s’endormit presque aussitôt.|couper{180}
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The Abyssal Desk
Nowhere left to go, no way out. One finds oneself there, deep within the cave, having slid through galleries increasingly narrow. Turning back is simply not an option. The gaze falls upon a vast chamber, blocked at its far end by a lake whose waters, dark as onyx, offer little invitation to cross. The ceiling, an immense vault, loses itself in a gloom where only the eyes, by now accustomed, perceive the limestone strata, the rock beds, and the hanging concretions, silent menaces. Fissures weep, leaving a slick patina on the millennia-sculpted walls. One sits down, utterly spent, on the clayey, rocky ground. The notebook is there, in a pocket. No need for light. In this penumbra, everything somehow clarifies. One remembers the heroes of Homer, Ulysses, Achilles, Hector, Agamemnon, figures from school textbooks. And one observes, with an almost cruel clarity : it was all a lie. The truth being by no means the least of those deceptions. This very realisation, no doubt, had propelled one into this chasm, down to the water table, into the unfathomable depths. Each step of the descent into the earth's entrails, through diaclases and natural chimneys, unravelled another illusion. Having arrived here, before this black lake, this ultimate siphon, one knows the goal has finally been reached. The bottom has been touched ; the idea of turning back or pushing further is no longer relevant. One sits, and one makes a note of it, driven by a dog-like fidelity to some imaginary master. It’s the only thing that comes to mind this morning. This embryonic story. As if one simply couldn’t help it, this ineluctable compulsion to narrate. It is the end. The end of the world, that announced annihilation ; the end of everything, that abyssal vacuity ; one’s own end, that dissolution. Yet, there’s nothing else to do but tell stories, over and over, until the sheer disgust that the merest fiction, the slightest fabrication, now imposes. Then, the scene shifts. Without warning. A dizzying leap, from the cave's depths to the quotidian. The heat is less oppressive this morning. The swifts’ cries tear the air, a nearly tangible rip in the morning quiet. A solution has been found for the cat's pâté sachets : half in the morning, half in the evening, the rest in the fridge. If she's still hungry, there’s always dry food nearby. These past few days, the visceral suffering of bodies—beast and human—had been a binding agent, the only tangible connection. A primal empathy, born of generalized weariness. It vanishes with the returning coolness. No pity for this large insect struggling to right itself. A shoe. The concrete. The broom. The drain, an abyss more insignificant, yet just as definitive. One attempts to recall. How did one cope before ? Faced with raw absurdity, with unspeakable horror ? Observation was a blade to be sharpened day after day, hour after hour. Observation allowed one to gain purchase on something tangible, concrete. To assess situations, to relativize them, to gain a minimum of distance, of salutary perspective. Often, this constant vigilance would conclude in biting irony, sometimes in a corrosive cynicism. It was also a form of descent, towards the arsehole of the world. Once arrived at the climax, the terminus, perhaps something would finally happen. A decisive choice between stalactite and stalagmite. Between devastating cynicism and redemptive love. And there it is, the desk. A canvas, yes, but a primal sketch, the inaugural stratum of a work in progress. The modus operandi remains intuitive, a deliberate quest without a clear roadmap. One proceeds by random impulses on the canvas, or on the page. Here, a voluminous figure emerges ; there, a more discreet silhouette takes shape ; elsewhere, faint notes take form. The stakes : discovering an unprecedented way of inhabiting pictorial space, because one still doesn’t quite grasp how to occupy it, what its intrinsic correlation with oneself might be, what fundamental reason justifies their coexistence. The very act of employing a distinct vocabulary amuses. There’s a profound seriousness in this amusement. It’s a movement to escape a habitual tongue, to attempt entry into another, still unknown. To try translating the same thing with different words. Is this not the very same approach as taking tubes of primary colours and extracting new mixtures, ideally those one isn't accustomed to using, unprecedented shades ? Justness, it turns out, isn't a static perfection, but a fragile equilibrium born from imbalance itself. It holds nothing moral ; it’s a purely aesthetic harmony, resonating first in the ear. It is never an end-point, but the force that relentlessly pushes one to seek the « more precise » word, when what one thought one meant fades to make way for the unspeakable. It manifests not by erasing imperfection, but by embracing it to reach what vibrates most profoundly. This desk is an extension, a kind of tangible metaphor for one's website. An assumed chaos. Hundreds of texts deposited there since 2018, without apparent order, like accumulated layers of sediment. The same disarray, the same impossibility of knowing where one is going, or how one got there. This conversation itself, which began in a cul-de-sac, with the interrogation of inner necessity, the detailed description of this desk where one fears losing oneself, and the realisation that the website is its mirror. A subject, some might say, self-indulgent ? But intimacy, as we know, is merely a door. A narrow door, certainly, but one that opens onto the universal. The justness of a voice, one’s own, that invisible koíranos, lies precisely there : in its ability to traverse the ranks, not to impose, but to probe, to connect the minute details of the desk to the vast questions of the end, of absurdity, and of that ineluctable impulse to try and say, again and again, even what cannot truly be said, with the force of a raw truth that does not fear its own chaos. Français|couper{180}
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Le bureau des abysses
