fictions

Fictions courtes, microfictions et feuilletons : des récits brefs où réalisme et fantastique se frôlent. Autofiction, mythes réécrits, visions urbaines et rêves lucides — à lire vite, à relire lentement.

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Vania : Du front russe aux avenues parisiennes

Vania, un vieux russe blanc, vit entre le passé et le présent. Sur le front, à cheval, il affrontait la peur ; à Paris, il conduit un taxi, un cigare Voltigeur éteint aux lèvres. Une vie marquée par l’exil, les batailles, et une solitude farouche. Le récit d’un homme dont l’histoire se lit dans chaque volute de fumée.|couper{180}

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ils parlent pour ne rien dire

Ils sont moches, tout petits , rabougris, et ils ouvrent leur grande gueule, ils ne sont que de la gueule. Ils courent vite ces salauds. Et d’une méchanceté. Celle des crasseux qui n’ont plus rien à perdre, qui sont déjà pourris jusqu’à l’os. Des faibles. ceux qui font ces lois, vous savez. Toutes ces lois en leur faveur, celles qui les arrangent toujours. Celles qu’il leur est si facile de contourner quand elles s’adressent à eux. Donc ils en choisissent un, de préférence un qui ne peut pas se défendre. Ils lui tombent dessus, toujours à plusieurs, avec le droit de leur côté. Et ils l’assassinent, je ne vois pas d’autre mot, ils le crèvent. Pour le reste les média prennent le relais pour expliquer au bon peuple l’inexplicable. De la violence à l’état pur, et du dégoût, de la fatigue, de la peur. Ils savent y faire, des générations que ça dure. je ne suis pas du genre à faire de la politique, tout ce temps à perdre je ne l’ai pas. j’ai trois gosses à nourrir et puis les factures qui tombent tous les mois, vous croyez que j’ai le temps. Mais là tout de même, si on ne peut même plus avoir confiance en sa propre police… il y a des lois quand même, on ne peut pas tuer quelqu’un comme ça. Et puis un gamin si jeune, dix sept ans, vous vous rendez-compte. Moi mon ainé vient d’avoir quinze ans et il a déjà une bonne collection de bêtises à son actif. je fais ce que je peux, mais vous savez une femme seule ce n’est pas facile, alors quoi il faut s’attendre à ce qu’il prenne une balle dans la tête lui aussi… on ne laisse plus de chance aux jeunes, on les abat comme ça de sang froid… car quand même vous ne me direz pas que ces gens qui portent l’uniforme ne sont pas formés pour conserver leur sang-froid, vous ne croyez pas… alors quoi ? on ne doit rien dire tout accepter ? Tais-toi maman, tu ne vois pas qu’ils s’en foutent, tout ce qui les intéresse c’est que tu la boucles, que tu rentres chez toi, que tu ne fasses pas de vague. Ca les rend dingue les vagues ces gens là, ils s’imaginent toujours que la population va se soulever, toute la cité pour leur tomber dessus. Ils ne voient la population que comme ça, un danger potentiel, un désordre à rétablir, viens maman, ne t’en mêles pas, rentre chez toi Mais arrêtez, arrêtez tous, savez-vous vraiment ce qu’est une dictature ? allez voir en Chine, en Russie… non, je ne peux pas vous laisser dire ça, vraiment pas, nous sommes en démocratie ici en France nom de Dieu… tenez regardez c’est l’anniversaire de la mort de Jean Moulin, voilà quelqu’un qui s’est vraiment battu contre la dictature, contre ce connard de nazi D’Hitler… vous voyez un Hitler ici en France, non mais regardez moi vous voyez un Hitler ? on n’en peut plus, on a éteint le poste, avec cette chaleur, on allait pas en plus se taper la litanie des infos. De toutes façons c’est toujours la même chose, ils parlent pour ne rien dire. Et puis des experts pour tout maintenant. on en a marre qu’on veuille tout nous expliquer, qu’on nous prenne pour des crétins, on est fatigué de tout ça. On est sorti dans le jardin, bon Dieu qu’il faisait chaud et là j’ai dit qu’il fallait arroser, alors on a ouvert le jet d’eau et on a arrosé. De toutes faćons quand il n’y aura plus d’eau, y aura plus d’eau on crèvera tous mais tant qu’il y en a, si on veut bouffer de la salade faut arroser. On ne comprend pas c’est un gars aux états de service irréprochables, il a vraiment dû se passer un truc. Peut-être trop d’heures de boulot à la suite, on ne sait pas faudrait verifier, tout examiner pour comprendre, en tout cas ça ne peut pas être autre chose qu’un accident… ou bien il avait une bonne raison. Vous savez, faut pas croire qu’on est pas des êtres humains, on est comme tout le monde pas pu supporter plus longtemps ce discours à la con, la baffe est partie toute seule. Et je ne peux pas nier que ça m’a fait un bien fou de voir la tête de cette conne perdre son petit sourire bienveillant ou méprisant, après on m’a rué de coups je suis tombé à terre mais je m’en foutais j’avais fait ce que j’avais à faire finalement, lui clouer le bec à cette pétasse en uniforme. Quoi sous prétexte que c’est une femme je devrais me retenir, et eux vous croyez quoi qu’ils se retiennent pour flinguer un gamin ? Comment on va gérer ça, il faut dire quelque chose de toute urgence, convoquez les journalistes, trouvez moi un max de charges accablantes sur le môme, s’il a un casier, si c’est un récidiviste… il faut qu’on se magne, on va se faire déborder si on ne réagit pas tout de suite… et la mère quelqu’un est allé la voir pour la calmer… alors personne ne réponds, mais répondez-moi bordel de merde ! ça aussi il faut que je le fasse moi-même ? Et maintenant le tour de France, par cette chaude journée le peloton est parvenu à Vulcania et notre expert en cyclisme va tout vous dire…|couper{180}

