fictions
Fictions courtes, microfictions et feuilletons : des récits brefs où réalisme et fantastique se frôlent. Autofiction, mythes réécrits, visions urbaines et rêves lucides — à lire vite, à relire lentement.
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Contagion
K. savait bien qu’il y avait un problème, mais il préférait ne pas y penser. Ce n’est pas tant qu’il avait changé, non, c’est juste que ses pensées – qui jusque-là circulaient tranquillement, dans un ordre satisfaisant, linéaire, prévisible – avaient pris une tournure… disons, plus erratique. Ce n’était pas dramatique. Il ne s’inquiétait pas vraiment. Juste un dérèglement passager. Un bruit de fond. Tout avait commencé un mardi, ou un jeudi, il ne savait plus très bien. Peut-être un dimanche, peu importe. Ce matin-là, il avait ouvert son ordinateur comme on ouvre un frigo en espérant y trouver quelque chose de bon, machinalement, sans même avoir faim. Les pages s’étaient enchaînées toutes seules, les liens cliqués par une main indépendante de sa volonté. Et voilà qu’il lisait un article. Un article dont il aurait ri, autrefois. Un article qu’il aurait démonté en trois phrases. Mais cette fois, non. Quelque chose accrochait. Pas le fond, bien sûr, mais une tournure, une logique sous-jacente. Il fronça les sourcils, referma l’onglet. Il s’en voulut aussitôt d’y avoir prêté attention. Il se resservit un café, vérifia l’heure sur son téléphone, consulta ses mails, relut ses notes. Tout était normal. Il sortit acheter un journal, parcourut les gros titres avec une moue d’ennui, rentra chez lui. Rien d’inhabituel. Si ce n’est ce curieux arrière-goût. Un truc tenace. Une petite distorsion dans l’engrenage. Le lendemain, il n’y pensa plus. Mais le surlendemain, il retomba – par hasard, bien sûr – sur un texte du même genre. Un autre ton, mais la même mécanique. Il haussa les épaules. Il pensa à autre chose. Puis il ouvrit un livre, mais les phrases dansaient mal, quelque chose clochait dans les mots, il n’arrivait pas à fixer son attention. Et surtout, il y avait ces idées qui revenaient, qui traînaient dans un coin de sa tête comme des objets oubliés sur une table. Des idées qu’il ne reconnaissait pas comme siennes. Des idées qu’il n’avait jamais pensées et qui pourtant étaient là, familières, anodines, presque confortables. Il se mit à marcher. Sortit dans la rue, histoire d’aérer son cerveau. Croisa une vieille dame qui donnait à manger aux pigeons, un livreur qui pestait contre son GPS, un homme en costard qui dictait un message en marchant trop vite. Tous ces gens avaient-ils aussi des pensées parasites, eux ? Ressentaient-ils, eux aussi, cette étrange sensation de contamination lente, cette impression que la réalité avait pris un demi-degré d’inclinaison sans prévenir ? Il s’arrêta à un feu rouge. Il pensa à l’article. Il se demanda s’il était en train de changer. Et il s’en étonna à peine. K. essaya de se tenir occupé. Ranger son appartement, faire des listes, tout structurer. Mais, il fallait bien l’admettre, il ne parvenait plus à hiérarchiser ses pensées. Ce n’était pas qu’il réfléchissait trop. C’était que tout lui semblait à la fois flou et trop net. Comme ces images numériques mal compressées : les contours grossiers, les détails exagérés, et au milieu, un vide étrange. Il prit un livre au hasard. Un classique, un truc dont il connaissait chaque phrase avant même de l’avoir lue. Il se força à avancer dans le texte, un mot après l’autre. Tout était normal, les phrases s’enchaînaient comme il se souvenait. Puis, soudain, il tomba sur une ligne qui n’avait jamais été là. Il relut. C’était impossible. Il avait lu ce livre plusieurs fois. Ce passage-là, ce mot-là, cette construction-là… jamais il ne les avait remarqués. Il referma le livre brusquement. Inspira. Expira. Il posa les mains sur la table pour vérifier qu’il était bien ici, dans son appartement, dans la réalité. Tout était à sa place. Et pourtant. Il ouvrit son ordinateur. Juste une minute, pour vérifier. Il retourna sur des sites qu’il connaissait par cœur. Il lut quelques articles. Puis il eut un choc. Les phrases lui paraissaient différentes. Pas dans leur sens – non, ça aurait été trop facile. Mais dans leur tonalité. Dans les mots choisis. Comme si quelqu’un avait légèrement modifié le texte pendant qu’il avait détourné les yeux. Il s’éloigna de l’écran. Est-ce que c’était lui qui lisait autrement ? Ou bien… ? Non. Non. Il refusait d’entrer dans ce raisonnement. Il regarda l’heure. 16h42. C’était absurde, il était persuadé qu’il était encore le matin. Quelque chose en lui venait de dérailler. Il s’habilla, sortit. Dans la rue, il se força à observer le monde extérieur. Des passants, des klaxons, une odeur de café et de gaz d’échappement. Tout était normal. Et pourtant, il avait l’impression d’être décalé d’un millimètre sur la réalité. Comme une radio mal réglée. Comme une phrase légèrement retouchée. Comme une pensée qui n’était pas la sienne. K. se força à parler à quelqu’un. Un collègue, un ami, n’importe qui. Il avait besoin d’une interaction pour s’ancrer dans le réel, pour confirmer qu’il était toujours lui-même. Il choisit Antoine. Parce qu’Antoine était un type stable. Solide, carré. Pas du genre à s’embarrasser de pensées inutiles. Ils se retrouvèrent dans un café. Antoine commanda un expresso, comme toujours. K. hésita une seconde de trop avant de commander le sien. D’habitude, il prenait un allongé. Pourquoi hésitait-il maintenant ? Antoine parlait de tout et de rien. Un projet de boulot, des vacances à organiser. K. faisait des efforts pour suivre, hochait la tête, ponctuait de quelques « oui, bien sûr », mais quelque chose n’allait pas. Les mots d’Antoine lui arrivaient avec un léger décalage. Comme s’ils avaient été préalablement filtrés par un intermédiaire invisible, légèrement reformulés avant d’atteindre son cerveau. Antoine disait exactement ce qu’il devait dire. Chaque phrase sonnait juste, parfaitement placée, dénuée de la moindre ambiguïté. Trop nette. Trop fluide. K. en était sûr maintenant : quelque chose dans le monde était en train de s’aligner. Il fixa Antoine. -- Ça va, toi ? demanda son ami. Question banale. Mais la manière dont il la posa… non, c’était trop parfait. -- Oui, oui, mentit K. Il fit glisser son doigt sur le bord de sa tasse, son regard fixé sur un point vague. -- T’es sûr ? insista Antoine. Il insista trop vite. Comme si la question avait été prévue dans le script. K. sentit une vague d’inconfort monter en lui. -- Bien sûr, pourquoi ? -- Tu fais une tête bizarre. K. avala une gorgée de café. Il était amer, plus amer que d’habitude. Il leva les yeux. Antoine le fixait, la tête légèrement inclinée, l’air d’attendre une réponse précise. Et c’est à cet instant précis que K. comprit. Il était en train d’être testé. K. laissa un silence planer. Antoine continuait de le fixer, l’air de rien. Son café fumait encore, mais il n’y touchait pas. K. sentit une étrange pression dans l’air, comme si la réalité elle-même s’était resserrée autour de lui. Comme si tout ce moment était un test de calibration, une expérience dont il était le cobaye. Il eut un léger vertige. Lentement, il posa sa tasse