Nulle part où aller, plus d'issue. On se trouve là, au fond de la grotte, après avoir glissé dans des galeries de plus en plus étroites. Impossible de rebrousser chemin. Le regard tombe sur une vaste salle, barrée par un lac dont les eaux, sombres comme l'onyx, n'invitent guère à la traversée. Le plafond, une voûte immense, se perd dans une obscurité où seuls les yeux, désormais habitués, perçoivent les strates calcaires, les bancs de roche et les concrétions pendues, menaces silencieuses. Des fissures suintent, laissant une patine glissante sur les parois sculptées par les millénaires. On s'assied, exténué, sur le sol argileux et rocailleux. Le carnet est là, dans la poche. Pas besoin de lumière. Dans cette pénombre, tout s'éclaire. On se souvient des héros d'Homère, Ulysse, Achille, Hector, Agamemnon, figures de manuels scolaires. Et l'on constate, avec une clarté presque cruelle : tout n'était que mensonge. La vérité n'étant pas le moindre d'entre eux. Cette prise de conscience, c'est elle qui a poussé vers ce gouffre, vers la nappe phréatique, les profondeurs insondables. Chaque pas de la descente dans les entrailles de la terre, à travers les diaclases et cheminées, dénouait une illusion. Arrivé ici, devant ce lac noir, cet ultime siphon, on sait qu'on a touché au but. Le fond est atteint, l'idée de revenir en arrière ou d'aller au-delà n'a plus lieu d'être. On s'est assis, et on le note, poussé par une fidélité de chien envers quelque maître imaginaire. C'est la seule chose qui vienne ce matin. Cet embryon d'histoire. Comme une nécessité, une compulsion inéluctable de conter. C'est la fin. La fin du monde, cet anéantissement ; la fin de tout, cette vacuité abyssale ; sa propre fin, cette dissolution. Pourtant, rien d'autre à faire que de se raconter des histoires, encore et encore, jusqu'à l'écœurement que la moindre fiction, la moindre fabulation, finit par imposer. Puis, le décor bascule. La chaleur est moins accablante ce matin. Les stridences des martinets déchirent l'air, déchirent la quiétude. Une solution pour la pâtée de la chatte : moitié le matin, moitié le soir, le reste au frigo. S'il y a faim, des croquettes. Ces derniers jours, la souffrance des corps – bêtes et humains – était un liant, une connexion tangible. Une empathie primale, née de l'accablement généralisé. Elle s'évanouit avec la fraîcheur. Aucune pitié pour ce gros insecte qui peine à se redresser. Une godasse. Le béton. Le balai. La bouche d'évacuation, un gouffre plus insignifiant, mais tout aussi définitif. On tente de se souvenir. Comment faisait-on, autrefois, face à l'absurdité crue, à l'horreur indicible ? L'observation était une lame à aiguiser jour après jour, heure après heure. Elle permettait de prendre appui sur quelque chose de tangible, de concret. D'évaluer, de relativiser, de prendre un minimum de distance. Souvent, cette vigilance constante s'achevait en ironie cinglante, parfois en cynisme mordant. C'était aussi une forme de descente, vers le trou du cul du monde. Une fois au point d'orgue, au terminus, peut-être se produirait-il enfin quelque chose. Un choix décisif entre stalactite et stalagmite. Entre le cynisme dévastateur et l'amour rédempteur. C'est là, le bureau. Un tableau, oui, mais une ébauche primale, la strate inaugurale d'une œuvre en gestation. Le modus operandi est intuitif, une quête délibérée sans feuille de route. On procède par impulsions aléatoires sur la toile, ou sur la page. Ici, une figure ample ; là, une silhouette discrète ; ailleurs, des notes ténues. L'enjeu : trouver une modalité inédite d'investir l'espace, parce qu'on ne sait toujours pas comment l'occuper, quelle est sa corrélation intrinsèque avec soi, quelle raison fondamentale justifie leur coexistence. Le fait d'user d'un vocabulaire distinct amuse. Il y a un sérieux profond dans cet amusement. Sortir d'une langue habituelle, pénétrer une autre, encore inconnue. Essayer de traduire la même chose avec des mots différents. N'est-ce pas la même démarche que de prendre des tubes de couleurs primaires et d'en extraire de nouveaux mélanges, si possible ceux que l'on n'a pas l'habitude d'utiliser, des nuances inédites ? La justesse, ce n'est pas une perfection figée, mais un équilibre fragile né du déséquilibre même. Elle n'a rien de moral, c'est une harmonie purement esthétique, qui résonne d'abord à l'oreille. Elle n'est jamais un aboutissement, mais la force qui nous pousse à chercher inlassablement le mot « plus juste », quand ce que l'on pensait vouloir dire s'efface pour laisser place à l'indicible. Elle se manifeste non pas en effaçant l'imperfection, mais en l'embrassant pour atteindre ce qui vibre au plus profond. Ce bureau est une extension, une sorte de métaphore palpable de son site web. Un chaos assumé. Des centaines de textes déposés depuis 2018, sans ordre apparent, comme des couches de sédiments accumulées. Le même désordre, la même impossibilité de savoir où l'on va, ou comment on y est arrivé. Cette conversation elle-même, qui a débuté dans un cul-de-sac, avec l'interrogation sur la nécessité intérieure, la description détaillée de ce bureau où l'on craint de se perdre, et cette prise de conscience que le site web en est le miroir. Un sujet, dira-t-on, nombriliste ? Mais l'intime, on le sait, n'est jamais qu'une porte. Une porte étroite, certes, mais qui s'ouvre sur l'universel. La justesse d'une voix, de la sienne, ce koíranos invisible, est précisément là : dans sa capacité à parcourir les rangs, non pas pour imposer, mais pour sonder, pour relier les détails infimes du bureau aux vastes questions de la fin, de l'absurdité, et de cette impulsion inéluctable à tenter de dire, encore et toujours, même ce qui ne peut l'être, avec la force d'une vérité brute qui ne craint pas son propre chaos. English|couper{180}
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Dans la langue de l’autre
Józef avait huit ans quand son père se mit à traduire Shakespeare. C'était à Vologda, dans cette ville du nord de la Russie où l'on vous envoie quand vous avez eu des idées, des idées sur la Pologne par exemple, ou sur la liberté, enfin des idées qui dérangent. Apollo Korzeniowski en avait eu, des idées. Résultat : l'exil. Avec femme et enfant, s'il vous plaît, parce que dans ce genre de situation on ne vous fait pas de cadeau. La tuberculose, ça ne pardonne pas non plus. Ewa Korzeniowski mourut en 1865, laissant Apollo seul avec le petit Józef dans cette ville aux consonnes impossibles. Alors Apollo se mit à traduire. Pour gagner trois kopecks, d'abord, parce qu'il faut bien vivre. Mais aussi, on peut le supposer, pour ne pas devenir fou. Traduire Shakespeare en polonais quand on est coincé au fin fond de la Sibérie occidentale, c'est une forme de résistance. Ou de folie douce. Les deux peut-être. Józef regardait son père penché sur ses dictionnaires. Apollo avait cette manie de lire à voix haute en traduisant, testant les sonorités, cherchant le rythme juste. « To be or not to be », puis quelque chose en polonais que l'enfant ne