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la dernière photographie

C’est la dernière photographie qu’il a prise ensuite il a commencé à pleuvoir. On aurait dit une silhouette, ça a duré quoi je dirais à peine une minute, je me suis demandée ce que mon mari photographiait je me suis levée du canapé pour me diriger vers la baie vitrée, et j’ai levé les yeux vers ce qu’il photographiait et ensuite j’ai commencé à entendre le bruit de la pluie sur le carrelage, il a commencé á pleuvoir, mais lui je ne l’ai plus vu il avait disparu. il faisait sombre et de grosses gouttes commençaient à tomber sur le parasol, j’ai voulu le replier et c’est à ce moment que j’ai vu l’iPhone sur la table . je l’ai attrapé pour pas qu’il se mouille et j’ai vu que l’appli photo était ouverte, il y avait cette image bizarre un morceau du toit avec ce personnage menaçant derriere, on aurait dit une reine noire avec sa longue robe. Il fait chaud là-dedans ça te viendrait même pas à l’idée d’ouvrir la fenêtre elle a dit mais lui il continuait à jouer sur sa play-station comme s’il m’entendait pas . j’ai ouvert en grand il n’y avait pas un brin d’air mais j’ai aperçu ce type le voisin qui photographiait quelque chose que je ne pouvais pas voir. Puis le téléphone a sonné et j’ai dû décrocher à cause de ma mere qui est malade , il devait être autour de vingt heures et le temps que je regarde par la fenêtre il pleuvait plus fort et le type avait disparu. on aurait dit la femme sur les paquets de gitanes, de profil, pareille avec une jolie cambrure, un cote fier, ca a duré quelques secondes juste le temps de prendre une photo et au moment ou j’ai reposé l’appareil j’ai senti un truc qui clochait. ensuite tout est devenu sombre j’ai entendu une fenêtre s’ouvrir sur la facade d’en face et la musique horripilante du jeu video du gamin des voisins. puis je me suis senti aspiré vers le haut j’ai vu le paysage basculer d’un coup , j’étais dans la puree de pois. Tout noir autour de moi et soudain une voix de gitane qui disait il est l’heure je suis ta mort, j’ai juste eu le temps d’avoir une pensée pout mon épouse et pour le gosse, puis le bruit de la pluie à rempli ma tête il s’est mis a pleuvoir de plus en plus fort mais moi je n’étais plus nulle part.|couper{180}