sur la table. -- Tu sais, commença-t-il, j’ai lu un truc intéressant l’autre jour. Antoine haussa un sourcil, attentif. Trop attentif. K. improvisait, testait à son tour. -- Une expérience cognitive. Des chercheurs ont montré qu’on peut implanter des souvenirs faux chez quelqu’un, juste en lui répétant des versions légèrement modifiées de la même histoire. Antoine ne répondit pas immédiatement. Il touilla son café, mais sans réelle intention de le boire. -- Mmh, fit-il finalement. -- Et du coup, continua K., comment tu sais si ce que tu penses aujourd’hui, c’est vraiment ce que tu as toujours pensé ? Une fraction de seconde, le regard d’Antoine changea. Un micro-hésitation. Une imperceptible latence. Puis il sourit, et ce sourire… K. ne sut pas pourquoi, mais il le sentit préfabriqué. -- Mec, t’es en train de me parler de manipulation mentale, là ? Sérieusement ? Il avait dit ça avec légèreté. Presque comme une blague. Presque. K. l’observa attentivement. Il voulait croire qu’Antoine réagissait normalement, qu’il se moquait de lui avec son ton habituel, que tout allait bien. Mais quelque chose n’allait pas. Le timing. L’intonation. L’enchaînement des phrases. Tout sonnait trop juste. Trop lisse. Trop exactement comme il fallait. Il baissa les yeux sur la cuillère qu’Antoine tenait encore entre ses doigts. Elle vibrait légèrement contre la porcelaine. Un détail insignifiant. Et pourtant, K. sut, à cet instant précis, que quelque chose l’observait à travers Antoine. Que son ami n’était peut-être plus… tout à fait son ami. Et alors, il prit la seule décision qui lui sembla logique : se lever et partir. K. marcha vite. Puis plus vite encore. Il ne savait pas où il allait, mais il fallait qu’il s’éloigne. Antoine était resté assis au café, sans chercher à le retenir. Normal. Tout était toujours trop normal. Dans la rue, les passants avaient l’air ordinaires. Des piétons traversaient en vérifiant leur téléphone. Une femme attendait son bus en tapotant ses ongles sur la barre métallique de l’abribus. Des adolescents riaient fort devant une boulangerie. Tout était normal. Mais tout sonnait faux. K. s’arrêta au coin d’une rue. Il devait faire quelque chose. Agir. Se raccrocher à un élément réel. Une preuve. Alors il sortit son téléphone. Ouvrit son historique de recherche. Tout était là. Tout ce qu’il avait lu ces dernières semaines. Mais ce n’était pas exactement ce dont il se souvenait. Des titres légèrement différents. Des formulations qu’il ne reconnaissait pas. Des dates modifiées. Comme si quelqu’un avait réécrit le passé sous ses yeux. K. sentit un frisson glacé lui traverser l’échine. Et c’est alors qu’un message apparut sur son écran. « VOUS ÊTES DÉCONNECTÉ. » Pas d’expéditeur. Pas d’application associée. Juste ces trois mots, suspendus là, comme une sentence. Il releva les yeux. Le monde était figé. Les voitures ne bougeaient plus. Les passants étaient arrêtés en plein mouvement, certains le pied en l’air, d’autres la bouche ouverte sur une phrase inachevée. Tout était immobile. Et lui, le seul à encore bouger. Un silence absolu s’abattit. K. fit un pas en arrière. Puis un autre. Son cœur battait à une vitesse absurde. Puis il comprit. Ce n’était pas lui qui s’éloignait du monde. C’était le monde qui s’éloignait de lui. Un bruit blanc envahit ses oreilles. Pas un son. Pas un signal. Juste un silence trop parfait. Et, avant qu’il n’ait le temps de hurler, tout s’effaça. Musique : Gyorgy Ligeti Lux Aeterna Image d'illustration Giorgio De Chirico Intérieur Métaphysique avec Biscuit ( 1916)|couper{180}
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Ce qui est proche se doit de rester loin
La phrase m’a réveillé en sursaut. Je la voyais presque s’inscrire sur le mur en face de moi. Ce qui est proche se doit de rester loin. Quelqu’un me l’avait soufflée. Ou alors c’était ma propre voix, mais désynchronisée. Trop distincte pour être un simple écho mental. J’ai regardé mon téléphone. Un appel manqué. Numéro inconnu. 2h03. Un frisson me parcourt. J’avale un Doliprane effervescent, observe les bulles crever la surface du verre. Puis j’ouvre Les Montagnes de la folie. (Hallucinées). Je n’avais jamais pris la peine de lire la préface. Cette fois, je m’y attarde. C’est comme du Lovecraft, pensé-je. Mais mon esprit bifurque. Impossible de rester concentré. Le Procès. K. J’ai vu passer une annonce dernièrement. The Trial, Orson Welles, Anthony Perkins dans le rôle de K. Je fouille, retrouve, visionne une bonne partie du film en attendant que le médicament fasse effet. Il doit y avoir un lien entre HPL et Kafka. Ces personnages, chez Lovecraft, contraints de dire alors qu’ils préféreraient se taire. Comme K., figé devant le portail de la Justice. Et puis cette idée : Ce portail, il l’a créé lui-même. Ce n’est pas une barrière extérieure. C’est sa propre idée de la Loi, un concept d’inaccessibilité qu’il est condamné à ne jamais franchir. Parce que son rôle, le seul qu’il s’autorise en silence, c’est de ne pas pouvoir passer.. Un vertige s’installe. L’absurde d’hier paraît aujourd’hui plus réel que jamais. Je suis dans la chambre. Non, dans un couloir. Une seconde avant, c’était ma chambre. Une seconde après, c’est autre chose. Un espace sans mur défini. Mais la porte est toujours là. La poignée tourne d’elle-même. À l’intérieur, une table. Je la connais. Je l’ai déjà vue. J’en suis sûr. Mais où ? Je ferme les yeux. Me retrouve dans un réseau de galeries souterraines, où la roche suinte d’une humidité minérale, l’odeur de soufre et de fer rouillé envahit mes narines. Le sol est instable, friable sous mes pas, une croûte de schiste éclaté qui cède par endroits, révélant des strates sédimentaires enfoncées dans la pénombre. Des veines de quartz luisent faiblement, réfléchissant la lueur d’un néon mourant accroché à une voûte de basalte. J’avance entre les formations calcaires, les piliers naturels rongés par le temps, et là, dans une cavité plus large, des centaines de corps nus sont entassés sur des lits superposés de pierre taillée, creusés à même la roche. Les camps. Mais quelque chose cloche. Les corps ne sont pas maigres. Ils sont luisants, pleins, presque gras. Et de leur juxtaposition insensée se dégage une étrange sensualité. J’entends un bruit derrière moi. Un froissement. Un pas. Une respiration retenue. Mais la pièce est vide. Ou du moins, elle l’était. Je vérifie mon téléphone. L’appel manqué est toujours là. Mais la date a changé. Nous sommes en 2135. Je rouvre les yeux. Ce n’est ni un rêve ni un souvenir. C’est autre chose. La douleur est encore là. Supportable. Une foreuse de conscience. Avoir mal est une chose. Entretenir ce mal en est une autre. Quand ai-je compris cela pour la première fois ? Je ne sais plus. Peut-être ce jour où je suis resté allongé sur le carrelage froid de la cuisine, après une correction magistrale. Le froid collé à ma peau, le corps immobile, incapable de pleurer. Mais étrangement détaché. Comme si je n’étais plus dans la scène. Bourreau et victime ne formaient plus qu’un, un ensemble flou, indistinct. Ou était-ce cette autre fois, dans l’enfance, quand la branche du cerisier s’est rompue sous mon poids, me projetant contre la