fictions
Fictions courtes, microfictions et feuilletons : des récits brefs où réalisme et fantastique se frôlent. Autofiction, mythes réécrits, visions urbaines et rêves lucides — à lire vite, à relire lentement.
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Cantine des démunis
La première cantine du monde serait née à Lannion Refrain absurde Saupoudre et remue ! Tourne la louche et fais danser la soupe ! Les fourchettes trottent, les assiettes chantent, Et le chaudron, là-bas, murmure : « Encore ! Encore ! » Gamelles, marmites, faitouts, chaudrons Gamelles, marmites, faitouts, chaudrons. Cocottes noires, casseroles cabossées, poêles ventrues. Saladiers ébréchés, plats creux, plats ronds, plats longs. Bassines en acier, cuves en plastique, bidons griffés de signes, Et les chaudrons encore, ventre ouvert sur les flammes. Refrain absurde Soupe à l’envers, ragoût qui s’enfuit ! La louche s’égoutte et la poêle applaudit. Frappe la table et chante les restes ! Matières premières Farines de blé, de seigle, de rien. Riz blanc, riz brun, riz sans âge. Pommes de terre terreuses, betteraves endormies, oignons qui pleurent. Carottes torses, choux qui grincent, navets oubliés. Et là : lentilles par sacs, pois cassés, haricots durs comme la faim. Refrain absurde Oignons au plafond, carottes en prière, Haricots qui rient et navets qui se perdent ! Les miettes courent et le pain fait des bonds ! Épices et condiments Huile ancienne, et rances, vinaigre acide, sel blanc comme l’oubli. Paprika des jours gris, cumin fendu, muscade endormie dans un rêve d’enfance. Bouillons noirs, cubes dorés, herbes invisibles froissées par des mains qui n’existent plus. Sauces acides, ketchup sucré, relents d’épices venues d’un autre monde. Refrain absurde Sel qui danse, poivre qui tousse ! La muscade s’échappe et le vinaigre siffle. Coups de louche, tambour des casseroles ! Couverts Couteaux lourds, couteaux fins, couteaux tordus. Cuillères larges, cuillères longues, louches qui tournent sans fin. Fourchettes maigres, piques cassées, passoires percées. Écumoires et râpes, ciseaux rouillés, fouets fouettant l’air comme des sorts. Refrain absurde Fouet qui crie, écumoire qui dégraisse ! Couteaux bavards et louches timides ! Silence des râpes, et voilà qu’elles mordent ! Recettes Et les recettes ? Ah ! Les recettes, elles aussi ânonnent leur litanie : Soupe claire, soupe épaisse, soupe de restes. Riz collé, riz sauté, riz brûlé. Ragoût d’hier, omelette d’aujourd’hui, pain noir du jour, pain dur de demain. Refrain absurde La soupe rigole, le riz rougit ! Les restes murmurent : « Mangez-nous, mangez-nous ! » Et l’omelette s’étale, sans fin ni début. Convives Ici, dans cette cuisine, dans cette cantine sans lumière, les assiettes se tendent vers les mêmes noms : L’Innommable à Pieds Nus, Celui-Qui-Marche-Dans-La-Pluie, Faim-Noire, Gorge-Fermée, Petit-Poing-Dans-La-Poche. Les yeux regardent sans voir, ils appartiennent à : Grande-Larme-Coulante, La Vieille-Échine, Nez-Coupé, Lèvres-Blanches, Silence-Des-Deux-Jours. Ils attendent tous, ces convives-là, des portions chantées. Ils mâchent des prières au sel, avalent des morceaux de rires oubliés. Chaque bouche appelle. Chaque bouche bénit : la louche, le ragoût, la soupe encore chaude. Refrain absurde Mains tendues, bouches ouvertes, La faim crie, les assiettes chantent, Et le chaudron murmure encore : « Encore ! Encore ! » Chorale de fin Dans cette cantine aux casseroles cabossées, chaque gamelle n’a pas de pot. Chaque couteau trace un cercle. Chaque assiette attend. Chaque nom, chaque corps, chaque bouche : un refrain qui s’efface, un écho qui reste, une note tenue dans le silence du soir.|couper{180}
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Le château, le parc, les limites.
(Un espace vide. Une lumière froide éclaire des ombres indéfinies. Par instants, une ombre massive s’impose, évoquant la silhouette d’un château. Les voix se succèdent, parfois se chevauchent. Elles apparaissent comme des entités autonomes. Pas de corps visibles, sauf pour l’ENFANT et le RECTEUR G., qui entrent et sortent de l’espace à leur rythme.) LE CHÂTEAU (Voix grave, lente, résonnante.) Je suis ici depuis toujours. Pierre sur pierre, mémoire sur mémoire. Ils passent. Je reste. Je les observe sans bouger, et je les dévore. LE PARC (Voix mouvante, éparpillée, presque mélodique.) Je frémis ! Je murmure ! Je m’étire dans le vent ! Ils courent ! Ils chutent ! Ils m’arrachent des feuilles, et je les rends toujours. Franchis-moi, si tu oses ! L’ENFANT (Entrée en courant. Voix vive mais hésitante.) C’est ici ! C’est ici qu’ils sont morts. Et pourtant, c’est ici qu’on joue. Pourquoi les murs nous regardent ? Pourquoi les pierres respirent ? Je cours, je cours, mais les arbres sont si grands, et derrière eux, il y a… il y a… LA LIMITE (Un murmure qui surgit, coupant l’ENFANT. Elle parle par fragments, comme une pensée qui traverse l’esprit.) Ne viens pas. Viens. Tu vois la ligne ? Non, tu ne la vois pas. Viens quand même. Tu veux me toucher ? Tu veux me briser ? Viens ! Mais laisse tout derrière toi. (Murmure plus fort, comme une incantation.) Les os. Les corps. Les ombres. Les rires. LE RECTEUR G. (Entrée brusque. Il parle avec une rigidité presque mécanique, ses mots tombent comme des pierres.) Silence. Les règles ne bougent pas. La prière avant tout. Le parc est interdit. (Le regard fixe, vers l’ENFANT.) Tu crois pouvoir courir ? Franchir ? Mais les pierres te regardent. Elles te regardent. UN PRÊTRE (Voix monocorde, détachée, presque sans vie.) Les enfants grattent les murs. Ils cherchent des secrets dans les fissures. Mais il n’y a que du vide. Du vide et des souvenirs qui ne leur appartiennent pas. (Pause.) Nous avons survécu, mais nous ne vivons pas. Nous gardons ce qui ne peut être gardé. Nous reconstruisons, chaque matin, le château qui s’écroule. L’ENFANT (Regardant le RECTEUR G., mais s’adressant au public.) Pourquoi est-il si grand ? Ou bien… suis-je si petit ? (Se tournant vers les ombres du parc.) Les prêtres disent que c’est interdit, mais c’est pour ça qu’on y va. On y court, on y tombe, et parfois, on n’en revient pas. LA LIMITE (Toujours murmurante, mais plus insistante. Elle semble répondre à l’ENFANT.) Tu crois franchir ? Tu crois passer ? Mais je suis partout. Au bord de ton regard. Au fond de tes rêves. (Elle rit, d’un rire fragmenté.) Tu m’aimes, n’est-ce pas ? Parce que je te défie. LE RECTEUR G. (Fermement, avec colère.) Retourne en arrière ! (À l’ENFANT, mais aussi à lui-même.) Tu ne vois pas ? Ces ombres t’engloutissent ! Elles t’appellent, mais