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Chamane

Elle vivait dans l'immeuble près du mien à Aubervilliers. Même étage, elle étendait son linge et moi le mien. Un sourire comme ci, un autre comme ça, c'était très bien ainsi. Une de ses chaussettes s'est envolée pour atterrir sur le capot d'une voiture garée tout en bas, elle a fait une moue désolée en me regardant. J'ai bien sûr pensé que c'était de ma faute alors j'ai fait un petit geste pour l'apaiser, comme pour dire « attends, bouge pas, je vais aller chercher ta chaussette ». Elle a souri tristement. J'ai dévalé les escaliers parce que l'ascenseur était en panne. Puis j'ai attrapé sa chaussette et je suis revenu dans l'immeuble en reniflant celle-ci pendant que je grimpais de nouveau les escaliers. Une odeur de frais un peu humide. Revenu sur mon balcon, j'ai brandi la chaussette : « Si tu la veux, viens la chercher. » Ensuite elle était assise sur le canapé, son corps était courbé légèrement, recroquevillé, comme si elle avait peur. Mais je n'ai pas éprouvé l'envie de la rassurer. Je réfléchissais toujours à la raison de la chute. Une chaussette ne tombe jamais par hasard d'un quatrième étage. Je lui ai tendu sa chaussette au bout de quelques minutes, elle a reposé sa tasse de café pour la prendre, puis il y a eu un tout petit moment de flottement. On s'est levé ensemble au même moment et je l'ai raccompagnée à la porte de l'appartement. En regardant par l'œilleton, j'ai vu qu'elle était encore sur le palier. Elle a dû voir que je l'observais, et c'est à ce moment-là qu'elle m'a montré son vrai visage, en se rapprochant de la porte pour bien que je la voie. Une tigresse, ou quelque chose de ce genre, censé être effrayant évidemment. Mais je n'ai pas bronché pour autant, je n'ai pas ouvert la porte, elle est repartie avec sa tête ordinaire, celle que je lui connaissais d'un balcon à l'autre. C'était certainement une chamane, mais bon, dans un tel cas, on connaissait tous les deux la règle, c'était d'une claire évidence pour une fois.|couper{180}

fantastique La métamorphose Le basculement du quotidien vers le fantastique

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sac à main

Un sac à main qu'elle trimballe partout, dedans je n'ose pas savoir ce qu'elle y fourre. Des fois surgissent des images de têtes coupées, de mains tranchées quand je vois le sac à main. Je crois que ça la rassure et l'effraie en même temps de tenir contre elle ou au bout du bras son sac à main. Elle ne trouve jamais ce qu'elle y cherche avant longtemps. Les clefs de la maison, de la voiture, les clefs qui ouvrent le coffre où d'autres clefs sont rangées dans d'autres coffres, etc. Et les appels téléphoniques, jamais elle ne répond : il est au fond du sac à main le portable, et moi aussi tout au fond du sac à main qui appelle et qui tombe sur le répondeur, systématiquement. « Laissez un message et appuyez sur la touche dièse pour le valider. » C'est un peu comme un chapeau de magicien, un sac à main : on ne sait jamais ce qui va en sortir. Est-ce une envie d'être magicienne qui l'oblige à porter ce sac à main ? En plus, il faut voir quand soudain il n'est plus là, on dirait que le monde s'est écroulé : « Mazette, où donc est-ce que j'ai fichu mon sac à main, bordel de merde, oh nom de Dieu, je vais devenir folle ! » Et là, malheur à toi si tu rigoles.|couper{180}