terre avec une violence inattendue ? L’impact, la douleur vive, la respiration coupée. Ce moment suspendu où on se demande si l’on va se relever. Mais en revoyant la scène, quelque chose cloche. Tout ne tombe pas au même rythme. Un résidu reste en suspens, en dehors de l’événement. Un témoin silencieux qui observe l’ensemble. Ou peut-être n’était-ce ni l’un ni l’autre. Peut-être était-ce J., et son absence soudaine. Un matin, elle n’était plus là. Et alors, ce n’était plus une douleur localisée. C’était autre chose. Un vide sidéral, froid, effroyable. Mais encore une fois, l’étrange possibilité de mise à distance, de mise en abîme. J’ai dû m’endormir dans ce rêve lui-même, m’enfoncer dans sa trame comme un corps glisse dans une faille souterraine. Puis un autre rêve s’est formé, à l’intérieur du premier. Un rêve dans le rêve. Le mot dent s’est modifié. Il s’est effrité, recomposé, jusqu’à se métamorphoser en autre chose. Mal de dent est devenu mal dedans, puis s’est encore transformé. Adama. accompagné d'un dégoût envers une expression méprisante sans-dent. Alors, une silhouette a émergé. Une forme noire, indistincte d’abord, à la lisière du réel. Puis elle s’est précisée, condensée, comme sculptée à même la terre. Une figure d’argile noire, craquelée, dont la peau semblait vivante, suintante. Son regard était un gouffre, sans reflet, sans profondeur. Il ne marchait pas, il avançait, glissant lentement vers moi. Il me connait. Une épouvante encore jamais vécue m’envahit, glaciale, absolue. Elle s’enroule autour de moi comme un linceul, me prend à la gorge. J’essayai de me détourner. Impossible. L’être avançait toujours, et dans ma poitrine, un battement s’accélérait, non pas le mien, mais le sien. Musique : Ludsmord Goetia|couper{180}
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La quête sans fin
Chute. D’abord, il n’enregistre pas l’information. Son cerveau refuse de classer ce qui est en train de se produire. Une fraction de seconde plus tôt, tout était stable, sous contrôle, plus ou moins. À présent, son centre de gravité a disparu, son bras droit s’agrippe à ce qui semble être une corde poisseuse – poisseuse non pas d’une humidité neutre, mais d’une substance plus visqueuse, plus suspecte, possiblement une résine végétale ou un dépôt huileux laissé par une autre main avant la sienne. C’est une corde de chanvre grossier, tressée à la va-vite, déjà effilochée en plusieurs endroits, marquée par un vieillissement inégal, certaines fibres étant plus détendues que d’autres, ce qui indique qu’elle a été utilisée de façon intermittente, probablement mal entretenue, possiblement grignotée par des insectes xylophages, et quoi qu’il en soit en fin de vie. Sous lui, la jungle. Mais pas une jungle de cinéma, pas une jungle d’illustration de guide touristique, pas une jungle romantisée à la Conrad ou Kipling, avec des explorateurs moustachus en casque colonial avançant héroïquement sous des lianes perlées de rosée. Non. Une jungle laide. Un fouillis opaque de végétation mal organisée, où les branches ne forment pas des arabesques photogéniques, où les fleurs exotiques n’apportent pas de respiration colorée à la scène, où l’ensemble ressemble à un potager laissé en friche pendant cinquante ans. Le vent siffle dans ses oreilles. Ce détail l’agace, car il ne devrait pas entendre le vent. Il y a trop de végétation en contrebas, trop de masses feuillues pour que l’air puisse s’engouffrer ainsi. Quelque chose cloche. Puis son téléphone vibre. Il pense d’abord à une hallucination, puis non. C’est bien une vibration, une alerte, une connexion qui ne devrait pas exister ici. Il décroche. — Félix, c’est le syndic. Vous avez oublié de régler vos charges. Porte. Elle est grande, métallique, austère. Une porte conçue pour résister aux âges, aux pillards, aux éléments, probablement coulée dans un alliage robuste, un mélange d’acier et de nickel pour limiter la corrosion, renforcée par des rivets industriels du type utilisé dans la construction des sous-marins nucléaires. Elle est rouillée. Ce qui est un problème, car cela signifie que son entretien a été négligé. Or, ce genre de porte ne se néglige pas. Une rouille avancée sur une porte censée être inviolable remet en question son inviolabilité même. Ce qui suggère deux hypothèses : 1. Elle a été abandonnée il y a longtemps et son mystère n’en est plus un. 2. Quelqu’un voulait qu’elle semble abandonnée, pour mieux décourager les curieux. Dans les deux cas, ça ne sent pas bon. Félix pose une main sur la poignée, teste la résistance du mécanisme. — Attends, dit Sophie. Il attend. À ce stade, il sait que ça va mal tourner. Elle ajuste ses lunettes, l’air de celle qui ne demande rien d’extraordinaire. — L’amulette. Il plisse les yeux. — Quelle amulette ? — Celle du temple. — Quel temple ? — Le temple aztèque. — Les Aztèques avaient des amulettes ? — Évidemment. Il réfléchit. — Ils avaient aussi des portes métalliques ? — Non, ça, c’est un ajout récent. Il soupire. — Où est cette putain d’amulette ? Elle vérifie son carnet. — Dans les ruines aztèques. À deux jours d’ici. Ruines aztèques. Ce ne sont pas des ruines spectaculaires, du moins pas à la manière des temples de Chichén Itzá ou de Teotihuacán. Elles sont mal dégagées, peu mises en valeur, comme si personne n’avait jugé utile de les promouvoir. La mousse y pousse sans discipline, les marches en pierre sont inégales, bancales, traîtresses, et le seul panneau d’information disponible est un vieux panneau de bois avec un texte à moitié effacé, un pictogramme signalant qu’il est interdit d’uriner ici, et un graffiti en espagnol dont la traduction littérale serait « Sergio est un chien ». L’amulette est là, posée sur un socle de pierre noire. Elle est petite, terne, anodine, avec au dos une étiquette indiquant « Made in China ». Félix ne dit rien. Retour au bunker. Il pose l’amulette sur la serrure. Rien ne se passe. Il ferme les yeux. Il sait déjà ce que Sophie va dire. Elle le dit quand même. — Il faut une clé. Collectionneur. Un homme au front luisant, aux lunettes fines, vivant dans un appartement feutré, tapissé de livres jamais ouverts, dont l’odeur se mélange à celle d’un whisky de bonne facture et d’un vieux cuir anglais. Il tend une clé minuscule, en cuivre patiné. Félix la prend sans poser de questions. Retour au bunker. Il insère l’amulette. Puis la clé. Un clic. La porte s’ouvre. Un piédestal. Une boîte. Félix ouvre la boîte. Un papier. Trois mots. « Trop tard. Essayez ailleurs. » Rue de l’Arcade. Pluie fine. Une porte rouge. Sur la porte, une photo en noir et blanc, un torero figé au moment où un taureau lui ouvre la poitrine. Un frisson traverse Félix. Il lève la main. Frappe deux coups secs sur la photo. Un silence. La porte s’ouvre. Une femme brune. Elle sourit. — Tu en as mis du temps. FIN. Ou début.|couper{180}
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Impasse du Labrador