elles te briseront. Elles m’ont brisé. (Se reprend brusquement.) Silence. Discipline. LE CHÂTEAU (Reprenant, lentement, comme une sentence.) Ils sont tous passés. Tous ont cru franchir, mais ils sont restés ici, en moi. (Le ton se fait presque mélancolique.) Je suis pierre. Je suis mémoire. Je garde tout, même ce qu’ils veulent oublier. (Plus bas, presque inaudible.) Les enfants courent. Les prêtres prient. Mais moi, je veille. Toujours. LE PARC (Avec un souffle léger, comme un écho.) Cours, enfant. Cours ! Les limites n’existent pas. Ou peut-être que si. Mais tu ne le sauras qu’après les avoir franchies. L’ENFANT (S’arrêtant, hésitant à franchir une ligne invisible.) Je vois les limites. Je ne vois rien. (Se tournant vers le public, en chuchotant.) Et si ce n’étaient pas elles qui me retenaient ? Et si c’était moi ? (L’ENFANT tend une main vers un point invisible, mais n’avance pas. Un long silence s’installe. Les lumières s’éteignent progressivement, laissant le murmure de LA LIMITE résonner dans le noir.)|couper{180}
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Un puits sans fond
C’est au Vatican que mes visions ont commencé à prendre forme. Jusqu’alors, elles n’étaient que des ombres sans consistance, des murmures indistincts qui rampaient dans mes nuits comme des entités noires. Mais sous la coupole de Saint-Pierre, face à la perfection des mosaïques et au silence qui habite les basiliques, mes cauchemars ont trouvé leur écho. Quelque chose, ou quelqu’un, s’est éveillé. Un jour, je suis tombé sur cette boîte. Une boîte d’archives anodine, posée parmi des centaines d’autres, dans une salle aux plafonds bas, à laquelle j'accèdai à la fois par hasard et par un escalier en colimaçon. Je n’avais rien à y faire. Officiellement, j’étais à Rome pour une simple recherche universitaire, un prétexte pour fuir l’inquiétant chaos habitant mes pensées. L’objet semblait m’attendre, comme s’il avait été placé là pour moi. Elle portait une étiquette effacée par le temps : une date – 1871 –, et en dessous une série de lettres incompréhensibles, gribouillées comme si la main qui les avait écrites tremblait. Je l’ai ouverte. À l’intérieur, un fouillis chaotique : des photographies aux bords dentelés et jaunis, des notes manuscrites, un plan dessiné à l’encre noire. En temps normal, j’aurais refermé cette boîte, la remettant à la poussière et l'oubli. Mais quelque chose – une présence, une force froide – m’a poussé à fouiller. Et dès les premières images, j’ai compris que je venais de toucher une matière toxique, quelque chose qui allait creuser un abîme sous mes pieds. Les photographies étaient impossibles. Sur l’une d’elles, un disque métallique flottait dans l’air, suspendu sans câbles, sa surface polie réfléchissant une lumière que je ne pouvais identifier. Sur une autre, des hommes, habillés en soutanes, posaient devant une structure qui ressemblait à un mécanisme d’ascenseur – mais pas un ascenseur comme nous en connaissons aujourd’hui : celui-ci avait une apparence biomécanique, comme s’il avait été sculpté dans un métal vivant. Puis il y avait ce plan : une coupe transversale de la Basilique Saint-Pierre et de ses sous-sols, annotée de chiffres précis, presque obsessionnels. Une ligne verticale plongeait dans le papier, traversant les sous-cryptes, les catacombes, et s’arrêtait à une profondeur vertigineuse. Quelque chose attendait là, sous nos pieds. Je ne devrais pas être aussi précis. Je ne devrais pas me rappeler les dates, les noms, les lieux. Mais ils sont là, gravés dans mon esprit comme des griffures. J’ai compris, en lisant les notes qui accompagnaient ces images, que l’ascenseur avait été découvert en 1871, pendant des travaux de restauration. Un ouvrier nommé Giovanni avait trouvé, par hasard, une dalle étrange dans une crypte. En la dégageant, il avait ouvert une porte, littéralement, vers un autre monde. L’ascenseur descendait. C’est tout ce que je pouvais lire entre les lignes nerveuses des manuscrits : il descendait, plus bas que tout ce que l’esprit humain pouvait concevoir. Certains parlaient d’une salle circulaire, d’une sorte de sas sans fenêtres, mais les descriptions s’arrêtaient là, brutalement, comme si les mots eux-mêmes refusaient de se poser sur ce qui se trouvait plus bas. Et puis cette phrase, que j’ai retrouvée griffonnée à plusieurs reprises dans la marge des documents : « Celui qui descend ne remonte jamais intact. » En lisant cela, une nausée m’a pris, une impression vertigineuse que j’avais déjà descendu cet ascenseur, dans mes rêves ou mes cauchemars. Chaque nuit, je voyais ce puits noir, cette chute interminable. Ce n’était pas un souvenir. C’était une certitude. Ils l’appelaient « le Propriétaire ». Les notes, rédigées en latin, en italien et parfois dans un mélange confus des deux, décrivaient une rencontre qui, si elle avait eu lieu, devait redéfinir tout ce que nous croyons savoir sur notre histoire. Le Propriétaire, disaient-ils, n’avait pas de forme fixe. Ses contours changeaient, s’effaçaient, se recomposaient. Il n’était pas humain. Pas tout à fait. Les rares témoins qui l’avaient vu – des cardinaux triés sur le volet, des diplomates choisis pour leur loyauté – avaient tous fini dans la folie ou le silence absolu. Dans une note datée de 1902, un cardinal racontait en tremblant sa rencontre avec lui : « Il m’a vu. Il connaissait mon nom avant que je ne me présente. Il savait tout de moi. Il n’a pas parlé, mais sa voix s’est imposée dans ma pensée, comme un murmure, un ordre. J’ai compris que nous n’étions que des pions sur son échiquier. » Selon les documents, cette entité vivait depuis des siècles dans les profondeurs terrestres. Elle régnait sur un réseau souterrain, une civilisation avancée et oubliée. Le Vatican aurait conclu des accords avec elle : des échanges de technologie contre des ressources terrestres – de l’or, des métaux rares, mais aussi des « données ». Cette partie reste floue, mais il est question d’observations humaines : comportements, prières, confessions. Je referme la boîte. Mon souffle est court, mes mains tremblent. J’ai toujours cru que mes visions étaient le produit d’un esprit malade, d’un traumatisme enfoui, mais tout ici semble confirmer l’inverse : mes cauchemars sont réels. Ils sont les traces d’une mémoire ancienne, quelque chose qui m’a traversé sans jamais s’effacer. Je quitte la salle des archives, mais je sens que je ne suis pas seul. Une présence me suit, me presse. Dans les couloirs du Vatican, chaque pierre semble hausser les sourcils à mon passage , chaque ombre s’étire comme une main prête à m’attraper. Cette nuit-là, je rêve de l’ascenseur. Je suis dedans, je descends. Et cette fois, je sais que je ne remonterai pas intact.|couper{180}