retenait pas, puis de nouveau « To be or not to be ». L'anglais s'incrustait dans la tête du gamin comme une mélodie étrange. Plus tard, beaucoup plus tard, Józef devenu Joseph Conrad écrira que sa première rencontre avec l'anglais eut lieu dans cette baraque de Vologda, par l'intermédiaire d'Hamlet et d'un père qui traduisait pour ne pas sombrer. Apollo traduisait aussi Victor Hugo. Les Travailleurs de la mer, tiens, comme c'est curieux. Hugo écrivant son roman sur une île - Guernesey - pendant son propre exil, Apollo le traduisant dans le sien. Deux îles d'exil qui se parlent à travers les langues. Le petit Józef entendait défiler les tempêtes, les pieuvres géantes, les marins perdus. Il ne savait pas encore qu'il passerait sa vie sur des bateaux, que la mer deviendrait son métier, son obsession, sa métaphore de prédilection pour dire l'inquiétude humaine. Inquiétude, inquietudo en latin. Négation du repos. Apollo ne trouvait pas le repos, comment l'aurait-il transmis à son fils ? Dans les dernières années à Vologda, puis après l'amnistie quand ils purent s'installer à Cracovie, Apollo ressemblait à ces personnages de Conrad qui ne tiennent plus en place, qui sont hantés par quelque chose d'innommable. Le petit Józef l'observait. Il apprenait, sans le savoir, ce que c'est qu'un fugitif. Apollo mourut en 1869. Józef avait onze ans. L'orphelin fut confié à son oncle Tadeusz, homme raisonnable qui trouvait que les Korzeniowski avaient décidément le sang trop chaud. « Ton père était un rêveur », répétait-il au gamin. Sous-entendu : toi, ne rêve pas, sois pragmatique, trouve-toi une belle situation dans l'administration autrichienne. Józef hochait la tête. Mais il pensait à autre chose. Aux bateaux, par exemple. Aux îles lointaines. À l'anglais d'Hamlet qui résonnait encore dans sa tête. En 1874, à seize ans, il fila à Marseille. Comme ça, du jour au lendemain. L'oncle Tadeusz n'y comprenait rien. Le gamin avait pourtant tout pour réussir : intelligence, éducation, relations. Mais non, il voulait naviguer. « C'est le sang Korzeniowski », soupirait l'oncle. Le sang des rêveurs, des exilés volontaires, de ceux qui ne tiennent pas en place. À Marseille, Józef découvrit le français. Nouvelle langue, nouvelle personnalité. Il s'adapta, comme il avait appris à s'adapter en Russie, puis en Autriche-Hongrie. Les langues, c'était son affaire. Il en collectionnait les accents, les tournures, les façons de dire le monde. Le polonais pour l'enfance et la douleur, le français pour l'aventure et l'élégance, l'anglais pour... eh bien, on verrait. En 1878, nouveau départ : l'Angleterre. Józef ne parlait que quelques mots d'anglais, ceux d'Hamlet resurgi du passé. Mais il apprit vite. Il apprit en naviguant, en écoutant les ordres, en lisant Dickens et Thackeray pendant les longues traversées. Il apprit comme on apprend une musique, par imprégnation. Sauf que cette musique-là, il la parlait avec un accent impossible. Toute sa vie, on se moquera de son anglais. Tant mieux : cet anglais d'étranger, c'était son style. Vingt ans de marine marchande. Vingt ans à accumuler les histoires, les types louches, les situations impossibles. Un jour à Bangkok, un autre à Sydney, un troisième au Congo. Józef observait, notait mentalement. Il ne savait pas encore qu'il deviendrait écrivain, mais il stockait déjà la matière première. Ces marins alcooliques, ces administrateurs coloniaux, ces indigènes mystérieux - tout cela finirait dans des livres. Dans des livres en anglais, s'il vous plaît. Parce que entre-temps Józef était devenu Joseph Conrad, citoyen britannique et futur maître de la prose anglaise. L'ironie de l'histoire. En 1889, Conrad commença Almayer's Folly. Premier roman, première expérience de l'écriture en anglais. Il traduisait littéralement ses pensées du français vers l'anglais, créant au passage une langue impossible, un anglais teinté de gallicismes et d'étrangeté polonaise. Les éditeurs ne savaient qu'en penser. Ce type écrivait comme personne, mais vraiment comme personne. C'était exaspérant et fascinant. Conrad lui-même ne comprenait pas très bien ce qui lui arrivait. Il se retrouvait à Londres, dans un petit appartement de célibataire, en train d'inventer des histoires. Lui qui avait passé sa vie à fuir - la Pologne, puis la France, puis la routine de la marine marchande - il se retrouvait assis à une table, immobile pour la première fois de son existence. Mais l'inquiétude était toujours là. Elle avait simplement changé de forme. Dans Tales of Unrest, son premier recueil de nouvelles, Conrad mit en scène des fugitifs. Karain, ce chef malais hanté par ses fantômes. L'administrateur colonial d'An Outpost of Progress qui devient fou dans la brousse africaine. Tous ces personnages que quelque chose poursuit, quelque chose d'invisible et d'inexorable. Conrad savait de quoi il parlait. Il avait grandi avec un père fugitif, il était lui-même un fugitif, un apatride qui avait trouvé refuge dans l'anglais. L'anglais de Conrad n'appartenait à personne. Ce n'était ni l'anglais d'Oxford ni celui de la rue. C'était une langue d'invention, forgée par quelqu'un qui pensait en trois langues à la fois. Quand il écrivait « the horror, the horror » dans Heart of Darkness, on entendait derrière toute l'histoire de l'Europe, les exils, les révolutions ratées, les empires qui s'effondrent. Kurtz au Congo, c'était aussi Apollo à Vologda : le même isolement, la même dérive vers l'innommable. Les critiques anglais ne savaient que faire de Conrad. Trop compliqué pour les amateurs d'aventures maritimes, trop exotique pour les littéraires. Mais Henry James avait compris tout de suite. Lui aussi venait d'ailleurs, lui aussi écrivait dans une langue qui n'était pas tout à fait la sienne. Ils se rencontrèrent, se reconnurent. James disait que Conrad avait « le génie de l'inquiétude ». Conrad répondait que James était « trop gentil ». Ils se comprenaient. En 1914, Conrad retourna en Pologne pour la première fois depuis quarante ans. Avec sa femme anglaise et ses fils qui ne parlaient pas polonais. Étrange retour aux sources : les sources avaient changé, lui aussi. Il se promenait dans Cracovie comme un touriste dans sa propre jeunesse. L'oncle Tadeusz était mort depuis longtemps. Apollo aussi, évidemment. Ne restait que la maison où l'enfant avait entendu traduire Shakespeare. La guerre éclata pendant qu'ils étaient là. Les Conrad durent rentrer en catastrophe en Angleterre. Nouveau départ, nouvelle fuite. Conrad avait soixante ans, il était devenu un écrivain respecté, mais il était toujours en mouvement. L'inquiétude, ça ne se