Drôle d'endroit que cette impasse du Labrador. On se demande bien ce qui a pris à ce Chauvelot - personnage aussi improbable qu'un roman mal ficelé - d'aller chercher ce nom-là. Comme si Paris manquait de banquise. Un type étonnant d'ailleurs, ce Chauvelot, qui s'est mis en tête de jouer les démiurges immobiliers après avoir tâté de la rôtisserie. Le genre à passer du poulet grillé à la spéculation foncière sans transition, avec cette désinvolture qui caractérise les aventuriers du XIXe siècle. Il avait de ces lubies, Chauvelot. Un « Village de l'Avenir », qu'il voulait faire. Rien que ça. L'avenir, en 1850, c'était encore quelque chose d'optimiste, quelque chose qui faisait rêver les gens. Aujourd'hui, l'avenir s'est un peu tassé, comme le toit de la petite maison du fond de l'impasse qui persiste à défier la verticalité ambiante avec une sorte d'insolence tranquille. C'est une impasse qui fait semblant de ne pas être à Paris, qui joue les villages de province avec une application touchante. Une sorte de pied de nez urbanistique, planqué entre les barres d'immeubles comme un secret mal gardé. Le genre d'endroit où même les oiseaux ont l'air de chanter avec un accent de banlieue, histoire de ne pas trop se faire remarquer. Et puis il y a ce portail, au fond. Derrière, la maison survivante fait sa résistante. Elle aurait pu être ailleurs, dans un autre temps, un autre lieu. Mais non, elle est là, obstinément là, comme une virgule mal placée dans une phrase trop longue. Une virgule jaune, d'ailleurs, ce qui ne arrange rien à l'affaire. Maurice ( qui ne s'appelle pas Maurice) vécu dans cette petite maison plusieurs fois au cours de sa vie. Mais de façon sporadique. Un mois par-ci trois mois par-là. Un peu plus loin il y a une boulangerie. On y vend du pain Poilâne qui se conserve bien mieux que la baguette blanche.|couper{180}
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La rue Jobbé-Duval
Il y a cette rue, donc, dans le quinzième. Une rue comme les autres au premier regard, deux cent trente-huit mètres de long sur quinze de large, qui relie Dombasle aux Morillons. On pourrait passer à côté sans y penser, comme on passe à côté de tant de choses dans Paris. C'était en 1912, quelqu'un a eu l'idée de l'appeler Ballery. Pourquoi Ballery ? Personne ne s'en souvient vraiment. Puis on s'est ravisé, on a préféré Jobbé-Duval. Félix-Armand, le peintre. Un type intéressant d'ailleurs, ce Félix-Armand. Breton d'origine qui a passé quarante ans de sa vie dans le quartier. Le genre d'homme qui ne tenait pas en place : peintre le jour, politique le soir, à s'agiter sur les bancs du conseil municipal pour la laïcité, l'instruction gratuite, toutes ces choses qui semblaient importantes à l'époque. Au numéro 8-10, il y a ce bâtiment massif, l'ancien central téléphonique Vaugirard. Une construction de 1930, tout en béton et en métal, avec ces fenêtres démesurées qui avalent la lumière. On imagine les voix qui transitaient là, les conversations qui se croisaient, s'emmêlaient, se perdaient. Maintenant, le silence. Ou presque. Les plafonds sont hauts, comme si l'air avait besoin de tout cet espace pour circuler entre les étages. C'est une rue qui ne fait pas de bruit, qui ne cherche pas à se faire remarquer. Une rue qui attend peut-être qu'on raconte son histoire, même si elle n'est pas sûre d'en avoir une qui vaille la peine. Maurice ( qui ne s'appelle pas Maurice) habitait au 35, septième étage.|couper{180}
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Que c’est-il passé à Javel ?
detail-du-plan-de-roussel-paris-ses-fauxbourgs-et-ses-environs-1730-1739 Bon, il faut bien commencer quelque part, alors commençons par le début qui n'en est pas vraiment un. En 1860, quelqu'un a eu l'idée saugrenue de créer le 15ème arrondissement. Une sorte de patchwork territorial, si vous voulez, fait de bouts de communes qu'on a recousus ensemble comme un vieux manteau. Vaugirard d'un côté, Grenelle de l'autre, et puis des petits morceaux d'Issy qu'on a ajoutés pour faire bonne mesure. Avant ça, figurez-vous qu'on chassait le lièvre à Grenelle. Oui, le lièvre. Des types en redingote qui couraient après des bestioles à grandes oreilles, ça devait avoir de l'allure. La plaine s'appelait « garanella », ce qui voulait dire « petite garenne ». Les lapins devaient bien rigoler de cette appellation contrôlée. Et puis il y a eu cette histoire d'eau de Javel. En 1777, des malins ont eu l'idée géniale d'installer une usine de produits chimiques. L'hypochlorite de potasse, ça vous parle ? Non ? Normal. Mais l'eau de Javel, ça oui. Le quartier s'est retrouvé avec un nom qui sent le propre, ce qui n'est pas donné à tout le monde. Tiens, parlons de Madame Necker. En 1778, elle se dit qu'un hospice pour les pauvres, ça ferait chic. Cent-vingt places, des religieuses aux commandes, le tout dans un ancien couvent. Son mari était ministre des Finances, ça aide pour les travaux. L'hôpital existe toujours, c'est dire si l'idée n'était pas si mauvaise. L'histoire du 15ème, c'est aussi celle d'un certain Violet qui s'associe avec un certain Letellier en 1824. Leur projet ? Découper la plaine de Grenelle en petits morceaux pour les vendre. Des entrepreneurs avant l'heure, des spéculateurs immobiliers qui ne savaient pas encore qu'ils l'étaient. Ils ont même eu droit à leur rue, la rue des Entrepreneurs. L'ironie ne s'invente pas. Et cette église Saint-Lambert, parlons-en. Au début, c'était juste une chapelle pour des gens qui trouvaient que marcher jusqu'à Issy, c'était trop fatiguant. En 1453, on leur refile les reliques d'un saint belge assassiné en 708. Saint Lambert, spécialiste des hernies et de la maladie de la pierre. Les ex-voto s'accumulent, les pèlerins affluent, l'argent rentre. Un business model médiéval qui fonctionnait plutôt bien. Sous la Révolution, l'église devient temple de la Raison. Un changement de cap radical, vous en conviendrez. Les hernies devaient se soigner toutes seules. Et puis il y a eu cette histoire de gare Montparnasse en 1859. On pose des rails, on construit un bâtiment, et voilà que les trains se mettent à arriver dans le 15ème. Les voyageurs aussi, par la même occasion. Certains sont restés, d'autres sont repartis. C'est le principe d'une gare. L'industrie, parlons-en. Des usines partout. Des chaudières, des locomotives, des ballons, des dirigeables. Même les ascenseurs de la tour Eiffel ont été fabriqués ici. Le 15ème, c'était le Silicon Valley de la vapeur et du métal. Après la Première Guerre mondiale, on s'est dit que des boulevards, ça ferait moderne. Les Maréchaux, qu'on les a appelés. Pas très original comme nom, mais ça pose son homme. Et puis dans les années 70, la tour Montparnasse est sortie de terre comme un champignon de béton. Les habitants ont fait la grimace, mais ils s'y sont habitués. C'est ça ou déménager. Aujourd'hui, le 15ème est le plus peuplé des arrondissements parisiens. Huit cent cinquante hectares de territoire, des milliers de vies qui s'entremêlent, des histoires qui s'empilent comme des couches géologiques. Des traces d'eau de Javel dans les sous-sols, des fantômes de lièvres qui courent encore dans les jardins, et cette tour Montparnasse qui joue les vigies de béton. C'est ça, le 15ème. Un grand puzzle urbain où les pièces ne s'emboîtent pas toujours parfaitement, mais qui tient debout quand même. Une sorte de miracle administratif et architectural qui continue de fonctionner sans que personne ne sache vraiment pourquoi ni comment. Et pendant que certains cherchent encore des hernies à faire guérir par Saint Lambert, d'autres inventent l'avenir dans des bureaux climatisés. Le temps passe, les usines deviennent des lofts, les chapelles des supermarchés, mais l'arrondissement reste là, imperturbable, avec ses secrets et ses contradictions. Comme dirait peut-être un ancien chasseur de lièvres de Grenelle : « C'est fou ce qu'on peut faire avec quelques communes mal assemblées et beaucoup d'imagination. »|couper{180}