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feu rouge
Je ralentis à l’approche du carrefour. Le feu passe à l’orange. Je freine doucement et amène la voiture à un arrêt juste sous le feu. J’ai jeté un coup d’œil à l’horloge : 18h34. La lumière du soleil, un peu basse, traverse le pare-brise. J’ai baissé la vitre pour laisser entrer un peu d’air. Ça sent le goudron et l’herbe coupée. Je pose ma main sur le levier de vitesses, mon pied sur la pédale de frein. Je suis immobile. Une femme traverse sur le passage piéton. Elle porte un manteau beige et tire un chariot de courses à moitié plein. Je la regarde sans vraiment la voir. Dans ma tête, je pense au dîner. Peut-être des œufs. Il doit en rester, je crois. Devant moi, le feu rouge brille. Il a quelque chose de rassurant, avec son intensité presque parfaite. Je pense à mes clés. Est-ce que j’ai bien fermé la porte ce matin ? Oui, sûrement. Je pense toujours à ce genre de trucs inutiles quand je n’ai rien d’autre à penser. Alors j’attends, sans me presser, en laissant ces pensées flotter et disparaître. Le feu passe au vert. J’embraye, mais je ne bouge pas. Pendant une seconde, peut-être moins, je suis comme figé. Je ne sais plus où je suis. Ce carrefour, cette lumière, ce levier de vitesses — tout me paraît étrangement familier, et pourtant étranger. D’où je viens ? Où je vais ? Je n’en sais rien. Je reste là, les mains sur le volant, immobile. Une voiture klaxonne derrière moi, et ça me ramène. Je relâche l’embrayage et j’accélère doucement. La voiture avance, comme si rien ne s’était passé. En face, une camionnette arrive dans l’autre sens. Le conducteur a une cigarette à la main. Il tapote sur son volant au rythme d’une musique que je n’entends pas. La fenêtre de sa camionnette est ouverte. Il a l’air détendu, à l’aise. Je me concentre sur la route. Mes gestes reviennent d’eux-mêmes. Je change de vitesse, je vérifie les rétros. Tout redevient normal. Mais cette seconde étrange, ce moment où je me suis perdu, reste là, quelque part, en arrière. J’ai été dehors. Ce n’était pas ici, ce n’était pas vraiment un endroit, mais j’y étais. Je pense à la routine. Combien de fois j’ai freiné comme ça ? Combien de fois j’ai attendu que le feu passe au vert, que tout reparte ? Ces gestes me mènent toujours quelque part, sans que j’y pense vraiment. Je continue à conduire. La rue est calme. Les arbres défilent. J’ai ralenti pour un virage, puis j’ai repris un peu de vitesse. Tout est normal maintenant, presque trop normal. Mais je sens encore cette seconde qui flotte, cette faille. J’étais là, dans la voiture. Je conduisais. Je savais où j’allais. Maintenant aussi, je sais où je vais : je rentre chez moi.|couper{180}
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Le double
1952_Study-for-Crouching-Nude- F.Bacon Je ne me souviens plus du moment où il a cessé de parler. Je crois que c’était le jour où j’ai rencontré Jessica. Elle est arrivée avec ses tresses et son accent américain, sa robe jaune qui tranchait contre le vert sombre des herbes hautes. Elle parlait peu, mais chaque mot semblait chargé d’une gravité qui me fascinait. J’ai voulu lui montrer les choses que j’aimais : les insectes, les pousses de lierre entre les pierres, les ombres mouvantes sur le mur quand le soleil baissait. Elle regardait tout ça sans rien dire, avec un sourire léger. Ça m’a suffi. Pour la première fois, j’ai ressenti ce qu’on appelle l’amour. Une chaleur qui montait en moi, à la fois douce et déchirante. Lui, mon double, n’a pas supporté ça. Il m’a regardé d’un air moqueur, comme s’il ne comprenait pas ce que j’étais devenu. « Tu es ridicule », semblait-il dire. Puis il s’est tu. Jessica n’est pas restée. Ce n’était qu’un été pour elle, une parenthèse lumineuse dans sa vie. Pour moi, son départ a tout changé. Le monde a perdu quelque chose. Les pavés sous mes pieds paraissaient plus ternes, les ombres plus lourdes, le vent dans les peupliers ressemblait à une plainte. Je me suis senti seul. Vraiment seul. C’est là que j’ai commencé à voir par les yeux de mon double. Pas parce que je le voulais, mais parce qu’il n’y avait rien d’autre. Il était là, silencieux, terne, maussade, mais présent. Je n’ai pas eu le choix. Quand on se sent vide, même un double grisâtre peut devenir une compagnie acceptable. « Je t’avais prévenu », disait-il parfois, sa voix basse comme un écho dans ma tête. J’ai commencé à faire des choses que je ne comprenais pas. D’abord des broutilles : un paquet de bonbons volé, quelques pièces prises sur une étagère. Puis, c’est devenu plus grave. Un billet dans la caisse des grands-parents. De l’argent pris dans le portefeuille de mon père. À chaque fois, j’entendais un murmure en arrière-plan, presque tendre, comme si c’était lui qui tirait les ficelles. Peut-être que je le faisais pour lui. Peut-être que c’était ma manière de lui dire : « Tu es toujours là. » Contre mauvaise fortune bon cœur, disait mon grand-père. J’ai fini par comprendre ce que ça voulait dire. Parfois, on n’a pas le choix. Quand on est vide, on s’accroche à ce qu’on trouve. Même si c’est un double terne et maussade de soi-même. Même si ce n'est que lui.|couper{180}
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Traversée du ghetto de Venise
Au début c'est inconscient, alors on cherche des raisons, parce qu'on a à la fois peur de sa propre peur comme de son propre désir.|couper{180}
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Elles veulent qu’on se souvienne-4