affects

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Rage

Ça te passe dessus, ça te remplit et puis ça te vide. Ça dit : « Faut t'y faire mon vieux, je vais t'apprendre comme jamais. » Ça dit : « C'est ça l'amour mon gars, hein que t'y croyais pas, putain l'amour. » Tu vois, l'amour c'est comme un chien, l'amour c'est comme une chienne. Ça te lèche, ça remue la queue, ça te mordille, te fait des compliments, des battements de mains, des applaudissements, des battements de cœur, des papillons blancs, des battements de cils, des regards doux, des regards noirs. Mais c'est rien que du flan, c'est inventé comme le pognon, c'est un flux, des statistiques, un algorithme, une infographie mise à jour, des prêts, des échéances, des échanges, au jour le jour - pour que tu crois que tout ça c'est vrai. En vrai, rien que des mensonges, de ceux qui accouchent de grands immeubles, de zones industrielles, d'usines, de barres de béton à la périphérie des cités, avec bien sûr de pauvres petits squares, des réverbères bousillés, des papiers gras au sol, des capotes dans les fourrés. Avec des vieux assis seuls sur des bancs publics, des patients trop patients qui crèvent seuls, des clebs déboussolés, errants. Des junkies qu'ont des tronches de zombies, toujours en quête d'une indicible étoile, un trou du cul, une nouvelle dose, et des gosses, des enfants de salauds d'à peine dix ans qui reluquent la grosse chatte poilue de Simone la salope sur Jacquie et Michel. Putain l'amour ! Tu croyais quoi sinon, aux conneries de Walt Disney ? À la Belle au bois dormant ? Au carrosse de Cendrillon ? T'en as ramassé combien dans ta vie merdique des pantoufles de vair ? Et tu crois qu'ils y croient vraiment ceux qui te font toujours croire que l'amour est charmant ? Et même ta haine de l'amour, de ce putain d'amour, elle est prévue mon gars, c'est une réclame, une pancarte publicitaire que tu portes gratuitement sur la tronche. Et tu vois petit con, eh bien ça, c'est encore, et c'est toujours de l'amour. Mais hurle nom de Dieu ! Ça continue, on ne peut pas l'arrêter, ça continuera encore longtemps comme ça, sûrement très longtemps, éternellement, putain l'amour, putain l'amour. Et quoi, t'as plus un rond ? Allez au taf, va te faire aimer, dégage.|couper{180}

Espaces lieux idées

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invente

Invente la nuit mais n'oublie pas le jour, la lune sans le soleil est d'une tristesse trop lourde que tu ne peux aujourd'hui prendre sur tes épaules. Invente une danse surtout si tu penses être trop vieux pour danser. Invente un chant si ta gorge ne peut plus rien dire d'avoir tant dit. Invente la mort et sa saveur acide si tu as perdu le goût citron des déceptions. Invente l'aile, le palan, le treuil, l'escalier, si tu te trouves trop terre à terre pour te relever. Invente une vie si tu crois que le néant te retient dans ses mains vides.|couper{180}

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Demande

Frappe aux portes ? Non, pas ton truc, pour qu'on t'ouvre et qu'on t'en mette une. Non, passée l'époque masochiste. Tu n'es plus aussi jeune pour encaisser tout ça, tu es devenu méfiant. Ça frappe encore à l'intérieur, pas mal fort d'ailleurs, mais ça te regarde. Plus rien à l'extérieur, que dalle. Une résistance rompue à toutes les formes de la question, de la torture. Mais tout doucement, tu sais bien comment ça marche. Demande la nuit, le jour, plusieurs fois, en boucle, une insistance. Demande comme ça, pour rien, demande pour voir, pour apercevoir le signe qui te ferait signe, un rire, un sourire. Demande pour t'exercer à demander – et quand on te répond, si on te répond, admets-le : rien d'important, mais tout de même quelque chose. Ni précieux, rien de grave, même si tu ne sais que faire des réponses, surtout quand tu ne sais qu'en faire. Demande alors ce que tu peux faire des réponses, ça répondra peut-être. Ou pas. C'est toujours comme ça : oui ou non. L'idée, c'est de tout demander et de ne pas te plaindre, trop te réjouir non plus ensuite du tout et rien de la réponse. Demande par réflexe, comme un batch, une tâche de fond permanente, et ensuite creuse ce rien, creuse ce tout. Il est tard, c'est bientôt la nuit, je t'en prie, demande.|couper{180}