soigne pas. Il mourut en 1924, citoyen britannique célébré par toute l'Europe littéraire. Ses funérailles furent suivies par des délégations venues de partout. On traduisait ses livres dans toutes les langues, y compris en polonais. Le gamin de Vologda était devenu un classique. Mais au fond, il était resté fidèle à son héritage : comme son père Apollo, comme Hugo à Guernesey, comme Byron en Italie, il avait fait de l'exil une force créatrice. Il avait prouvé qu'on peut écrire de grands livres dans la langue de l'autre, à condition d'y mettre toute son inquiétude. L'exil, au final, c'était peut-être ça : apprendre à habiter la langue comme on habite un pays qui ne vous appartient pas tout à fait, mais où l'on peut quand même construire quelque chose de durable. Conrad y était arrivé. Il avait fait de l'anglais sa patrie définitive, sans pour autant oublier d'où il venait. Une belle revanche sur l'histoire, une victoire par K.O. de la littérature sur le déracinement. Voilà. L'histoire d'un homme qui a passé sa vie à traduire, d'une langue à l'autre, d'un pays à l'autre, de l'expérience vécue aux mots écrits. Un homme qui a fait de son exil sa signature, de son accent impossible son style. Au fond, tous les écrivains sont des traducteurs. Conrad l'était juste plus littéralement que les autres.|couper{180}
fictions
Brico Cash et autres maladresses
It doesn't stick or adhere. Given the barely concealed complaint received by email. People send you comments and you don't respond to them. Right. True, I can't say otherwise. However, I do read the comments. I read them all, the comments. Not just mine. And the impression each time is strange. A mixture of love, tenderness and clumsiness that's almost unbearable. So I read, it hurts, but I don't write comments anymore. Let that be said. Apart from sending my text from time to time to whoever's concerned. I try to say hello, here's this or that, best wishes. I could reduce it further, for sure. Just say here, take this. And nothing more. But respect, politeness, a minimum of civility all the same. I'm the one asking in this specific case. You have to put in a minimum of form. Then whether what I write pleases or not, big deal. I've come a long way on that front. After walloping my morning peepers so regularly, and my evening ones too from time to time - mustn't abuse good things though. What I mean is I've already had enough grief with people skills in painting that I'm not going to start all over again with writing. I can't stand three-quarters of people. That's not mean, what I'm saying. I already bore myself so much that I don't need some third party holding the candle. But maybe it's a character writing this, maybe. After all it says autofiction, that's not for nothing. Otherwise spent an hour wandering around the Brico Cash in Chanas waiting for them to mount my tires. I try to remember the names of the different brushes I looked at but nothing doing. Should have taken a photo. But then what would that serve, to say I know the names of all these brushes. To look like I know, nothing more. I did the same with loads of various powders for filling, sealing, coating surfaces of all descriptions. Same thing, really not much left that I don't already know a bit about. On this point of looking for new vocabulary, you go to all that trouble for not much in the end. You have to work with what you've got. It pleases, it doesn't please, doesn't matter. What matters is continuing to sit down right there, to open this word processor and get on with it, to take your little snail tongs and pull the worms from your nose bit by bit. So an hour. The weather was nice but nothing special, and especially much less hot. That'll be 10,000 kilometers, hardly more. I don't know where I'll be in 10,000 kilometers, I thought. Ça ne colle ni n'adhère. Vu la plainte à peine dissimulée reçue par mail. On t'envoie des commentaires auxquels tu ne réponds pas. Bon. C'est vrai, je ne peux pas dire le contraire. Cependant, je lis les commentaires. Je les lis tous, les commentaires. Pas que les miens. Et l'impression à chaque fois est étrange. Un mélange d'amour, de tendresse et de maladresse quasiment insupportable. Donc je lis, ça fait mal, mais moi je n'écris plus de commentaire. Que ce soit dit. À part pour envoyer mon texte de temps en temps à qui de droit. J'essaie de dire bonjour, voici ceci ou cela, amitiés. Je pourrais encore réduire, c'est sûr. Dire seulement tiens voici. Et puis pas plus. Mais le respect, la politesse, un minimum d'urbanité quand même. C'est moi le demandeur dans ce cas précis. Il faut mettre un minimum de forme. Ensuite que ça plaise ou non ce que j'écris, la belle affaire. J'ai bien avancé de ce côté-là. À force de me tamponner matinutinalement le coquillard, vespéralement itou de temps à autre, il ne faut pas non plus abuser des bonnes choses. Je veux dire que j'en ai déjà assez bavé comme ça de l'entregent avec la peinture que je vais pas m'y remettre avec l'écriture. Je ne peux pas blairer les trois quarts des gens. Ce n'est pas méchant ce que je dis. Je m'ennuie déjà tellement avec moi-même que je n'ai pas besoin d'un tiers d'une tierce qui tienne la chandelle. Mais peut-être que c'est un personnage qui écrit ça, peut-être. Après tout c'est marqué autofiction, ce n'est pas pour des prunes. Sinon passé une heure à errer dans le Brico Cash de Chanas en attendant qu'on monte mes pneumatiques. J'essaie de me souvenir des noms des différents pinceaux que j'ai regardés mais rien à faire. J'aurais dû prendre une photo. Mais ensuite ça servirait à quoi, à dire que je connais le nom de tous ces pinceaux. D'avoir l'air, rien de plus. J'ai fait pareil avec plein de poudres diverses et variées servant à reboucher, colmater, enduire des surfaces de tout acabit. Pareil, il ne m'en reste vraiment pas grand-chose que je ne sache pas déjà un peu. Sur ce point de chercher du vocabulaire neuf, on se met en peine pour pas grand-chose au final. Il faut faire avec ce que l'on a. Ça plaît, ça ne plaît pas, c'est pas important. L'important c'est de continuer à s'asseoir là exactement, à ouvrir ce traitement de texte et d'y aller, de prendre sa petite pince à escargot et de se sortir les vers du nez petit à petit. Donc une heure. Il faisait beau mais sans plus, et surtout beaucoup moins chaud. Ça vous fera 10 000 km, guère plus. Je ne sais pas où je serai dans 10 000 km, j'ai pensé.|couper{180}
fictions
Et pour finir