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quête de célébrités dans le 15ème
Biographie de Georges Perec, de Claude Burgelin (détail de couverture) © Gallimard Commençons par le plus évident, qui ne l'est pas tant que ça : le 15ème arrondissement existe. On pourrait en douter certains jours de brume, quand la tour Montparnasse joue à cache-cache avec les nuages, mais non, il est bien là. Un type que je connais, appelons-le Maurice (ce n'est pas son nom), s'est mis en tête de recenser tous les grands hommes qui y ont vécu. Une sorte de manie, si vous voulez. Il passe ses journées à scruter les plaques commémoratives, le nez en l'air, se cognant régulièrement dans les poteaux. Maurice a commencé par Louis Pasteur, évidemment. Pas le plus discret des résidents. Son institut trône encore rue du Docteur Roux, comme une énorme pâtisserie scientifique posée là par un géant distrait. Pasteur y a fait des choses avec des microbes. Des trucs importants, paraît-il. Maurice a noté dans son carnet : « A sauvé des gens qui ne le savaient pas encore ». C'est pas faux. Plus tard, beaucoup plus tard, André Citroën a eu la brillante idée d'installer ses usines sur le quai de Javel. L'endroit sentait l'eau de Javel, ce qui était logique vu le nom, mais ça ne dérangeait personne. Les ouvriers fabriquaient des voitures qui ressemblaient à des boîtes de conserve roulantes, mais ça marchait. Aujourd'hui, il reste un parc. Les enfants jouent là où on assemblait des carburateurs. L'histoire a de ces ironies. Maurice continue sa quête. Il tombe sur la trace d'Antoine Bourdelle, le sculpteur. Celui-là vivait dans son atelier, aujourd'hui musée, entouré de statues qui le regardaient dormir. Il paraît qu'il parlait avec elles la nuit. Maurice a noté : « Conversation nocturne avec du bronze = normal pour un artiste ». Il met beaucoup de points d'égalité dans ses notes, allez savoir pourquoi. Dans les années folles, un certain Robert Desnos habitait rue Blomet. Il écrivait des poèmes surréalistes en dormant, ce qui est plus productif que de ronfler simplement. Les voisins s'en plaignaient moins. Maurice a retrouvé l'immeuble, mais pas les rêves. Ils se sont évaporés avec le temps, comme la fumée des cigarettes que Desnos fumait en écrivant. Plus près de nous, Georges Perec a vécu rue de l'Assomption. Il comptait les lettres, les mots, inventait des contraintes pour mieux s'en libérer. Maurice a essayé de compter les fenêtres de son immeuble, mais il s'est perdu après la vingtième. Ce n'était pas son truc, les mathématiques littéraires. Il y a eu aussi Raymond Queneau, qui habitait rue des Morillons. Il regardait passer les gens à la station Pernety et en faisait des personnages. Maurice a tenté de faire pareil, mais les gens qu'il observe ont l'air terriblement ordinaire. Il leur manque peut-être ce petit grain de folie que Queneau savait voir. Dans les années 60, Marguerite Duras écrivait dans son appartement de la rue Saint-Benoît. Elle buvait du vin rouge et tapait sur sa machine à écrire des histoires d'amour impossible. Maurice a noté : « Écrivait = buvait = écrivait ». Encore ces points d'égalité. Le compositeur Erik Satie a vécu rue Cortot, dans un minuscule appartement où il empilait les pianos droits les uns sur les autres. Il sortait la nuit, marchait jusqu'à l'aube, rentrait épuisé mais content. Maurice fait pareil, sans les pianos. Il dit que ça l'aide à réfléchir. Il y a eu d'autres grands hommes, bien sûr. Des scientifiques, des artistes, des écrivains. Certains sont restés quelques mois, d'autres toute leur vie. Ils ont laissé des traces, des œuvres, des souvenirs. Maurice les collectionne comme d'autres collectionnent les timbres ou les capsules de bière. Le 15ème continue d'attirer les créateurs, les penseurs, les rêveurs. Ils s'installent dans des appartements trop chers, regardent la tour Eiffel depuis leur fenêtre (quand ils ont de la chance), écrivent des histoires ou peignent des tableaux. Maurice les observe de loin, note leurs habitudes dans son carnet. Il attend qu'ils deviennent célèbres pour ajouter une page à sa collection. Parfois, le soir, quand la lumière devient orange et que les ombres s'allongent sur les trottoirs, Maurice s'assoit sur un banc du parc André Citroën. Il sort son carnet, relit ses notes. Les grands hommes du 15ème défilent dans sa tête comme un générique de film muet. Il se dit qu'il devrait peut-être écrire un livre. Mais il préfère continuer à chercher, à observer, à noter. C'est son territoire à lui, sa façon de faire partie de l'histoire. Et puis, comme dit Maurice (qui n'est toujours pas son vrai nom) : « Les grands hommes, c'est comme les pigeons. Ils laissent des traces partout, mais on ne sait jamais vraiment où ils vont atterrir. »|couper{180}
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Commençons par le 15ème
cite-verte-paris-mademoiselle On pourrait commencer par traverser ce quinzième, le plus vaste des arrondissements parisiens, si vaste qu’on finirait peut-être par ne jamais en sortir, absorbé dans ses marges, englué dans son urbanisme hésitant. Une sorte de ville dans la ville, effectivement, qui s’étire vers le sud-ouest avec l’air de ne pas trop savoir où elle va. Les rues y sont d’humeur changeante, passant sans transition d’une discipline haussmannienne à des poussées d’Art Déco, avant de s’effondrer, sans préavis, dans une modernité de hasard, une façade vitrée ou un immeuble sans charme mais fonctionnel, ce qui n’est déjà pas si mal. Au nord, vers la Tour Eiffel, on frôle l’opulence, les façades cossues semblent attendre quelque chose, peut-être un futur acquéreur ou un ambassadeur en détresse. Plus au sud, vers la Porte de Versailles, le béton prend ses aises, façon brave type qui étale ses affaires un peu partout. La rue du Commerce, elle, s’applique à faire semblant d’être une bourgade, ses boutiques bien alignées, alignement auquel personne ne prête attention mais qui rassure, allez savoir pourquoi. Du côté de Necker, l’hôpital insuffle un rythme plus nerveux, un ballet de blouses blanches qui vont et viennent, pressées, concentrées, réglées comme du papier à musique, une musique néanmoins un peu trop rapide. On quitte ces grands axes, on emprunte des passages plus discrets, on se faufile dans ces interstices que la ville oublie parfois. Villa Santos-Dumont, cent dix mètres de pavés qui s’entêtent à ne pas ressembler au reste, où l’on se surprend à ralentir sans s’en rendre compte. Les glycines prospèrent en silence, suspendues aux façades comme des spectatrices attentives. Derrière les verrières, des artistes s’obstinent, on ne sait trop à quoi. Impasse des Thermopyles, décor rural improbable qui persiste