Le matin où je me suis réveillé et où j’ai su qu’il était parti, tout semblait normal. La lumière traversait la fenêtre, coupant la pièce en deux, entre l’ombre bleutée des murs et le jaune poussiéreux du parquet. Le silence avait quelque chose d’épais. Je suis resté longtemps assis au bord du lit, les pieds nus sur le sol froid, à regarder mes mains. Rien ne me semblait différent, mais tout était changé. Je me suis levé, j’ai fait du café. J’ai regardé la cafetière, le liquide qui glissait dans la carafe. J’ai attendu. Puis j’ai bu, lentement, debout près de l’évier. Il n’y avait plus rien. Quand le démon s’éclipse, il ne laisse rien derrière lui. Pas de mots d’adieu. Pas de signes. Rien. Seulement un vide qui ressemble d’abord à du silence, mais qui, au fil des heures, devient autre chose. Une ombre dans les gestes du quotidien. Une absence qui vous suit dans la rue, dans les vitrines des magasins, dans les regards des passants. Je me suis assis à la table, le carnet bleu devant moi. J’ai ouvert une page au hasard. Elle était blanche. Pas vide, juste blanche. J’ai essayé d’écrire, mais rien ne venait. Pas une phrase, pas même un mot. J’ai refermé le carnet et je l’ai laissé là. La lumière, qui avait tourné, tombait maintenant sur sa couverture comme un éclat terne. Je pensais que tout cela relevait de la fiction. Un écrivain raté, possédé par un démon, qui écrit comme un fou jusqu’à ce que tout s’arrête. Une idée ridicule, presque comique. Mais maintenant qu’il est parti, je ne sais plus. Était-il vraiment là ? Ou était-ce moi, et rien d’autre ? Je regarde mes mains encore une fois. Elles ne tremblent pas. Elles ne brûlent plus. Il m’a quitté, peut-être parce qu’il en avait assez. Peut-être qu’il a vu que je n’étais pas à la hauteur. Ou peut-être que j’ai rompu quelque chose sans m’en rendre compte. Une lente usure. La fatigue des jours où les mots ne viennent pas, où la vie pèse plus lourd que les pages. Mais il m’a laissé quelque chose. Je le sens. Les jours passent. Une torpeur douce, comme une bruine grise, s’installe. Ce n’est pas douloureux, pas vraiment. C’est juste… vide. Je ne sais pas si c’est une résistance inconsciente à ce qu’il représentait, ou s’il est parti depuis si longtemps que je ne distingue plus son absence de la mienne. Je regarde souvent le carnet. Il est toujours là, sur l’étagère, entre deux livres que je n’ai pas lus. Parfois, je le prends. Je le tourne entre mes mains. La couverture a gardé une chaleur qui n’a rien à voir avec le cuir. Je pense à cette phrase qu’il a laissée, ou que j’ai inventée : « La clé n’ouvre pas une porte. Elle réveille ce qui dort. » Je ne sais pas ce que ça veut dire. Je ne sais même pas si ça compte encore.Je pense à lui parfois, dans les instants creux. Quand je traverse la rue, quand j’attends le métro, quand le silence de la maison devient trop dense. Il m’a dit un jour : « Vous étiez là. Vous avez regardé. Cela suffit. » Est-ce vrai ? Suis-je seulement le spectateur de quelque chose qui ne m’appartenait pas ? Ou bien ai-je été un acteur sans le savoir ? Je ne peux plus écrire. Pas comme avant. Mais peut-être que ce n’était jamais moi, tout ça. Peut-être que c’était lui. Quand je me regarde dans le miroir, je cherche un reflet qui n’est pas là. Une ombre dans l’ombre. Mais il n’y a rien. Seulement moi, et cette fatigue, ce vide particulier qui ne ressemble à rien d’autre. C’est peut-être ça, son empreinte. Pas un feu. Pas une lumière. Juste une place vide, comme une pièce où il reste l’écho d’une voix qu’on ne peut plus entendre.|couper{180}
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Elles veulent qu’on se souvienne-3
Le lendemain, j’ai senti une urgence. Il fallait que je retourne au musée. Quelque chose m’appelait. Pas les figurines, pas les vitrines. Le lieu lui-même. Quand je suis arrivé, tout semblait différent. La lumière était plus faible. Les vitrines moins brillantes. Et pourtant, tout était à sa place. Je me suis arrêté devant les figurines. La plus grande était là, immobile, comme avant. Mais cette fois, je savais qu’elle me regardait. Pas avec des yeux. Avec autre chose. J’ai sorti le carnet et l’ai ouvert. Les mots écrits la veille avaient disparu. Mais à leur place, il y avait une phrase que je ne comprenais pas complètement : « La clé n’ouvre pas une porte. Elle réveille ce qui dort. » J’ai senti un frisson parcourir ma colonne vertébrale. Et alors, je l’ai vu. Il n’était pas à côté de moi cette fois. Il était là-bas, à travers la vitrine, derrière les figurines. Ou peut-être en elles. Il me regardait, mais pas avec défiance. Il semblait attendre quelque chose. « Vous avez peur ? » Sa voix, encore une fois, résonnait dans ma tête. « Ce n’est pas la peur », ai-je répondu. « C’est autre chose. » « C’est l’appel. Vous pouvez l’ignorer, comme tous les autres avant vous. Ou vous pouvez suivre la mémoire. » « Et qu’est-ce que je trouverai ? » Il sourit, un sourire lent, un rictus qui n’avait rien d’humain. « Pas une réponse. Une vérité. » Je restai immobile devant la vitrine, le carnet ouvert dans mes mains. La phrase gravée sur la page me semblait à la fois simple et insondable : « La clé n’ouvre pas une porte. Elle réveille ce qui dort. » Le démon continuait de me fixer. Son sourire s’était effacé. À travers la vitrine, les figurines semblaient avoir pris une nouvelle densité. Chaque contour était plus net, chaque ombre plus profonde. Je sentais qu’il attendait une réponse, mais laquelle ? Je tendis la main, presque sans réfléchir, pour toucher la vitrine. Le froid du verre mordit mes doigts, mais je n’arrêtai pas. Au moment où ma paume se posa entièrement contre la surface, une vibration me traversa. Pas seulement dans le bras, mais dans tout mon corps. Comme un courant, une pulsation qui semblait venir d’un endroit bien plus profond que le musée. La lumière dans la pièce changea. Ce n’était pas une lumière électrique. C’était autre chose, comme un crépuscule inversé. Une ombre qui devenait claire, puis sombre à nouveau. Je retirai ma main et reculai. Les figurines bougeaient, cette fois. Lentement, comme si elles respiraient. Le démon sourit à nouveau. « Ça commence. » Le musée s’effaça autour de moi, ou plutôt il s’effaça partiellement. Je voyais toujours les vitrines, les murs, mais derrière eux, il y avait autre chose. Un paysage. Une cité. Des structures de briques s’élevaient sous un ciel gris-jaune, chargé de poussière. Des canaux vides coupaient les rues comme des veines asséchées. Les silhouettes des bâtiments étaient floues, vacillantes, mais j’avais la certitude que c’était Moenjodaro. Pas tel qu’il avait été découvert par les archéologues, mais tel qu’il avait existé. Des ombres se déplaçaient dans les rues. Pas des humains. Pas vraiment. Des formes courbées, sinueuses, presque liquides. Elles glissaient le long des murs, silencieuses. « Ce n’était pas un effondrement », murmura le démon, à mes côtés. Je ne savais pas s’il était encore dans ma tête ou s’il se tenait là, réellement. Je me tournai vers lui. « Effacés par quoi ? » Il ne répondit pas immédiatement. « Une force plus ancienne que vos dieux. Elle n’a pas de nom. Elle n’a jamais eu besoin d’en porter. Vous l’avez rencontrée dans vos récits, sous différentes formes. Le Déluge. La destruction de Sodome. La Tour de Babel. Mais ces récits ne sont que des métaphores, des tentatives de comprendre ce qui dépasse l’entendement. » Je sentis le carnet bleu vibrer dans mes mains. La phrase sur la page avait changé. « Ce qui dort n’a pas besoin d’être