Chute.

D’abord, il n’enregistre pas l’information.
Son cerveau refuse de classer ce qui est en train de se produire. Une fraction de seconde plus tôt, tout était stable, sous contrôle, plus ou moins. À présent, son centre de gravité a disparu, son bras droit s’agrippe à ce qui semble être une corde poisseuse – poisseuse non pas d’une humidité neutre, mais d’une substance plus visqueuse, plus suspecte, possiblement une résine végétale ou un dépôt huileux laissé par une autre main avant la sienne.
C’est une corde de chanvre grossier, tressée à la va-vite, déjà effilochée en plusieurs endroits, marquée par un vieillissement inégal, certaines fibres étant plus détendues que d’autres, ce qui indique qu’elle a été utilisée de façon intermittente, probablement mal entretenue, possiblement grignotée par des insectes xylophages, et quoi qu’il en soit en fin de vie.
Sous lui, la jungle.
Mais pas une jungle de cinéma, pas une jungle d’illustration de guide touristique, pas une jungle romantisée à la Conrad ou Kipling, avec des explorateurs moustachus en casque colonial avançant héroïquement sous des lianes perlées de rosée.
Non.
Une jungle laide.
Un fouillis opaque de végétation mal organisée, où les branches ne forment pas des arabesques photogéniques, où les fleurs exotiques n’apportent pas de respiration colorée à la scène, où l’ensemble ressemble à un potager laissé en friche pendant cinquante ans.
Le vent siffle dans ses oreilles.
Ce détail l’agace, car il ne devrait pas entendre le vent. Il y a trop de végétation en contrebas, trop de masses feuillues pour que l’air puisse s’engouffrer ainsi.
Quelque chose cloche.
Puis son téléphone vibre.
Il pense d’abord à une hallucination, puis non. C’est bien une vibration, une alerte, une connexion qui ne devrait pas exister ici.
Il décroche.
— Félix, c’est le syndic. Vous avez oublié de régler vos charges.

Porte.

Elle est grande, métallique, austère. Une porte conçue pour résister aux âges, aux pillards, aux éléments, probablement coulée dans un alliage robuste, un mélange d’acier et de nickel pour limiter la corrosion, renforcée par des rivets industriels du type utilisé dans la construction des sous-marins nucléaires.
Elle est rouillée.
Ce qui est un problème, car cela signifie que son entretien a été négligé. Or, ce genre de porte ne se néglige pas. Une rouille avancée sur une porte censée être inviolable remet en question son inviolabilité même.
Ce qui suggère deux hypothèses :
1. Elle a été abandonnée il y a longtemps et son mystère n’en est plus un.
2. Quelqu’un voulait qu’elle semble abandonnée, pour mieux décourager les curieux.
Dans les deux cas, ça ne sent pas bon.
Félix pose une main sur la poignée, teste la résistance du mécanisme.
— Attends, dit Sophie.
Il attend.
À ce stade, il sait que ça va mal tourner.
Elle ajuste ses lunettes, l’air de celle qui ne demande rien d’extraordinaire.
— L’amulette.
Il plisse les yeux.
— Quelle amulette ?
— Celle du temple.
— Quel temple ?
— Le temple aztèque.
— Les Aztèques avaient des amulettes ?
— Évidemment.
Il réfléchit.
— Ils avaient aussi des portes métalliques ?
— Non, ça, c’est un ajout récent.
Il soupire.
— Où est cette putain d’amulette ?
Elle vérifie son carnet.
— Dans les ruines aztèques. À deux jours d’ici.

Ruines aztèques.

Ce ne sont pas des ruines spectaculaires, du moins pas à la manière des temples de Chichén Itzá ou de Teotihuacán.
Elles sont mal dégagées, peu mises en valeur, comme si personne n’avait jugé utile de les promouvoir.
La mousse y pousse sans discipline, les marches en pierre sont inégales, bancales, traîtresses, et le seul panneau d’information disponible est un vieux panneau de bois avec un texte à moitié effacé, un pictogramme signalant qu’il est interdit d’uriner ici, et un graffiti en espagnol dont la traduction littérale serait "Sergio est un chien".
L’amulette est là, posée sur un socle de pierre noire.
Elle est petite, terne, anodine, avec au dos une étiquette indiquant "Made in China".
Félix ne dit rien.

Retour au bunker.

Il pose l’amulette sur la serrure.
Rien ne se passe.
Il ferme les yeux.
Il sait déjà ce que Sophie va dire.
Elle le dit quand même.
— Il faut une clé.

Collectionneur.

Un homme au front luisant, aux lunettes fines, vivant dans un appartement feutré, tapissé de livres jamais ouverts, dont l’odeur se mélange à celle d’un whisky de bonne facture et d’un vieux cuir anglais.
Il tend une clé minuscule, en cuivre patiné.
Félix la prend sans poser de questions.

Retour au bunker.

Il insère l’amulette. Puis la clé.
Un clic.
La porte s’ouvre.
Un piédestal. Une boîte.
Félix ouvre la boîte.
Un papier.
Trois mots.
"Trop tard. Essayez ailleurs."

Rue de l’Arcade.

Pluie fine. Une porte rouge.
Sur la porte, une photo en noir et blanc, un torero figé au moment où un taureau lui ouvre la poitrine.
Un frisson traverse Félix.
Il lève la main.
Frappe deux coups secs sur la photo.
Un silence.
La porte s’ouvre.
Une femme brune.
Elle sourit.
— Tu en as mis du temps.

FIN.
Ou début.