et pour finir Et pour finir la chaise épouse le fondement, bois sans coussin. Et pour finir le livre posé sur les genoux, immobile comme un chat guettant l'oiseau, gueule mi-ouverte. Et pour finir les mains reposent sur la couverture fraîche et la fraîcheur monte : pulpe des doigts, paume, poignet, avant-bras. Et pour finir parvient à l'épaule qui s'émeut, s'abaisse, dialogue en silence avec sa consœur : abaisse-toi donc aussi ma sœur. Le buste participe au colloque muet, veut aussi en être, fléchit mais pas trop. Et pour finir le crâne se sert du regard pour trouver là-bas la fissure dans le vieux mur. Le mur au-delà de la fenêtre sud. Le mur qui soutient la toiture de l'ancienne écurie devenue atelier. Une écurie qui dégage encore parfois le soir des odeurs de crottin si touchantes. Quatre murs de pisé dont un offre à l'œil une fissure sombre comme appui pour maintenir le crâne dans l'axe. Et pour finir parfois la paupière se fait lourde — porte qu'on referme ou qu'on rouvre, quelque chose de battant. Qui bat comme diastole et systole. Qui monte et descend comme la marée. S'il n'y avait pas de mur, s'il n'y avait ni atelier ni écurie, si c'était la mer avec ses vagues et l'œil qui divague cherchant un appui, une fixité impossible mais déjà presque gagnée par le mot qu'elle inspire. S'il n'y avait que la mer et l'œil s'amusant à rêver l'immobile au milieu du mouvement. Le crâne laisse décrocher la mâchoire d'aise, se met à renifler. S'il n'y avait que la mer clapotant jusqu'à cette ligne d'horizon où le vieux soleil plonge, éclaboussant le bleu-vert d'or et de sang. Les jambes en deviendraient dingues, danseraient la gigue. Les mains se transformeraient en poings pour soulever le corps qui, un instant debout, étonné d'être debout, s'approcherait de la fenêtre. Pourrait-il y avoir quelque chose de véloce pour marquer l'immobile ? Un oiseau qui plane, n'importe quel insecte, mais pas la pluie — trop de bruit et les petits cris étouffés qu'elle présage. Quelque chose qui rompe l'étendue pour l'agrandir encore, dit le crâne toujours à chercher avec les yeux écarquillés quelque chose et rien. Quelque chose qui bat comme un cœur, un rythme — n'allons pas chercher du sentiment là-dedans. Pour finir enfin le corps est debout devant le mur mer horizon infini : rien de net rien de flou, cette accommodation de l'entre-deux. La salive reflue, la langue sèche, un choix entre mouillé et sec pour en finir comme font toutes choses ici sans faire d'histoire. Sans faire d'histoire se rasseoir et considérer stoïquement la suite. Il faut que ces choses sans suite aient une suite en apparence, sinon rien. Le corps retrouve sa position de scribe, palimpseste immobile assis sur la chaise. Immobile est toujours une idée de vitesse qu'on ne voit pas. Immobile le corps se balance imperceptiblement d'une fesse sur l'autre en quête d'un équilibre par le déséquilibre. Imperceptiblement. Au ralenti ou au contraire à vitesse que l'œil ne peut capter. Le corps est là, le corps n'est plus là, il reste encore un peu la chaise, un peu la fenêtre, le mur, la mer, imperceptiblement ou au contraire à vitesse que l'œil ni le crâne ne peuvent capter. Le sexe est aussi là, il faut bien dire que le sexe fait semblant d'être immobile. Il l'est par la force des choses et il résiste aussi à la force des choses par la force des choses. Le sexe est là dans l'entrejambe, il ne fixe rien d'autre qu'un présent perpétuel pour ne pas sombrer dans le ridicule de l'avenir ou de la nostalgie. Le sexe a fait le boulot, il est au repos, s'il pouvait il irait s'asseoir avec sa canne à pêche au bord du fleuve pour faire semblant de faire quelque chose. Mais son lieu est l'entrejambe, il ne quitte pas son lieu, il reste sentinelle à contempler avec l'œil les fissures, sexe et œil compagnons de fissure. La main n'a jamais lâché le livre qui s'ouvre à nouveau, la paume puise la fraîcheur. L'épaule répond à l'autre pour un redressement auquel le buste se réjouit de participer. L'œil dérive de la fissure vers l'ombre du crépi. Revient à la fissure. De temps en temps descend vers les mains et peine à les reconnaître. L'œil connaît les mains à sa façon qui n'est pas la plus réelle. L'œil fabrique une image des mains qu'il conserve comme des bocaux dans l'obscurité d'une cave. Mais là, posées sur la couverture fraîche, ces mains semblent étrangères, presque empruntées. Revient à la fissure. Revient aux mains. Revient à l'ombre. il n'y a donc rien à voir ? se demande silencieusement le crâne. L'oreille n'a pas dit grand-chose pendant tout ce temps, elle devait penser à autre chose. Elle était concentrée intérieurement sur autre chose. Et c'est juste avant la fin du jour, juste avant que la grosse boule de feu tombe dans la fissure et y disparaisse qu'elle guette le bruit final. Est-ce que finir fait du bruit ? L'oreille a des avidités comme le sexe et l'œil, une faim de fin. Les pieds ne bougent pas, ils savent ce que ça coûte. Ils restent cois. Et moi alors, dit le livre, je sers à quoi ? Toi, dit la bouche sans desserrer les dents, tu seras le mot de la fin. and to end And to end, the chair embraces the seat, wood without cushion. And to end, the book rests on the knees, still as a cat watching a bird, mouth half-open. And to end, the hands rest on the cool cover, and the coolness rises : fingertips, palm, wrist, forearm. And to end it reaches the shoulder, which shifts, lowers, converses silently with its twin : lower yourself too, my sister. The torso joins the mute exchange, wants its part, bends a little, not too much. And to end the skull uses sight to find it there—the crack in the old wall. The wall beyond the southern window. The wall that still supports the roof of the former stable, now a workshop. A stable that sometimes still exhales in the evening a scent of dung, so touching. Four adobe walls, one offering the eye a dark fissure, a resting point to help the skull stay aligned. And to end, sometimes the eyelid grows heavy—a door that closes or opens, something that beats. Beats like diastole and systole. Rises and falls like the tide. If there were no wall, no workshop, no stable, if it were just the sea with its waves, and the eye wandering, looking for a hold, an impossible fixity already nearly achieved by the word it sparks. If it were only the sea and the eye, amused by dreaming stillness in the middle of motion. The skull lets the jaw loosen with ease, begins to sniff. If it were only the sea lapping at that horizon line where the old sun sinks, splashing blue-green with gold and blood. The legs would go mad, would dance a jig. The hands would turn into fists to raise the body that, upright for a second, amazed to be so, would again approach the window. Could there be something quick