réveillé. » « Vous avez déclenché quelque chose », dit-il, avec une pointe de satisfaction. La cité autour de moi s’effondrait déjà, ou plutôt elle disparaissait. Comme si quelqu’un effaçait ses contours, ligne après ligne, la réduisant à une absence. Le démon se tourna vers moi. Cette fois, ses yeux étaient clairs, presque lumineux. « Vous pouvez refermer le carnet. Le laisser sombrer avec tout le reste. Ou vous pouvez l’ouvrir à nouveau. » Je n’arrivais pas à bouger. « Pourquoi moi ? » demandai-je enfin. « Ce n’est jamais une question de choix. Vous étiez là. Vous avez regardé. Cela suffit. » Le carnet semblait brûler dans mes mains. La chaleur était presque insupportable. Alors, je compris. Le carnet n’était pas un simple objet. C’était une passerelle, un fragment d’une mémoire plus vaste, universelle. Chaque mot que j’écrivais, chaque ligne que je traçais, ne venait pas de moi. Ils étaient extraits d’un puits, d’un flux qui connectait Moenjodaro, Babel, et tout ce que l’humanité avait tenté d’oublier. Mais écrire signifiait aussi réveiller. « Que se passe-t-il si je continue ? » murmurai-je. Le démon inclina la tête. Pas de sourire. Pas de menace. Juste une présence. « Alors vous verrez ce que les autres ont refusé de voir. » Le carnet vibra entre mes mains. Une chaleur brûlante monta dans mes paumes, irradia dans mes bras. Je sentis mes doigts bouger. J’ouvris la première page. La lumière dans la pièce changea à nouveau. Un souffle parcourut l’air, comme une porte qui s’entrouvre sur quelque chose d’immense. Et j’écrivis.|couper{180}
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Elles veulent qu’on se souvienne-2
Ce soir-là, dans ma chambre d’hôtel, j’ai ouvert le carnet à nouveau. Je ne savais pas pourquoi, mais quelque chose m’a poussé à chercher. À relier. Je me souvenais des livres que j’avais lus, à la bibliothèque du Centre Pompidou. Ceux sur Moenjodaro, bien sûr. Mais aussi sur des récits plus anciens, plus familiers. La Genèse. Les histoires de la création. Le Déluge. Et ce symbole que j’avais vu sur la figurine. Trois lignes croisées. Pas une étoile. Pas un simple dessin. Quelque chose d’autre. Dans ma tête, un souvenir s’imposa. La lettre hébraïque Shin (ש). Trois branches, qui s’élèvent. La lettre du feu, de la destruction, mais aussi de la vie. Le symbole du Nom ineffable, le Tétragramme. YHWH. Je pris un crayon et commençai à esquisser le symbole que j’avais vu sur la figurine. À mesure que je dessinais, il prenait une forme différente. Une croix. Une étoile. Puis à nouveau ces trois lignes, semblables au Shin, mais déformées. Et si ce que j’avais vu n’était pas seulement un artefact ? Dans la mythologie de Moenjodaro, il y avait cette idée d’un monde englouti. Un monde perdu, consumé par l’eau ou le feu. Les archéologues parlaient de catastrophes climatiques, d’invasions aryennes. Mais les récits non écrits, ceux que l’on devinait à travers les figurines et les sceaux, évoquaient autre chose. Un effondrement lié à une puissance invisible. Quelque chose de trop grand pour les humains. Dans les textes hébraïques, il y avait aussi cette idée. La Tour de Babel, où l’humanité défie Dieu et est brisée. Le Déluge, où l’eau nettoie la terre d’une humanité corrompue. Et ce feu qui descend sur Sodome et Gomorrhe. Moenjodaro, Sodome, Babel : était-ce des récits séparés ? Ou des fragments d’une même histoire, racontée sous des noms différents ? C’est à ce moment-là que je l’ai vu, ou cru voir. Il était dans le miroir, à l’autre bout de la pièce. Pas vraiment une silhouette. Juste une ombre. Une distorsion. « Vous avez commencé à comprendre », a-t-il dit. Sa voix n’avait pas besoin de passer par mes oreilles. Elle était directement dans ma tête. « Moenjodaro et vos récits ne sont pas si éloignés. Les mémoires s’entrelacent. Les peuples ont d’autres noms, mais les fragments sont les mêmes. Ce que vous appelez un mythe est une empreinte. Ce que vous appelez une légende est une rémanence. » Je me suis figé. « Le symbole, » ai-je murmuré. « Le symbole est une clé. Il ne s’agit pas d’un alphabet. Ni de Moenjodaro, ni des vôtres. C’est un seuil. » J’ai voulu parler, mais ma gorge était sèche. Je me suis retourné, et il n’était plus là. Mais le carnet était ouvert devant moi, à une page que je ne me souvenais pas avoir remplie. Il y avait une phrase. Je l’ai lue plusieurs fois avant de comprendre qu’elle était écrite dans deux langues en même temps : l’hébreu et ce que je supposais être un fragment d’écriture de Moenjodaro. Les mots, que je ne pouvais déchiffrer complètement, semblaient se répondre, comme un écho. Je sentais que j’étais proche de quelque chose. Mais de quoi ?|couper{180}
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Elles veulent qu’on se souvienne
La salle était vide. Une rangée de vitrines s’étirait sous la lumière crue des néons. Le carrelage, beige clair, laissait deviner des traces de passages anciens, des mouvements répétitifs de visiteurs que je ne verrais jamais. Il y avait une table dans un coin, avec un plan du musée, froissé, abandonné. Je me suis arrêté devant une vitrine. Trois figurines, en terre cuite. Deux petites et frêles, une plus grande, à l’allure étrange. Le visage effacé, mais les contours nets, presque trop nets. J’ai noté mentalement : des bras en losange, une base arrondie. Une sorte de posture figée, mais en tension. L’air était froid, sec. Les notes de l’écriteau indiquaient : « Figurines de Moenjodaro, 2500-1900 av. J.-C. » Je l’ai relu plusieurs fois, pour m’assurer que je n’avais pas raté un détail. Moenjodaro. Un nom que j’avais croisé mille fois sans le saisir. C’est là que je l’ai remarqué. Il se tenait à côté de moi, assez près pour que je sente son souffle, léger, presque imperceptible. Je ne l’avais pas entendu arriver. Un homme en veste sombre, pas grand, mais il se dégageait de lui une présence étrange, lourde. Il fixait les figurines avec une intensité presque dérangeante. Il ne bougeait pas, mais il semblait prêt à se jeter en avant. Je l’ai regardé un moment. Puis j’ai dit : « Elles vous intéressent ? » Sa tête a bougé lentement, comme un mécanisme mal huilé. « Ces choses-là, elles ont une mémoire. Vous savez ça ? » Sa voix était basse, pas rauque, juste plate. Une voix sans chaleur. Je n’ai pas répondu tout de suite. « Une mémoire ? » ai-je fini par demander. Il a esquissé un sourire, ou ce qui pouvait passer pour un sourire. « Pas comme la vôtre. Pas comme la mienne. Une mémoire qui est là, sous la surface. Vous ne la voyez pas. Mais elle, elle vous voit. » Je me suis tourné vers les figurines. Rien