contre toute attente. Les glycines, encore elles, s’accrochent aux gouttières avec une obstination admirable. Sous leurs arches improvisées, quelques habitants cultivent des tomates cerises dans des caisses récupérées, ce qui leur donne l’impression d’être plus à la campagne que dans un arrondissement dont le code postal continue d’indiquer Paris. Chaque mercredi, un accordéoniste répète, ses mélodies hésitantes flottant entre les murs, s’accrochant aux pavés avant de s’évanouir sous les assauts d’une cantine scolaire en pleine effervescence. Passage de la Sucrerie, vestige d’un passé industriel dont il ne reste que quelques inscriptions effacées, des flèches pointant vers nulle part, un entrepôt reconverti en atelier. Un sculpteur y découpe du métal et fabrique des mobiles sonores, qui tintent doucement quand le vent décide d’animer le porche. Parfois, on croit entendre un fracas plus lointain, mais c’est juste un livreur qui s’engage mal dans une ruelle trop étroite. Le soir, les terrasses s’animent rue de la Convention, les conversations s’entrelacent sans jamais se rejoindre, les verres s’entrechoquent, les assiettes glissent sur les tables, le tout formant un bourdonnement d’arrière-plan qui ressemble vaguement à une forme de vie. Le soleil décline et caresse les façades Art Déco, les angles se précisent, les ombres s’allongent, donnant à la scène des allures de polar, ou du moins quelque chose qui y ressemble. Paris s’effiloche par endroits, se désagrège sans s’écrouler, tient encore par des fils ténus, quelques rituels, quelques visages qui persistent à ne pas changer malgré tout. Villa Quintinie, les maisons basses s’alignent avec cette docilité propre aux espaces oubliés. Un ancien professeur de mathématiques y collectionne les baromètres, il en a soixante-trois, en parfait état de marche, mais tous en désaccord. Sa voisine, qui fut peut-être danseuse, arrose ses géraniums en chaussons de ballet, perpétuant un geste dont elle seule connaît encore l’origine. Et ainsi va ce quinzième, morceaux juxtaposés, archipel sans logique apparente où chacun semble suivre un scénario dont il ignore pourtant la fin.|couper{180}
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Retour en arrière
Gare de San Sébastian Ernst Belin Le pinceau attaque la toile dans un froissement presque inaudible, un de ces bruits qu’on ne perçoit qu’en tendant l’oreille à trois centimètres de la source. La main qui le tient – main droite, naturellement – s’avère reliée à un bras qui, suivant une logique anatomique difficilement contestable, se prolonge jusqu’à une épaule. L’épaule, elle, fait partie d’un corps. Le corps, debout. L’atelier, vide. La nuit, dense.Dehors, le quartier joue les morts. Temporairement. À quelques kilomètres, un coq se prépare déjà à son numéro quotidien – pas le choix, c’est contractuel. Son chant, bientôt, va se mêler aux annonces SNCF, ces litanies ferroviaires qui résonnent comme des mantras administratifs. « Les voyageurs pour Lyon… » (pause réglementaire) « …voie B ». La région s’ébroue alors, tel un chien mouillé sortant d’une sieste. L’agitation se propage par ondes concentriques, comme une pierre jetée dans une mare, sauf qu’ici personne n’a rien jeté et que ce n’est pas de l’eau. Le temps, cette invention discutable, fait encore des siennes. Les aiguilles de l’horloge – un modèle standard des chemins de fer espagnols, fabrication suisse probablement – ont décidé de faire grève. On ne peut pas leur en vouloir. Le hall de la gare de San Sébastian, lui, joue parfaitement son rôle de hall de gare désert, avec cette application maniaque propre aux lieux publics en pleine nuit.Une odeur – disons-le franchement : une puanteur – s’élève de la rivière voisine. C’est le genre d’effluve qui ne laisse aucun doute sur sa nature, le type même de la fragrance urbaine nocturne. Se lever devient une option raisonnable. Les jambes, ces fidèles servantes de la locomotion, acceptent de reprendre du service.Dehors, l’éclairage municipal fait preuve d’une discrétion remarquable. Quelques clochards – deux, pour être précis, ni un ni trois – ont transformé les bancs en suites présidentielles à ciel ouvert. Un pont se dessine au loin, quoique « se dessiner » soit peut-être un peu optimiste vu la pénombre. L’Espagne entière, cette nuit, semble avoir décidé de participer à un concours d’exhalaisons douteuses. Le Portugal attend, là-bas, quelque part après la ligne d’horizon – pour autant qu’on puisse faire confiance aux horizons. L’Étranger de Camus – choix discutable d’un point de vue mobilier – fait office de cale sous le pied d’une table ronde qui, sans lui, manifesterait des tendances chorégraphiques inquiétantes. La Remington – acquisition dominicale aux Puces de Clignancourt, section brocante – trône au centre, flanquée d’une pile de feuillets d’une blancheur presque agressive.Le linoléum – beige à l’origine, désormais d’une teinte indécidable – exhibe les stigmates d’un entretien méthodique mais vain. L’évier, modèle réduit, jouxte ce qu’on pourrait qualifier, par excès d’optimisme, de cuisine. La fenêtre, elle, cultive une vocation exhibitionniste permanente, été comme hiver – choix architectural discutable mais assumé.Les dimanches, le marché de Château Rouge livre ses effluves sans sommation, participant à cette cacophonie urbaine qui s’infiltre par la fenêtre récalcitrante. La vie, cette importune, s’invite sans préavis. Paris tout entier – et par extension concentrique le pays, voire la planète – semble atteint d’un syndrome de distraction chronique, pathologie contemporaine s’il en est.Reste la Remington, sur laquelle on frappe – technique proche de l’interrogatoire musclé – pendant que la vie s’infiltre, tel un poison quotidien. Comme ce Mithridate – référence possiblement pédante mais historiquement attestée – qui s’immunisait par doses progressives. À ceci près qu’ici, l’immunité reste hypothétique. Les mains des autres – appendices anatomiques en pleine action ludique – s’activaient autour des billes selon une géométrie variable. L’observation de cette chorégraphie digitale ne résista pas plus de quatre minutes à l’assaut de l’ennui – pathologie chronique s’il en est. Les platanes – specimens végétaux de taille respectable – proposaient sur leurs troncs des cartographies improvisées, atlas naturel dont l’intérêt s’épuisa avec une rapidité remarquable. Les gendarmes – coléoptères rouges et noirs, pas les représentants de l’ordre public – disparurent à leur tour dans le gouffre de l’indifférence, cette ogresse moderne.Au-delà du mur – construction en moellons d’âge indéterminé – un champ de pommes de terre hébergeait, selon les rumeurs locales, une colonie de doryphores. Information invérifiable dans l’immédiat mais potentiellement salvatrice pour un esprit en quête de distractions inédites.La cloche – instrument sonore réglementaire – interrompit ces considérations entomologiques. L’institutrice – figure d’autorité diplômée – exécuta le geste ancestral des deux paumes qui se rencontrent. Le troupeau scolaire se mit en rang – formation militaire adaptée au contexte éducatif. L’imagination, cette vagabonde, propulsait déjà la scène vers d’autres latitudes : Amériques, Chine, partout ce même rituel de soumission acoustique.Le soulagement final – sensation paradoxale mais tenace – s’installa comme une évidence physiologique. Le cosmos – cette vaste plaisanterie – devenait enfin lisible, comme un mode d’emploi traduit en langue maternelle. Ce qu’on peut faire de ça ? Meyer – c’était son nom, probablement se le demandait – observait ces quatre scènes depuis un point indéterminé de l’espace-temps. Un détective privé sans mission précise, spécialisé dans l’observation des coïncidences improbables. Il notait dans un carnet à spirale – modèle standard, papier quadrillé – les détails qui lui paraissaient significatifs : un pinceau qui frôle une toile, une horloge espagnole en grève, un exemplaire de Camus servant de cale, des mains d’enfants autour de billes.Le hasard – cette blague cosmique – avait disposé ces scènes comme autant de pièces d’un puzzle dont personne n’aurait conservé l’image originale. Meyer se déplaçait entre elles avec la fluidité caractéristique des personnages désoeuvrés.. Il collectionnait les temps morts, les lieux bancals, les rencontres improbables..Dans sa chambre d’hôtel – établissement de troisième zone au papier peint décollé – il disposait ses notes sur le lit. Les connexions apparaissaient, disparaissaient, comme ces doryphores qu’on croit apercevoir dans un champ de pommes de terre. Le cosmos – cette vaste plaisanterie – semblait vouloir lui dire quelque chose, mais quoi exactement ? Meyer n’en savait rien, et c’était probablement mieux ainsi. Personne ne lit plus des textes aussi long à l’écran. Il faudrait écouter. Essayer au moins. Quitte à éprouver cette sensation désagréable durant un petit moment d’avoir travaillé pour rien. Comme si on travaillait vraiment pour quelque chose. Mais bon. Et donc : Le détail – microscopique, presque dérisoire – d’une goutte de sueur perlant sur un index. L’index en question appartient à une main – droite, naturellement – qui elle-même prolonge un bras. Le bras, rattaché à un corps – disposition anatomique difficilement contestable – occupe une position verticale dans une pièce aux dimensions modestes. Un livre de Camus – choix mobilier discutable – cale une table bancale sur un linoléum d’une teinte indéterminée.La fenêtre – béance architecturale réglementaire – laisse entrer les rumeurs du quartier. Le quartier, collection désordonnée d’immeubles, s’étend jusqu’à la gare où des haut-parleurs déversent leurs litanies ferroviaires. La ville – organisme tentaculaire en perpétuelle expansion – pulse au rythme de ses artères congestionnées.Le pays tout entier – notion géographique approximative – s’étire jusqu’aux frontières, ces cicatrices administratives. Le continent – masse tellurique capricieuse – dérive imperceptiblement vers on ne sait où. La planète – boule bleue légèrement cabossée – poursuit sa valse autour d’une étoile quelconque dans un cosmos qui, décidément, manque singulièrement d’indications de montage.|couper{180}
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histoire de raconter une histoire
Voilà qu’Hermine – il est temps de préciser qu’elle portait ce jour-là des chaussures peu adaptées à la course – rata son bus de dix-sept heures douze. Le véhicule s’éloigna dans un nuage de particules fines dont la composition chimique précise nous importe peu. Elle demeura plantée là, ses bras effectuant ce mouvement pendulaire caractéristique des situations d’attente contrariée. Cette oscillation dura exactement – nous l’avons chronométrée – dix secondes. La librairie Décitre se trouvait à quarante-trois pas, à condition d’adopter une démarche moyenne de soixante-dix centimètres par pas. Hermine – dont nous n’avons pas encore décrit le visage, mais cela viendra – poussa la porte vitrée, qui émit ce son particulier des portes coulissantes des grandes librairies. J’aurais bien tenté de placer le mot « amorti », mais l’occasion s’est envolée. Le rayon Minuit l’attendait, comme si la collection tout entière s’était mise sur son trente et un en prévision de son arrivée. C’est là qu’intervint ce que l’on pourrait appeler un effet de synchronicité – terme dont la pertinence reste à démontrer. Son regard – bleu-gris, précisons-le maintenant – tomba sur *Bristol*. Nous pourrions disserter longuement sur la probabilité statistique d’une telle rencontre, mais contentons-nous d’observer Hermine ouvrir le livre et lire cette phrase qui semblait l’attendre : « Voilà un bon moment que nous ne l’avions plus vue, Geneviève... ». La coïncidence était presque trop parfaite pour être honnête. Hermine pensa que le narrateur s’adressait à elle. Voilà déjà un début rondement mené. On pourrait s’arrêter là pour aujourd’hui. Mais vous attendez sans doute une suite. Il y a quelque chose de rassurant à vous imaginer en attente d’une suite. Pourquoi pas ? Observons donc comment Hermine – dont nous devrions peut-être mentionner la tendance chronique à la distraction – se fige devant cette phrase. Le hasard, s’il existe vraiment, fait parfois preuve d’un sens de l’humour particulier. Car voilà qu’une femme – appelons-la Geneviève, puisque c’est son nom – s’approche du rayon. Elle porte un de ces manteaux dont la couleur hésite entre le beige et le gris, une indécision chromatique qui mériterait qu’on s’y attarde, mais nous avons d’autres préoccupations narratives. Précisons que cette Geneviève n’a strictement rien à voir avec celle du roman. Quoique. La probabilité qu’une Geneviève réelle croise une Geneviève fictive dans une librairie un jour de bus raté pourrait faire l’objet d’une étude statistique approfondie. Nous y renonçons pour l’instant. Hermine – dont nous n’avons toujours pas décrit le visage, mais la patience est une vertu romanesque – sent une légère vibration dans sa poche droite. Son téléphone, bien sûr. Un message qui annonce : « Rendez-vous annulé ». Ce qui nous amène à nous demander : y avait-il vraiment un rendez-vous ? Et si oui, avec qui ? Des questions qui appellent des réponses, naturellement. Mais pas tout de suite. La Geneviève réelle – si tant est qu’on puisse être sûr de la réalité de quoi que ce soit dans un récit – s’approche maintenant du rayon polar. Ce qui nous éloigne de notre sujet. À moins que. Puisque vous insistez, poursuivons cette histoire qui, comme toute histoire qui se respecte, doit bien mener quelque part. Même si ce quelque part n’est pas encore très clair. Il faudrait maintenant parler de la façon dont Hermine – nous approchons du moment où son visage devra être décrit – referme le livre dans un claquement sec qui fait sursauter un client trois rayons plus loin. Ce client, d’ailleurs, ressemble étrangement à l’auteur de *Bristol*, mais nous ne nous aventurerons pas sur ce terrain glissant de la métalittérature. Pas maintenant. La Geneviève du rayon polar – celle qui existe vraiment dans notre fiction, pas celle du livre – vient de saisir un Simenon. Plus précisément *Maigret et le clochard*, si ce détail a la moindre importance. Elle le manipule avec cette délicatesse particulière des gens qui savent que les livres sont des objets potentiellement dangereux. Et c’est là – il fallait s’y attendre – que le téléphone d’Hermine