to mark stillness ? A gliding bird, any insect, but not the rain—too much noise and the small stifled cries it foretells. Something to fracture the vastness to enlarge it further, says the skull, always searching with widened eyes for something and nothing. Something that beats like a heart, a rhythm—let's not go searching for sentiment here. And to end, finally, the body stands before the wall-sea-horizon : nothing sharp, nothing blurred, this accommodation of the in-between. Saliva retreats, tongue dries, a choice between wet and dry, to end like everything here ends, without making a story. Without making a story, to sit back down and stoically consider what follows. These things without sequel must, it seems, have a sequel in appearance—or nothing. The body returns to its scribe’s posture, palimpsest seated motionless on the chair. Motionless is always an idea of speed we cannot see. Motionless, the body rocks imperceptibly from one buttock to the other, seeking balance through imbalance. Imperceptibly. In slow motion or, conversely, at speeds the eye can’t catch. The body is there, the body is no longer there, only the chair remains, a little, the window, the wall, the sea, imperceptibly or at speeds beyond both eye and skull. Sex is there too, let’s say it. Sex pretends to be motionless. It is so by force of circumstance, and resists by the same force. Sex is there, in the crotch, fixing on nothing but a perpetual present, so as not to fall into the ridiculousness of nostalgia or futurity. Sex has done its work. It’s at rest. If it could, it would sit by the river with a fishing rod and pretend to be doing something. But its place is the crotch. It doesn’t leave. It stands guard, watching cracks alongside the eye—sex and eye, companions of fissure. The hand has never let go of the book, which opens again, the palm drawing coolness. The shoulder responds to the other for a straightening in which the torso delights to take part. The eye drifts from fissure to shadow on the plaster. Returns to the fissure. Sometimes descends to the hands and struggles to recognize them. The eye knows hands in its own way, which isn’t the realest. The eye constructs an image of the hands, keeps it like jars in a cellar’s darkness. But here, resting on the cool cover, these hands seem foreign, almost borrowed. Returns to the fissure. Returns to the hands. Returns to the shadow. Is there nothing to see, then ? asks the skull in silence. The ear has said little this whole time ; it must have been elsewhere. Focused inward, on something else. And it is just before day's end, just before the great fireball drops into the fissure and disappears, that it listens for the final sound. Does ending make a sound ? The ear hungers too, like the eye and the sex—a hunger for ending. The feet do not move. They know what it costs. They remain quiet. And me, says the book—what am I for ? You, says the mouth, without unclenching the teeth—you will be the word of the end.|couper{180}
fictions
Baby Bud, ou le roman inachevé
Se mettre à dos parce qu'on est beau tout un équipage. Les anges bégaient lorsqu'ils tombent du ciel mais tout le monde s'en fout. Toute l'attention dont on dispose reflue vers la haine seule. L'affreux manque ingérable qui rend sourd aux bégaiements. Était-il ce Baby Bud, on ne le saura jamais. Le roman comme de nombreux autres restera inachevé c'est-à-dire qu'il bégaiera lui aussi et on dira que ce n'est pas fini. Voici qu'un roman tombe du ciel et qu'il est bien empêtré. La marée sert à cela. Elle monte puis redescend. Après les haines sourdes, la petite musique du hasard. Quelqu'un a dit que Baby Bud pouvait vieillir puis s'est vite repris. Inconcevable. On le tuerait avant. Car autant on déteste la perfection, autant on l'adore — vieux veau d'or qu'on vénère à genoux. Ce qu'une histoire raconte le mieux c'est quand il n'y a pas d'histoire. Circulez il n'y a rien à voir, rien à entendre à part ce bourdonnement personnel, ce minuscule théâtre de poche. Il distribuait des phrases comme on distribue les cartes, avec cette lassitude des vieux qui cherchent encore leur hargne. Tout en sachant que peine perdue, ils se dispersent. Ils n'ont plus que le désir de dispersion qui les tient encore dans une sorte de cohérence. Vous vouliez un début un milieu une fin, vous vouliez tout cela. Je m'en souviens a dit quelqu'un, puis il s'est tu pour laisser le silence donner du sens à la question. Les gens n'ont pas fait attention, évidemment ils voulaient un début, un milieu une fin. Le clochard assis sur des cartons était ce vieux Baby Bud qui a échappé à son destin. Il a une sale gueule mais son œil est d'un bleu limpide — ça pourrait faire penser à une histoire, mais on dira encore que ce qui fait penser à une histoire, pas la peine d'en faire toute une histoire. ***************************************************************************************************** Turn a whole crew against you just by being beautiful. Angels stutter when they fall from heaven but nobody gives a damn. All the attention we have flows back toward hatred alone. The awful unmanageable lack that makes you deaf to stuttering. Was he that Baby Bud ? We'll never know. The novel like many others will remain unfinished which is to say it will stutter too and we'll say it's not done. Here's a novel falling from the sky and it's all tangled up. The tide serves this purpose. It rises then falls back. After the deaf hatreds, the little music of chance. Someone said Baby Bud could grow old then quickly took it back. Inconceivable. We'd kill him first. Because as much as we hate perfection we adore it—old golden calf we worship on our knees. What a story tells best is when there's no story. Move along nothing to see here, nothing to hear except this personal humming, this tiny pocket theater. He dealt out sentences like dealing cards, with that weariness of old men still hunting for their rage. Knowing full well it's hopeless, they scatter. They have only the desire for scattering left, which still holds them in a kind of coherence. You wanted a beginning a middle an end, you wanted all that. I remember, someone said, then fell silent to let the silence give meaning to the question. People didn't pay attention, obviously they wanted a beginning, a middle an end. The bum sitting on cardboard was that old Baby Bud who escaped his destiny. He has an ugly mug but his eye is liquid blue—could make you think of a story, but we'll say again that what makes you think of a story, no point making a whole story out of it.|couper{180}
fictions
Le désir ?