n’avait changé, et pourtant tout semblait différent. « Vous êtes d’ici ? » ai-je tenté. Il n’a pas répondu. Il a levé la main, doucement, comme s’il allait toucher la vitre, mais il s’est arrêté à quelques centimètres. Il a murmuré quelque chose que je n’ai pas compris, puis il s’est tourné vers moi. « Vous cherchez à comprendre. Mais ce n’est pas comme ça qu’elles fonctionnent. Elles n’ont pas besoin d’être comprises. Elles veulent qu’on se souvienne. » Il est parti. Je ne l’ai pas vu s'éligner. Quand j’ai levé les yeux, il n’était plus là. Je suis resté un moment à regarder les figurines. L’air s’était épaissi, ou peut-être était-ce ma propre respiration. Une idée me traversa l’esprit, absurde, mais tenace :j'aurais juré qu'elles pouvaient bouger à condition que je ne les regarde pas, que je ne les regarde plus. Je me suis retourné, les mains froides, les jambes raides. Je suis sorti du musée sans un regard en arrière. Sans réfléchir, j’ai sorti le carnet bleu de ma poche. Il était tiède, comme s’il avait absorbé la chaleur de ma poitrine. J’ai ouvert une page, celle où j’avais noté « solitude », répété dix fois. Les mots semblaient se fondre dans le papier, comme s’ils voulaient disparaître. J’ai cherché un stylo dans mes poches, et j’ai commencé à écrire. « Mémoire. » « Reflet. » « Présence. » Les mots sortaient sans logique, mais ils semblaient répondre à quelque chose. Je levais les yeux vers les figurines entre chaque mot, et plus je les regardais, plus elles devenaient réelles. C’est là que je l’ai vu. Sur l’une des figurines, la plus grande, il y avait un détail que je n’avais pas remarqué avant. Un symbole, gravé sur son torse. Trois lignes croisées, presque comme une étoile. À bien y regarder, ce n’était pas gravé. C’était… vivant. Le symbole semblait respirer, se mouvoir, s’étirer légèrement. Mon stylo s’est figé. l était de retour. Derrière moi, sans que je l’aie entendu. Je l’ai su avant de me retourner. Il était là. Quand je me suis tourné, il regardait encore la vitrine, mais ses yeux semblaient traverser le verre. « Vous l’avez vue, n’est-ce pas ? » Sa voix était plus basse qu’avant. Je ne savais pas quoi répondre. « Ce symbole, vous le voyez. Et maintenant il vous voit, vous. » Il a tourné la tête vers moi, lentement. Cette fois, j’ai soutenu son regard, mais ce n’était pas facile. Il avait des yeux d’un noir profond, mais pas vide. Un noir qui semblait contenir quelque chose. Une ombre en mouvement, comme des formes qui glissent dans l’eau.|couper{180}
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La ville déserte Partie 3
Ils ne voyaient plus rien. La lumière avait disparu, avalée par l’obscurité, comme si la porte qu’ils avaient franchie les avait projetés dans un autre monde. Jesse serra la crosse de son revolver. C’était devenu un réflexe, un point d’ancrage. L’obscurité l’enveloppait, mais il savait que les deux autres n’étaient pas loin. Il entendait leurs respirations, rapides, irrégulières. « Henry ? William ? » murmura-t-il. Une réponse sourde, puis un raclement de pied sur le sol. Henry. Toujours là. William aussi. Jesse avançait d’un pas, sa main libre tendue devant lui. L’air était lourd, comme chargé d’électricité, et il lui semblait sentir les murs se refermer. Ou était-ce seulement dans sa tête ? Un craquement résonna soudain, suivi d’un bruit sourd, lointain, comme une pierre qui tombe dans un puits sans fond. Jesse s’arrêta net. Quelque chose bougeait. Pas eux. Pas leurs pas. Une autre présence, dans l’obscurité. « Vous avez entendu ça ? » dit William, sa voix tremblante. « Pas besoin de demander, » grogna Jesse. « Bougez pas. » Henry parla enfin, à voix basse, mesurée. « La pièce change. Elle se déforme. Je crois qu’elle veut qu’on bouge. » Sa lampe à huile s’était éteinte avec la lumière, et il tâtonnait dans le noir, cherchant un repère. Un grondement sourd monta tout autour d’eux, d’abord faible, puis plus fort, comme si les murs eux-mêmes rugissaient. Jesse se tourna vers la direction supposée du bruit. Quelque chose approchait. « Faut pas rester là, » lança-t-il en se dirigeant vers ce qu’il pensait être une sortie. « Et aller où ? » protesta Henry. « Si on bouge sans réfléchir, on se perdra. » « T’es déjà perdu ! » répliqua Jesse. Mais il s’arrêta. L’obscurité n’était pas seulement une absence de lumière. C’était une chose en soi, vivante. Il pouvait presque la sentir glisser sur sa peau. William murmura quelque chose. Un mot ou une phrase. Jesse ne le comprit pas. Mais quand il tourna la tête, il vit une faible lumière à l’horizon, une ouverture minuscule au loin, comme une étoile isolée dans un ciel noir. « Là, » dit-il en pointant du doigt. « C’est là qu’on doit aller. » Henry hésita. « Et si c’est un piège ? » « Tout est un piège ici, » répondit Jesse. « Alors autant foncer. » Ils avancèrent, d’abord lentement, puis plus vite, comme poussés par l’urgence du grondement derrière eux. William trébucha une fois, se releva, essuyant ses mains sur son manteau. La lumière semblait toujours aussi loin, comme si elle reculait à chaque pas. Mais ils n’avaient pas d’autre choix. L’espace autour d’eux rétrécissait. Les murs invisibles se resserraient, contraignant leurs mouvements. « On n’y arrivera pas si on continue comme ça, » dit Henry, haletant. « On doit… comprendre ce que la ville veut. » Jesse ne répondit pas. Il accéléra, comme pour échapper à cette logique qui lui donnait la nausée. Tout dans cette ville parlait de manipulation. Il n’allait pas jouer son jeu. Pas cette fois. Une main le saisit par le bras, le stoppant net. C’était William. « Attends, » dit-il, presque suppliant. « Regarde. » Jesse regarda. Une fissure s’ouvrait dans le sol, juste devant eux. Noire, béante, infinie. Ils n’avaient pas vu venir. La lumière au loin était une illusion. Jesse recula d’un pas, le souffle coupé. « Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? » murmura-t-il. Henry s’approcha prudemment, ses mains tremblantes effleurant le bord de la fissure. « Ce n’est pas une fissure. C’est… un choix. » « Quoi ? » Jesse serra les poings. « T’es pas sérieux. » William hocha la tête, son visage blême dans la faible lumière. « Regarde bien. Ce n’est pas réel. Rien ici ne l’est. » Jesse se pencha, observant le gouffre. C’était impossible, mais il voyait des reflets. Des fragments d’images mouvantes. Une rue poussiéreuse. Une salle de bal vide. Un désert sous un ciel blanc. Chaque image clignotait, fugace, et disparaissait. « Ça nous teste, » dit Henry, sa voix presque un souffle. « Il faut choisir. » « Et si on choisit mal ? » demanda