fictions brèves Théorie et critique littéraire

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parler de soi

Pour parler, il faut avoir quelque chose à dire, et dire quoi ? Si tu élimines tout ce qui vient en premier, il ne reste pas grand-chose. Peut-être qu'il ne reste qu'un son, à peine une ou deux syllabes, et encore accepte que ce que tu nommais le sens sera inintelligible. Effrayant ? Pas tant que ça. Une fois l'effroi pris en pleine poire, pas tant que ça. Et soudain le mot « ciel », bien sûr, aide-toi, etc... Une forme dans laquelle le son peut entrer. Répète après moi : ciel, encore ciel, encore une fois ciel. Ensuite, est-ce que ce mot te convient ? Le son s'y trouve-t-il à son aise, vraiment ? Ou bien souffre-t-il d'une étroitesse ? Godasse, pompes, grolles, chaussure, ça te convient mieux ? Ça fait moins mal ? Tu vois, ce n'est pas difficile de parler de toi autrement, il suffit juste de trouver le mot dans quoi le son ne souffre pas de qui il est.|couper{180}

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Double voyage 02-Profil du voyageur

La nuit d’avant, tu n’avais que peu dormi, tiraillé entre la peur et le désir d’effectuer ce voyage. Et l’idée d’y renoncer revint plusieurs fois. Tu pesais le pour et le contrepour essayer de te rassurer ou de t’effrayer encore plus. Au final le nombre des actes posés en faveur de ce départ l’emportait sur toutes les pensées qui t’assaillaient. Tu avais cette impression persistante d’être double, et de ne pas pouvoir parvenir à n’être qu’un. Peut-être que si tu t’étais penché un peu plus sur l’origine de cette séparation, de cette division, il ne t’aurait pas fallu beaucoup de temps pour en revenir à des raisons simples, fondamentales, une origine. Par exemple, du coté de ta mère, la légende faisait du voyage un mythe fondateur, et que de l’autre, du père, le terroir fondait aussi une grande part de qui tu étais. Possible que le mot voyage fait encore surgir plus de 30 années plus tard l’idée d’un abandon, d’une perte irrémédiable, d’une nécessité de se réinventer totalement, en même temps qu’elle s’y oppose en tant que loisir, ou banal bien de consommation. Et aussi, tu te rends compte aujourd’hui que tu écris ces lignes, que ton choix quoique tu aies pu penser, hésiter cette nuit là, la nuit d’avant le grand départ, était déjà fait depuis longtemps, depuis toujours. Ce grand-père estonien, qui avait déjà dû sacrifier beaucoup pour quitter l’Estonie, se rendre à Saint-Petersbourg pour étudier l’art, avant la révolution de 1917, puis décider de tout quitter encore pour s’exiler en France à Paris, ce fantôme qui te hante depuis toujours, fut le modèle que tu avais choisi sans même en prendre conscience. Cette dichotomie, la source de toutes tes hésitations et de tes choix irréfléchis en apparence, tu peux en remonter aujourd’hui la trace, poser le doigt sur cette plaie purulente qui jamais ne se sera totalement refermée ou cicatrisée. Cette blessure qui toute ta vie durant tu léchas mais aussi trituras quand l’oubli menaçait de ne plus la sentir présente, d’ en souffrir. Comme si il n’y avait jamais eut d’autre vecteur plus puissant que la tristesse, la douleur, cette nostalgie étrange d’un homme, d’un pays que tu ne connus jamais, pour fonder cette part de toi, une part cachée, la plupart du temps inavouable. Aujourd’hui tu cherches les raisons pour lesquelles tu n’as pas compris cette chose simple à l’époque. C’est encore la nuit, tu t’es réveillé en sueur et en pensant à ta mère alors que tu n’y penses plus que très sporadiquement dans tes journées. Peut-être à cause d’un rêve dont tu ne te souviens plus non plus en te réveillant. Mais dont l’oubli lui-même en dit énormément. Suffisamment en tous cas pour que soudain tu comprennes que si tu as toujours voulu t’éloigner de quelqu’un, de quelque chose, c’était toujours que dans l’espoir de parvenir enfin à mieux t’en rapprocher. Cette obligation de rejet de ta mère, afin de pouvoir survivre, cette nécessité pensais-tu, pour ne plus rester bloqué dans cette immense nostalgie qu’elle chérissait comme leg et n’eut de cesse de vouloir te léguer aussi, c’était l’unique aspect négatif et dont elle ne fut qu’une victime consentante elle aussi. Et elle aussi, tout comme toi, avait sans doute opté pour ce que tu considères toujours être comme une forme de facilité, voire de lâcheté qui consiste à déclarer à haute voix ne t’inquiète pas tout va bien alors qu’en fait non, rien n’alla jamais. Rien n’alla jamais car impossible de prendre cette distance avec sa propre histoire afin de mieux la voir, la comprendre, en faire autre chose que ce que nous en avions fait. Et quand l’aube arriva, la sensation que tu éprouvas était-elle enfin à la mesure de l’éloignement auquel tu aspirais depuis toujours pour les retrouver ces fantômes ? le malaise inouï se confondant avec un soulagement immense au moment même où tu te posas sur le siège du bus qui t’emporta, ton ignorance et ta jeunesse les étouffa.|couper{180}