À un moment, l’immobilité était devenue intenable. Il fallait faire un geste, n’importe lequel. Tailler dans le vif semblait une solution. Mais ce qu’il tenait entre ses doigts n’avait ni lame ni manche. Ce n’était pas un couteau. Ce n’était même pas un objet. Juste une forme, peut-être un souvenir de forme. Le fantasme d’un acte. Il le savait déjà : ce serait encore un coup porté dans le vide. Un geste sans matière, une attaque contre rien. Pas même une douleur réelle. Juste le besoin qu’il y en ait une. La douleur de ne plus ressentir la douleur. Voilà ce qui restait. Ne plus savoir où ça fait mal, ni si ça fait encore mal. Gratter, chercher un point sensible, provoquer une réaction : rien. Le silence complet. Et alors, la peur devient autre chose. Ce n’est plus la peur d’avoir mal, c’est la peur de ne plus être atteint. D’être déjà passé de l’autre côté, peut-être. D’être devenu imperméable, sans l’avoir voulu. Restait cette main. Sa main. Elle cherchait encore. Pas au centre. À la périphérie. Là où il pourrait subsister quelque chose. Un appui. Une résistance. Une matière. Un coin de table, un angle froid, un souffle presque humain. Quelque chose à quoi s’agripper. Pas pour revenir en arrière. Juste pour s’assurer que ce n’était pas encore tout à fait fini. La fin de Catastrophes, la revue, c’était peut-être un jalon. Ou alors ce livre feuilleté, Chronique imaginaire de la mort vive. À moins que ce ne soit encore cette vieille manie de tâtonner, en quête d’hétéronymes, de voix multiples, de pistes secondaires. Une forme de dispersion, oui, mais pas sans direction — un désordre orienté. Et puis plonger dans Les Haleurs, buter sur lato sensu, stricto sensu, ces mots qui veulent tout encadrer, tout préciser, alors que ce qu’il cherche n’a pas de bord. Plus il essaie de s’élancer vers un avenir centripète, cohérent, structuré, plus l’obsession centrifuge se creuse. Une béance. Quelque chose tourne, mais autour de quoi ? Rien ne se laisse prendre. Pas même lui. Un instant, la lecture de Bachelard l’a apaisé. Il a marché avec lui, dans le sens de l’eau, au fond d’un vallon, comme il disait. Il voyait presque la mousse sur les pierres, entendait la clarté du ruisseau. C’était simple. Apaisé, oui. Mais très vite, il l’a salué. Il ne pouvait pas revenir en arrière. Impossible de bourrer sa pipe comme jadis d’Amsterdamer, de se donner des airs. Ce genre d’image ne tenait plus. Pas plus que le feu dans l’âtre ou la tasse de thé pensif. Tout ça, c’était fini. Il le savait, et il marchait seul désormais. Encore ce matin, il a vaguement répondu à un message. Il disait quoi, déjà ? Une déception. Il a voulu aider, sans doute. Mais à la fin, c’est surtout lui que ça soulageait. Alors il s’est tu. Il est rentré chez lui — si on peut encore appeler ça comme ça. Il avançait en tâtonnant, testant la solidité des repères. Rien ne tenait. Tout s’évanouissait dès qu’il effleurait. C’était l’ombre d’un désir, peut-être. Quelque chose qui partait d’un centre gelé, en quête de chaleur, sans jamais la trouver. The Desire ? At some point, stillness became untenable. A gesture had to be made—any gesture. Cutting to the quick seemed like a solution. But what he held between his fingers had neither blade nor handle. It wasn’t a knife. It wasn’t even an object. Just a shape, maybe the memory of a shape. The fantasy of an act. He already knew : it would be another blow into the void. A gesture with no substance, a strike against nothing. Not even real pain. Only the need for there to be some. The pain of no longer feeling pain. That’s what was left. Not knowing where it hurts, or if it still does. Scratching, searching for a tender spot, trying to provoke a response—nothing. Absolute silence. And then fear turns into something else. It’s no longer fear of hurting, it’s fear of being unreachable. Of having already crossed over, maybe. Of having gone impermeable without meaning to. There was still the hand. His hand. Still searching. Not at the center. At the edges. Where something might remain. A grip. A resistance. A texture. The corner of a table, a cold edge, a nearly human breath. Something to hold on to. Not to go back. Just to be sure it wasn’t all over yet. The end of Catastrophes, the literary journal, maybe that was a marker. Or the book he flipped through, Imaginary Chronicles of Living Death. Unless it was just the old habit of groping, chasing heteronyms, alternate voices, side paths. A kind of dispersion, yes—but not aimless. A structured disorder. And then diving into Les Haleurs, stumbling over lato sensu, stricto sensu, those words that try to lock everything in, spell everything out, when what he’s after has no frame. The more he tries to hurl himself toward a centripetal, coherent, structured future, the more the centrifugal pull hollows out. A breach. Something is spinning, but around what ? Nothing will hold. Not even him. For a moment, reading Bachelard brought calm. He walked with him, following the current, down into the hollow of the valley, just as he described it. He could almost see the moss on the stones, hear the clarity of the stream. It was simple. Calming, yes. But very soon he took his leave. There was no going back. No way to pack his pipe with Amsterdammer, give himself that air. That kind of image didn’t hold anymore. No more than the fire in the hearth or the pensive teacup. All of that was over. He knew it. He walked alone now. Earlier this morning, he vaguely replied to a message. What did it say again ? Something about disappointment. He meant to help, he thinks. But in the end, it mostly helped him. So he went quiet. He came home—if it can still be called that. Feeling his way forward, testing the strength of his bearings. But nothing held. Everything vanished at the slightest touch. It was the shadow of desire, maybe. Something leaving a frozen center in search of warmth, never quite finding it.|couper{180}
fictions
Un entretien des plus curieux — Chicago, automne 1925