William, hésitant. Jesse ne répondit pas. Il n’y avait pas de bonne réponse. Juste une réaction instinctive. Il s’avança d’un pas, regarda une dernière fois ses compagnons. Puis, avant qu’ils ne puissent l’arrêter, il sauta. Le noir était absolu. Pas un bruit, pas un souffle, rien. Jesse tombait, ou il avait l’impression de tomber. C’était difficile à dire. Il ne sentait plus rien sous ses pieds, ni autour de lui. Pourtant, il n’avait pas peur. Pas vraiment. Juste une tension sourde, comme une corde tendue qui allait bientôt céder. Puis, soudain, il atterrit. Pas de choc. Un sol. Dur, froid. Il ouvrit les yeux. Une lumière tamisée baignait la pièce où il se trouvait maintenant. Les murs étaient lisses, brillants, sans aucune ouverture. Un cube parfait, pensa-t-il. Sur le sol, au centre, un objet luisait faiblement. Jesse s’avança, ses bottes résonnant sur le sol métallique. C’était un miroir. Rectangulaire, posé à plat, avec une surface si nette qu’il voyait son reflet comme s’il était face à un double. Mais ce n’était pas lui. Pas tout à fait. Le Jesse dans le miroir avait un regard différent, plus jeune, mais plus dur. Il tendit la main pour toucher le verre. Le reflet bougea avant lui. Jesse recula d’un pas, la main sur la crosse de son revolver. « Qui es-tu ? » murmura-t-il. Le reflet ne répondit pas, mais Jesse entendit une voix, calme, presque familière. « Ce n’est pas la bonne question. Demande plutôt ce que tu fais ici. » Pendant ce temps, Henry et William étaient restés au bord de la fissure. Ils avaient vu Jesse sauter, mais rien ne s’était produit ensuite. Pas de cri, pas d’écho. Juste la fissure qui semblait… se refermer. « Il est parti, » dit William, la voix tremblante. « Parti où ? » Henry se redressa, les yeux fixés sur l’endroit où Jesse avait disparu. « Ce n’est pas un simple gouffre. C’est une transition. » William hocha la tête, bien qu’il ne comprenne pas tout. « Alors… on le suit ? » Henry hésita. Il savait qu’ils n’avaient pas le choix. Cette ville ne leur laissait jamais d’options faciles. Il s’agenouilla près du bord, observant la surface noire. Pour lui, elle semblait vibrer doucement, comme une membrane. Un passage. « On ne va pas le laisser seul, » finit-il par dire. « Prépare-toi. » William, pourtant si rationnel, s’accroupit à son tour, prêt à sauter. Mais alors qu’il posait la main sur le sol pour s’élancer, la fissure changea. Elle se divisa en deux. Devant eux, deux passages s’ouvraient désormais, chacun menant vers une lumière différente. L’un brillait d’une lueur chaude, presque dorée, rappelant un coucher de soleil. L’autre était d’un blanc froid, perçant, comme la lumière d’un hôpital ou d’un lieu stérile. « Qu’est-ce que c’est encore ? » murmura William, ébahi. Henry resta silencieux, réfléchissant intensément. « Deux choix, » dit-il finalement. « Peut-être qu’ils mènent tous les deux à Jesse. Peut-être pas. » William secoua la tête. « Et si c’est un piège ? » Henry se redressa. « Tout ici est un piège. Mais rester ici ne nous sauvera pas. » Sans attendre, il choisit le chemin blanc. William, après une longue hésitation, suivit l’autre. Jesse, seul dans son cube-miroir, continuait d’interroger son reflet, ou ce qu’il croyait être son reflet. La voix revenait, toujours calme, presque moqueuse. « Tu n’as jamais compris, n’est-ce pas ? Ce n’est pas la ville qui te teste. C’est toi. Tu es ici parce que tu refuses de voir ce que tu es. » Jesse serra les dents. « Tais-toi. » « Pourquoi ? Parce que j’ai raison ? » Il fit un pas en arrière, ses bottes raclant le sol. La lumière dans la pièce s’intensifiait, reflétant chaque angle, chaque imperfection de son visage dans le miroir. Et dans ces reflets, il voyait des choses. Des fragments de son passé, des moments qu’il avait enfouis. Des erreurs. Des visages qu’il aurait préféré oublier. « Ce n’est pas réel, » dit-il, la voix plus faible. « Réel ou pas, » répondit la voix, « ce sont tes choix qui t’ont amené ici. » Au même moment, Henry arrivait dans une pièce blanche, nue, où des voix résonnaient autour de lui. Pas une voix unique, mais des dizaines, peut-être des centaines, comme des échos fragmentés. Ils parlaient de décisions, d’erreurs, de conséquences. Mais il n’y avait personne. Juste lui, et un vide infini. De son côté, William, dans le passage doré, marchait sur ce qui semblait être une route pavée. Autour de lui, des silhouettes floues apparaissaient, semblant l’accompagner. Elles parlaient, mais il ne comprenait pas leurs mots. Elles riaient, parfois pleuraient. Il avait l’impression qu’elles voulaient lui dire quelque chose d’important, mais leurs visages restaient hors de portée. Jesse était tombé, mais il était toujours entier. Ses doigts glissaient sur la surface froide du miroir. Le reflet avait cessé de bouger, mais Jesse sentait une pression, comme si quelqu’un ou quelque chose tentait de s’infiltrer dans ses pensées. Il recula, le souffle court, mais une voix résonna à nouveau. Cette fois, elle ne venait pas de la surface. Elle résonnait dans toute la pièce. « Pourquoi as-tu sauté ? » Jesse chercha l’origine du son, mais il n’y avait rien, personne. Juste ce cube parfait. Il serra les poings. « J’ai sauté parce que je ne reste pas planté là à attendre que les choses se passent. » Un éclat de rire sec retentit. Ce n’était pas moqueur, mais cinglant, comme une porte qui claque. « Toujours prêt à agir, hein ? Toujours incapable de réfléchir. » Il lança un regard noir vers le miroir. Le reflet le regardait à nouveau, mais cette fois, il souriait. Ce sourire n’était pas le sien. Jesse sentit un frisson le parcourir. Ce n’était pas lui. Henry était debout dans le vide blanc. Pas un vide froid ou neutre, mais un vide qui vibrait, bruissait, comme si des milliers de voix y murmuraient en même temps. Il avait l’impression qu’il marchait, mais il n’y avait pas de sol. Rien ne bougeait, sauf lui. « Où suis-je ? » demanda-t-il à haute voix, plus pour se rassurer que pour obtenir une réponse. Une voix surgit, douce, presque caressante. « Ici. Là où tu dois être. » Il se tourna, mais personne. Pourtant, il savait qu’il n’était pas seul. Cette présence, invisible mais insistante, était là, autour de lui. « Pourquoi suis-je ici ? » Les voix changèrent de ton, plus graves, presque accusatrices. « Tu sais pourquoi. Pour comprendre. Pour voir. » Henry secoua la tête. Comprendre quoi ? Voir quoi ? Il cherchait une logique, une clé, mais tout ici semblait conçu pour défier la raison. Pourtant, il sentait une tension dans l’air, comme si le vide lui-même attendait quelque chose de lui. Il s’arrêta