carnet de voyage oeuvres littéraires

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Double voyage 01-Profil du voyageur

Un jour, il avait dit : je vais partir en voyage. Pas dans l’intimité d’une confidence, non, il l’avait lancé au beau milieu de la place du village. Une phrase jetée comme une pierre dans l’eau stagnante. Une promesse faite aux autres, et surtout à lui-même. Une promesse qui, dès qu’elle franchit les lèvres, devient un piège. Parce qu’on ne revient pas en arrière après ça. Parce qu’il faut tenir. Parce que reculer, c’est s’avouer vaincu devant tout le monde. L’hiver était là, dur et glacial. Le départ ? Prévu pour le printemps. Mais pour l’heure, il n’était qu’un homme banal, trente ans à peine, perdu dans une vie qui se résumait à quelques lignes : célibataire, sans chat ni chien, sans voiture. Il marchait beaucoup, par nécessité souvent, mais aussi par goût. Marcher pour rêver. Marcher pour fuir. Et dans ces marches solitaires, il construisait son voyage comme on construit une maison en carton : fragile et bancale. Le voyage était un mirage autant qu’une peur sourde. Il n’avait jamais voyagé seul. Les souvenirs de colonies de vacances ou de visites familiales dans le centre de la France ne comptaient pas. Voyager seul, c’était affronter une solitude plus grande encore que celle qu’il connaissait déjà. Une solitude qui n’offrait ni confort ni sécurité. Alors il temporisait. L’argent devenait son alibi parfait : il n’y en a jamais assez. Il travaillait jour et nuit pour accumuler un pécule sans savoir combien il lui faudrait vraiment. Et puis les autres commençaient à poser des questions : Alors ce voyage, c’est pour quand ? Pris au piège de sa propre parole, il lâcha une date au hasard : le 1er mars. Une date qui lui donnait un répit tout en le condamnant à avancer. Mars arriva enfin. On le retrouva à Istanbul, dans une chambre d’hôtel du quartier des épices. Le matin filtrait par la fenêtre entrouverte ; les parfums inconnus s’insinuaient dans la pièce. Sur le lit, un appareil photo et des liasses de billets froissés. Devant le miroir du lavabo, il observait son reflet comme on observe celui d’un étranger. Tout semblait irréel : la ville qui s’éveillait au loin avec ses klaxons et ses bruits de rue ; lui-même, perdu dans un rêve dont il peinait à sortir. Il sortit marcher dans Istanbul, mais la déception s’installa rapidement. La liberté qu’il espérait se heurta à une solitude brutale et à l’ignorance : les enseignes illisibles, les noms inconnus comme celui de Soliman le Magnifique dont il ne savait rien. Dans un café où des hommes moustachus buvaient leurs petites tasses noires, il écrivit une carte postale pour Marie : Bien arrivé à Istanbul. Il fait beau temps. Ces mots lui semblèrent dérisoires ; pourtant il posta la carte. Le voyage continua vers Téhéran avec un groupe d’inconnus rencontrés sur la route. La frontière turque fut marquée par un épisode étrange avec un douanier moustachu qui l’isola dans un bureau sombre avant de finalement le libérer sous la pression des jeunes gens impatients d’en finir avec les formalités. Ce souvenir devint une anecdote qu’il raconterait parfois, modifiée ou embellie selon son humeur. Mais avec le temps, même cette histoire perdit son éclat. Comme tous ces voyages de jeunesse où se mêlaient encore désir et peur. Aujourd’hui, le voyageur est un vieil homme. Il ouvre un carnet à spirales où quelques phrases maladroites sont griffonnées — des brouillons écrits pour Marie autrefois. Mais Marie est devenue semblable aux souvenirs de ses voyages : floue et insaisissable comme un rêve dont on ne retient que des fragments avant qu’il ne s’efface complètement.|couper{180}