vibre à nouveau. Nous pourrions, à ce stade, nous interroger sur la nature exacte des vibrations d’un téléphone portable, sur leur fréquence, leur amplitude. Mais ce serait retarder l’instant où Hermine lit ce nouveau message : « Finalement, rendez-vous maintenu. Même endroit. Autre personne. » Il y a des moments, dans un récit, où les coïncidences s’accumulent d’une façon si peu naturelle qu’elles en deviennent suspectes. C’est précisément un de ces moments. Car voilà que la Geneviève au Simenon se dirige vers la caisse, suivie par Hermine – dont le visage, décidément, devra attendre encore un peu avant d’être révélé – qui tient toujours *Bristol* comme on tiendrait une preuve. Ah, vous insistez. Soit. Observons donc la caisse numéro trois – les deux autres étant momentanément fermées pour des raisons administratives qu’il serait fastidieux d’expliquer ici. La Geneviève au Simenon – qu’il faut bien distinguer de la Geneviève de *Bristol*, nous insistons sur ce point – pose son livre devant une caissière dont le badge indique « Marie-Jeanne ». Ou peut-être « Marie-Jane ». La typographie approximative de ces badges mériterait une étude sociologique que nous n’entreprendrons pas. Hermine – dont le visage continue de se dérober à toute description, comme par une sorte de pudeur narrative – attend son tour en feuilletant distraitement *Bristol*. Elle tombe sur une nouvelle phrase : « Geneviève avait toujours eu cette manie de payer en petite monnaie ». Or – et c’est là que le hasard devient franchement suspect – la Geneviève réelle sort de son sac un porte-monnaie débordant de pièces de cinquante centimes. Il y a des moments où la réalité plagie la fiction avec une telle impudence qu’on se demande si les deux n’ont pas passé un accord secret. La caissière – Marie-Jeanne ou Marie-Jane, peu importe maintenant – compte les pièces avec cette patience résignée propre à sa profession. Nous pourrions calculer le temps exact nécessaire pour compter trente-sept pièces de cinquante centimes, mais l’urgence narrative nous en empêche. Le téléphone d’Hermine vibre une troisième fois. Nouvelle variation sur le thème du rendez-vous : « Changement de programme. Même personne. Autre endroit. » Ces messages contradictoires commencent à dessiner une chorégraphie dont la logique nous échappe. Pour l’instant. C’est à ce moment précis – et nous employons « précis » avec toutes les réserves qu’impose ce genre de situation – qu’une voix dans le haut-parleur de la librairie annonce : « Le bus de dix-sept heures quarante-deux vient d’arriver en avance. » Voici comment nous pourrions conclure cette histoire qui, comme toute histoire digne de ce nom, doit bien s’arrêter quelque part...|couper{180}
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Joan doit mourir
Mexico, septembre 1951. La chaleur qui colle aux murs, cette putain de chaleur mexicaine qui rend tout possible. Joan est là, assise sur une chaise, un verre à la main. Elle sourit. William tient son flingue. Ils sont bourrés, comme d'hab. Comme tous les jours depuis des mois. L'alcool, c'est leur truc à eux. Joan a arrêté l'héroïne, elle se défonce au Benzédrine. William continue les deux. Ils jouent à Guillaume Tell. Un jeu de bourgeois défoncés qui se croient immortels. Joan pose un verre sur sa tête. William vise. Le coup part. La balle traverse le crâne de Joan. Elle s'effondre. Pas de sang, pas de cri. Juste le bruit mat d'un corps qui tombe. C'est con comme la mort arrive. Un instant tu joues, l'instant d'après t'es un meurtrier. William regarde le corps de Joan. Cette femme brillante qui lisait Kafka et discutait philosophie. Cette nana qui l'a sorti de taule quand il était accro. Cette mère qui vient de laisser leur gosse orphelin. Retour en arrière. New York, 1944. L'appartement qu'ils partagent avec Kerouac et sa femme. Joan est déjà mariée, lui aussi. Mais ils s'en branlent. Ils se reconnaissent. Deux intellos paumés qui cherchent autre chose. La came arrive. L'héroïne pour lui, les amphés pour elle. Les flics qui débarquent. La fuite au Texas. Le mariage en 46. Pas par amour, par nécessité. Pour que ce soit plus simple avec les flics, avec la famille, avec la société de merde. Le gosse qui naît en 47. William Junior. Un nom qui pèse déjà trop lourd. La fuite encore. William se barre au Mexique. Les flics mexicains sont plus compréhensifs quand tu as du fric. Quelques semaines en prison, une caution, et te voilà libre. L'exil commence. C'est là que l'écriture arrive vraiment. Comme si la mort de Joan avait ouvert quelque chose. La culpabilité qui se transforme en mots. Les premiers textes de Junkie . L'histoire d'un mec qui se défonce pour oublier qu'il a buté sa femme. Joan devient un fantôme qui hante ses textes. Dans Le Festin Nu , elle est partout et nulle part. Dans les corps qui se tordent, dans la violence qui explose, dans cette façon de déchirer le réel en morceaux. Plus tard, Burroughs dira que la mort de Joan a fait de lui un écrivain. Que ce meurtre a été son « pacte avec les forces obscures ». Comme si fallait toujours qu'une femme crève pour qu'un mec devienne artiste. La vérité, c'est que Joan était plus douée que lui. Plus intelligente, plus vive. Elle aurait pu écrire des trucs qui auraient tout déchiré. Mais elle est morte à 28 ans, avec une balle dans la tête, pendant que son mec jouait les cow-boys défoncés. La vérité, c'est que cette mort n'était pas un accident. Pas vraiment. Quand tu pointes un flingue sur quelqu'un, même pour jouer, t'as déjà décidé quelque part que sa vie vaut moins que ton trip du moment. L'histoire aurait pu s'arrêter là. Mais non. Burroughs devient une légende. Le junkie qui a tué sa femme devient le génie qui réinvente la littérature. Le cut-up, les délires paranoïaques, la révolution du langage. Tout ça né d'une balle perdue dans un appart miteux de Mexico. Joan, elle, reste un footnote dans l'histoire de la Beat Generation. Une victime collatérale du génie masculin. Une femme morte trop tôt, comme il y en a tant dans l'histoire de l'art. Mais son fantôme continue de hanter les pages. Dans chaque mot découpé, dans chaque phrase disloquée, il y a l'écho de ce coup de feu qui a tout changé. La littérature comme une longue tentative de réparer l'irréparable. De donner un sens à ce qui n'en aura jamais.|couper{180}
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L’enterrement
Tous paraissent croire à la solennité de la situation. Un enterrement, difficile de faire autrement. Pourtant, à mesure que les souvenirs s’échangent, quelque chose grince. L’éloge devient inventaire. – Il détestait les asperges, ça je peux vous le dire. – Ah non, c’était les endives. – Oui, enfin, il n’aimait pas grand-chose. Un silence. Quelqu’un renifle. Difficile à dire si c’est d’émotion ou d’agacement. – Il avait un rire franc. – Plutôt bruyant. – Un rire d’otarie. Nouveau silence, plus long. Quelques sourires étouffés. On se racle la gorge. – Un brave type, quand même. – Oui. – Il nous manquera. Puis ils baissent la tête, remettent un peu d’ordre dans leur sérieux, et fixent à nouveau le cercueil. Le plus étonnant de l'affaire fut le fou-rire qui emporta la veuve bien malgré elle.|couper{180}