et inspira profondément. Peut-être que, cette fois, il devait simplement écouter. William avançait sur la route dorée. Chaque pas résonnait d’un écho étrange, comme si le sol n’était pas tout à fait solide. Les silhouettes floues autour de lui se précisaient peu à peu, prenant des formes presque humaines. Il entendait leurs voix, mais elles étaient brouillées, comme des souvenirs anciens qu’on ne peut saisir pleinement. Une femme passa près de lui. Elle ne le regarda pas, mais William sentit une vague d’émotion le traverser. C’était comme si elle portait avec elle un fragment de sa vie, un moment qu’il avait oublié. Il tenta de l’arrêter, de lui parler. « Qui êtes-vous ? » Elle ne répondit pas. Mais une autre silhouette s’approcha, cette fois un homme. Son visage était indistinct, mais sa voix était claire. « C’est toi qui dois répondre, pas nous. » William fronça les sourcils. « Répondre à quoi ? » L’homme leva un doigt vers le ciel, et William suivit le geste. La lumière dorée s’assombrissait. Quelque chose approchait, une ombre immense qui s’étendait sur toute la route. Les silhouettes autour de lui commencèrent à s’effacer, une par une, avalées par cette ombre. William sentit son cœur s’accélérer. Il savait que rester immobile signifierait disparaître avec elles. Alors, il fit ce qu’il avait toujours fait : il continua d’avancer, même si ses jambes tremblaient. Les trois hommes, chacun plongé dans sa propre épreuve, ressentaient une force nouvelle. Quelque chose les poussait, les tirait, comme si les murs invisibles de leurs mondes respectifs s’effondraient. Jesse, Henry et William ne voyaient pas encore la sortie, mais ils savaient qu’ils ne pouvaient reculer. Et alors, sans prévenir, leurs environnements changèrent. Le vide blanc d’Henry, la route dorée de William, et le cube de Jesse semblèrent s’effondrer dans un chaos de lumière et d’ombres. Ils furent projetés ensemble dans un nouvel espace. C’était une salle immense, mais différente. Pas un cube, ni un vide. Un espace qui semblait vivant. Les murs palpitaient doucement, comme des veines d’un organisme géant. Au centre, une immense table circulaire, gravée des mêmes symboles que sur la porte. Les trois hommes se regardèrent. Fatigués, mais toujours debout. Jesse, brisant le silence, lança : « Alors, quelqu’un a une idée de ce qu’on fait ici ? » Henry posa les yeux sur la table. « Ce n’est pas fini. Je crois qu’on doit encore choisir. » William, essuyant son front, s’approcha lentement. « Et si le choix n’était pas entre nous et la ville ? Et si c’était entre nous trois ? » Un silence lourd s’abattit. Jesse croisa les bras, Henry serra les poings, William observa. Ils savaient que cette fois, ce serait un choix qui les changerait à jamais.|couper{180}
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La Lettre Perdue
Ils attendaient en silence, et lui, il allait et venait, fouillant dans tous les tiroirs. — Ne vous inquiétez pas, je vais bien finir par mettre la main dessus. Ce n’est pas que je sois désorganisé, non. Mais c’est une lettre manuscrite, et aujourd’hui, tout est numérisé, classé dans des dossiers, des sous-dossiers même. Quand on a un système de classement aussi efficace, on y tient, vous comprenez ? Moi, j’adore le progrès. À chaque nouvelle avancée technique, surtout dans le domaine du rangement, je m’adapte ! Je l’ai rangée quelque part dans cette commode... qui, soit dit en passant, n’est pas commode du tout. Il fouilla un peu plus, et finalement se retourna, penaud. — Ça ne m’arrive jamais. Mais c’est une lettre manuscrite, en italien, écrite par un vieux monsieur que je n’ai vu qu’une fois. C’était en juin, il faisait une chaleur insupportable. Je lui ai même servi une orangeade, tellement il était mal en point… L’un des hommes changea son poids d’une jambe à l’autre, et le parquet grinça sous lui. La voix du notaire s’interrompit, puis reprit. — Ne vous inquiétez pas, je vais la trouver. D’ailleurs, le vieil homme avait dit que vous feriez une drôle de tête. Il riait tout seul, marmonnant dans sa barbe, avec cet accent inimitable... (le notaire rit aussi) il disait qu’il prendrait sa revanche sur tous les mauvais coups que vous lui aviez faits. — T’as fini ton numéro, l’homme aux papiers ? dit une voix avec un fort accent italien. Je te donne cinq minutes pour retrouver ce fichu papelard, ou je te découpe et te file en pâture aux cochons. L’homme se retourna, à peine surpris, et jeta un coup d’œil à la brochette de types mal famés. Gardant son calme, il répondit qu’ils seraient bien avancés à faire ça — ils finiraient tous Gros-Jean comme devant. — Gros-Jean ? Tu nous insultes ? lâcha un petit bedonnant, l’air aussi menaçant que les voyous dans un film de Scorsese. — Calmez-vous, les gars, fit un autre. On ne va pas en faire tout un drame. Monsieur va retrouver la lettre et nous la donner. Après tout, ça fait vingt ans qu’on l’attend, cette lettre. — Ange, s’il te plaît, laisse Monsieur travailler, il fait ce qu’il peut… L’horloge sonna la demie. Un coucou surgit de la pendule, faisant sursauter tout le monde, sauf le chat, roulé en boule sur un coussin près de la fenêtre. Une fois la surprise passée, l’atmosphère se détendit. — La voilà ! Elle était coincée entre le tiroir et le plateau de la table. Mais asseyez-vous, je vous en prie, ne restez pas debout. Les quatre hommes s’assirent d’un seul mouvement, et celui qu’on appelait Ange commença à tortiller ses doigts boudinés. Le notaire remarqua une chevalière de très mauvais goût à sa main, assortie à une gourmette en plaqué or qui n’arrangeait rien. — Moi, soussigné Don Peritore, sain de corps et d’esprit, le 15 mai 1995, souhaite léguer mes biens… — On pourrait sauter le blabla, non ? intervint Ange, l’air contrarié. — Chut, Ange. Laisse Monsieur faire son travail. — …Je lègue l’ensemble de mes biens au club d’astronomie roannais, *Les Céphéides*, dirigé par ma petite-fille, Lyssamaria. — Quoi ?? C’est quoi cette blague ? s’écria Ange, furieux. — C’est le testament de votre grand-père, Monsieur Ange, dit le notaire, soudain ragaillardi par cette découverte. Le troisième homme, chauve et silencieux jusqu’ici, éclata de rire. Au club d’astronomie roannais ! Quelle bonne blague ! Allons, les gars, on s’est bien marrés. Allons boire un coup à la santé du vieux. Le notaire les regarda s’éloigner dans la nuit d’hiver, un sourire discret aux lèvres. Une fois seuls, il lissa sa moustache, replia soigneusement la feuille de papier où il n’y avait rien d’écrit, puis la glissa dans un des tiroirs de la commode, pas si commode que ça.|couper{180}