Chicago, automne 1925 La pluie battait les pavés de Clark Street avec une régularité d’automate. Lovecraft, engoncé dans un manteau trop mince, le col relevé contre le vent d’automne, hésita devant la porte vitrée sur laquelle on lisait en lettres dorées, un peu passées : “Yogi Publishing Society — Sagesse orientale et sciences mentales.” Il n’était pas là par conviction, mais par curiosité. Depuis quelques mois, il vivait à New York, rue Clinton, et profitait parfois de billets promotionnels pour visiter d’autres villes. Chicago l’attirait peu — trop neuve, trop rapide — mais il avait entendu parler d’un certain Atkinson, auteur d’ouvrages étranges que l’on trouvait dans les étagères les plus sombres des librairies. Il avait même hésité, au moment de réserver son billet, à rester à New York pour aller voir cette comédie musicale dont tout le monde parlait à Broadway : Sunny. La perspective d’un théâtre brillant lui avait traversé l’esprit, comme un mirage. Mais ici, dans cette rue détrempée, ce n’était pas le glamour de Broadway qui l’attendait. Un certain Mr. W. W. Atkinson, dont un correspondant amateur lui avait vanté la verve littéraire et les écrits singuliers, acceptait de le recevoir dans son bureau privé. « Monsieur Lovecraft, entrez. Je suis honoré. J’ai lu votre Dagon, dans The Vagrant, il y a quelques années. Une fable courte, mais… viscérale. Vos monstres ont un parfum de vérité. » La pièce était sobre : tapis râpé, rayonnages surchargés, rideaux épais, odeur de vieux papier et d’encens à peine dissipée. Un poêle de fonte dispensait une chaleur inégale. Lovecraft, transi, s’assit sans ôter ses gants. « J’écris des récits, monsieur Atkinson. Des fictions matérialistes dans des vêtements anciens. Vos idées, elles, ont l’ambition du réel. » Atkinson souriait derrière ses lunettes rondes, les mains croisées sur son livret doré. « Vous croyez à l’effondrement, à l’incommensurable, à l’indicible... et vous me reprocheriez de croire à l’ascension de l’esprit ? » Lovecraft pinça les lèvres. « Je ne crois à rien, monsieur. Je constate. L’homme est un animal apeuré sous un ciel aveugle. Vous, au contraire, vous rêvez d’un empire mental où la volonté dicterait ses lois au cosmos. Une sorte de protestantisme extatique, augmenté d’ésotérisme. » Atkinson pencha la tête, amusé. « N’est-ce pas une foi, ça aussi ? Croire que le monde est indifférent, que tout échappe à l’esprit, c’est encore croire en quelque chose. » « Non. C’est renoncer. Et dans ce renoncement, il y a une lucidité que vos adeptes ne supportent pas. Le New Thought – car j’ai lu quelques-uns de vos textes – n’est pas une philosophie. C’est un narcotique. Une Amérique rêvée où l’échec n’existe que dans l’esprit du faible. » Atkinson se leva. Il tourna autour du poêle, lentement. « Vous préférez le destin courbe d’un homme broyé, alors que je vous propose l’autocréation ? Vous construisez des horreurs pour montrer que l’homme n’est rien ; j’écris pour lui rappeler qu’il peut tout. » Lovecraft se redressa, fixant le regard de son hôte. « Et s’il n’y avait pas de vérité dans cette autocréation ? S’il ne restait que l’image d’un homme qui parle à son reflet en pensant gouverner l’univers ? » Un silence, plus lourd que le plomb. Puis Atkinson, d’une voix douce : « Alors mieux vaut rêver en bâtisseur qu’échouer en spectateur. » Ils parlèrent encore un moment, poliment, froidement. Puis Lovecraft se leva, remercia, salua. Avant de partir, Atkinson lui tendit un mince livret à couverture dorée : Le Kybalion. « Gardez-le. Si jamais vos angles impossibles demandent une clef. » Dans le train du retour vers New York, Lovecraft lut le livret, d’abord avec dédain, puis avec un certain malaise. Il y avait ce passage, sur le Rythme, cette oscillation de toutes choses, qui fit naître en lui une idée... Quelques semaines plus tard, il écrivait Nyarlathotep. Chicago, Autumn 1925 An Account from My Travel Notebook — “Concerning a Most Curious Interview” Howard Philips Lovecraft Sept.2025 To the Venerable and Esteemed Matron of Angell Street, Providence, I must confess that my recent expedition to Chicago — a city which I had heretofore regarded with some disdain, finding it altogether too modern, too bustling, too flat in spirit — has yielded an incident of some peculiarity, which I thought you might find of interest. It was on a sodden October afternoon, under a sky the colour of old pewter and amidst a rain as mechanical in its insistence as the ticking of some infernal clock, that I found myself before a small, somewhat faded establishment on Clark Street bearing the portentous title : “Yogi Publishing Society — Eastern Wisdom and Mental Sciences.” One would laugh, were it not so eerily inviting. I had come not from any personal yearning for “wisdom,” as these commercial gnostics dub it, but rather out of a morbid curiosity — that same intellectual morbidity which has led me to examine old grimoires and sallow almanacs in the darkest alcoves of Manhattan’s used-book stalls. A fellow amateur from Providence had written of a certain Mr. William Walker Atkinson, a “literary mystic” known for prolix volumes of metaphysical optimism, and I had made arrangements — half out of boredom, half in jest — to meet him. Truth be told, I had considered remaining in New York that week, for there was considerable talk of a new musical comedy, Sunny, opening at the New Amsterdam. It had been described as light, sparkling, and suffused with gaiety — all of which, despite my usual disdain, did tempt me for an evening. Alas, I chose Chicago. Mr. Atkinson received me in a sparse study, warm with a cast-iron stove, redolent of burnt incense and cheap glue. He was a mild-looking man, bespectacled and courteous, with a manner that suggested both solicitor and sage. “I’ve read your Dagon,” he said, clasping my hand. “There is a peculiar truth in your monsters.” I offered him a wan smile and replied : “And I have perused your Kybalion, sir. There is a peculiar fiction in your truths.” Thus began our conversation, which I shall attempt to reproduce with fidelity, though words can scarcely convey the dissonance of tone between us. “You portray collapse,” said he, “the ineffable, the ungraspable... and yet you reproach me for asserting the ascent of spirit ?” “I assert nothing,” said I. “I observe. Man is a frightened mammal beneath an indifferent sky. You, on the other hand, dream of a mental empire where will commands matter — a kind of Protestant mysticism fattened upon Oriental dressing.” He smiled, amused. “Isn’t that a belief as well — that all is meaningless, and we must cower before chance ?” “No,” I said. “That is clarity. And in that clarity lies a courage your disciples cannot endure. New Thought, as you call it, is not a philosophy. It is narcotic. A dream-America where failure is but a mental blemish.” He rose then and paced slowly around the stove. “You prefer man broken,” he said, “while I offer him self-creation. You conjure horrors to prove we are nothing ; I write to prove we are everything.” “Perhaps,” I said, “there is no truth in such creation. Perhaps it is but a man speaking to his own reflection, mistaking echo for cosmos.” There was a silence then — ponderous and final. At last, Atkinson spoke softly : “Better to dream as a builder than fail as a spectator.” We exchanged parting pleasantries. As I stood to leave, he offered me a thin golden booklet — The Kybalion. “Keep it,” he said. “In case your impossible angles seek a key.” I boarded the train eastward with no intention of opening the thing. But somewhere beyond Cleveland, I turned a page. There was a passage — on Rhythm, the pendulum-swing of all things — that touched a nerve. That night, in a notebook, I scratched a phrase. A few weeks later, it became a story. Nyarlathotep.|couper{180}