carnet de voyage oeuvres littéraires rêves

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Faire quelque chose de soi

Cette année, cela fait des mois que tu te répètes, en boucle, le jour, la nuit : il faut que je fasse quelque chose de moi. Une phrase comme un marteau, une scie qui grince, elle te ronge. Et puis, ça s’est transformé. Une idée de départ. Pas un départ simple, non. Déplacer le corps pour forcer la mue. Comme si le voyage pouvait être ce sas, ce rite de passage entre celui que tu es et celui que tu pourrais devenir. Mais l’idée reste floue, comme une photo surexposée. Alors, cette fois, pas question de juste rêver. Tu as tout préparé pour arracher ton corps à cet appartement d’Aubervilliers. Mais qu’est-ce que tu savais des préparatifs ? Rien. Tu avais juste compris qu’il fallait de l’argent. Beaucoup d’argent. Alors tu t’es mis à bosser comme un fou : deux boulots, des journées qui n’en finissent pas. De 7h30 à 17h dans un entrepôt à Bobigny, à préparer des commandes de matériel informatique. Puis de 19h à 6h du matin comme gardien au siège social d’une autre boîte informatique, place Vendôme. Le luxe glacé des halls vides te nargue pendant que tu piques du nez sur un canapé quand tes collègues ferment les yeux sur ta fatigue. Tu dors par miettes : une heure sur des rouleaux de papier bulle dans une réserve, deux heures volées dans le silence doré du siège social. Et toujours cette phrase qui cogne : il faut que je fasse quelque chose de moi. Mais elle ne mène nulle part. Pas d’image claire du futur pour te motiver. L’avenir pour toi, c’est comme les déclinaisons latines ou les équations : abstrait, incompréhensible. Tu vis au jour le jour et ça t’a déjà coûté cher. P., ta compagne depuis dix ans, est partie. Une nuit avant son départ pour le Brésil, vous avez fait l’amour comme jamais. Une offrande totale qui t’a effrayé, comme un présage. Le matin venu, elle t’a dit qu’elle s’en allait. Un autre homme. Une vie qui lui correspond mieux. Et toi ? Tu ne sais plus si tu te rappelles ses mots ou ceux que tu veux entendre. Et puis il y a la photographie. Tu ne sais plus ce que tu veux faire avec ça, mais tu sais ce que tu ne veux pas : plus de photos d’architecture glacée ou de mariages fades ; plus de books pour ces gens qui se rêvent mannequins ou acteurs et qui suintent l’arrogance. Alors tu fais des boulots minables qui te gardent ancré dans le réel des autres : ceux qui prennent le métro à six heures du matin pour nourrir leurs gosses et payer leur loyer. L’appartement est prêt pour ton départ : propre comme jamais, chaque détail réglé jusqu’à la cafetière prête pour demain matin. Tu as empaqueté l’agrandisseur photo dans un sac poubelle ; les bacs empilés à côté sont les derniers vestiges d’un atelier abandonné. Demain matin, tu appuieras sur le bouton de la cafetière, boiras ton café en regardant une dernière fois cet espace immaculé avant de partir. Avec ton sac sur l’épaule, tu longeras le canal jusqu’à La Villette et trouveras le bus qui t’emportera ailleurs — vers cet incertain mille fois préférable aux certitudes usées que tu traînes depuis trop longtemps.|couper{180}

Essai sur la fatigue Théorie et critique littéraire
Archives Archives de fictions en cours : synopsis, graines d’histoires, dispositifs narratifs et fragments de travail. Un (…)