fictions
Fictions courtes, microfictions et feuilletons : des récits brefs où réalisme et fantastique se frôlent. Autofiction, mythes réécrits, visions urbaines et rêves lucides — à lire vite, à relire lentement.
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Gor-Prologue
Les sons ne franchissaient pas la porte. Mais on pouvait les sentir. Une vibration suspendue, compacte, presque palpable — comme si l’air, juste avant le seuil, se chargeait d’une tension muette. Une densité sourde, un signal sans onde, contenu là, contre le battant. C’était un silence fébrile, saturé de l’absence même du bruit. Le monde de Gor, disait-on. Mais Jorge, encore imprégné des résonances de Chen, ne comprenait pas vraiment ce que cela signifiait. Il venait d’arriver dans la ville. Ses sens étaient encore engourdis par les flux continus de la station-orbite monde, Chen, où la foule circulait par nappes d’informations croisées, et où les rumeurs contradictoires, projetées en boucles depuis la Terre, formaient un brouillard mental permanent. Là-haut, Jorge passait des heures à écouter des débats enregistrés — confrontations hystérisées, dialogues sans issue, frictions verbales où l’on répétait les mêmes antagonismes, les mêmes figures. Un jour, un visage avait capté son attention : un jeune homme au ton prophétique, sec et galvanisant, Breno Kart. Il parlait d’effondrement, de soulèvement, d’un monde à reprendre de force. Jorge avait voulu y croire. Il avait cru, un moment. Puis le soupçon s’était insinué. Et si cette voix-là aussi faisait partie du programme ? Et si le système, à force de résilience, avait appris à simuler ses propres oppositions, à inventer ses dissidents pour neutraliser toute réelle révolte ? Le doute avait d’abord été intellectuel. Puis il était devenu organique, comme un vertige chronique. C’était un après-midi calme — peut-être un dimanche — dans une cellule de méditation de Chen. Jorge avait sombré, lentement, dans une sorte de veille flottante, entre hypnose et assoupissement. Et c’est là que ça avait commencé. Trois voix. L’une affirmait : blanc. L’autre ripostait : noir. La troisième, très faible, résumait d’un souffle : gris. Ce n’était pas une conclusion. C’était une fin de cycle. Depuis ce jour, le son s’était amplifié, bien que personne ne l’entende. Il avait pénétré les esprits comme un brouillard progressif. Une grisaille. Elle ne se déposait pas sur les murs ni sur le ciel, mais dans les zones molles de la conscience. Elle n’affectait ni la vue ni l’ouïe, mais l’orientation du jugement, la perception du vrai. Le son — ou ce qu’il désignait — n’était pas une fréquence. C’était une saturation. Un voile posé sur le monde. Et maintenant, face à cette porte close, Jorge percevait sa présence. Ce n’était pas une hallucination. C’était l’inverse. Une lucidité si précise qu’elle en devenait étrangère. Il ne savait pas encore s’il allait l’ouvrir. Seulement qu’il était déjà dedans. Fragment I Certains, encore, tentaient de résoudre ce qu’ils appelaient l’énigme des boucles. Ils parlaient d’un texte ancien — Le Sentier des chemins qui bifurquent — attribué à un écrivain de l’Antiquité, un certain Jorge Luis Borges, ou peut-être un autre. Les noms, avec le temps, s’étaient émoussés. On l’évoquait maintenant comme on nomme un seuil, pas une personne. Il aurait écrit que le passé n’est pas derrière mais à côté, qu’il se répète, se dédouble, se superpose. Des chemins bifurquants, disaient-ils. Mais en 3025, on ne cherchait plus à infléchir la trajectoire. On savait que rien ne pouvait être changé. Ce qu’il restait, c’était la possibilité d’y retourner. De contempler, immobile, ce qui avait eu lieu. Le regard stoïque. Une manière de revisiter sa propre ligne de durée sans interaction, sans parole, sans espoir. Un luxe pour ceux qui supportaient l’immobilité intérieure. Jorge y était retourné une fois. Il s’était retrouvé, enfant, dans une pièce aux murs souples, une lumière blanche tombant du plafond comme d’un sommeil. Il s’était assis, à quelques mètres de lui-même. L’enfant jouait avec des pièces translucides. Ne l’avait pas vu. Jorge l’avait observé longtemps, sans émotion nette. Quelque chose entre l’attente et la résignation. Rien n’était triste, rien n’était doux. C’était seulement là. Et dans le fond de l’air — presque imperceptible — le son était déjà là. La voix qui disait : blanc. L’autre qui disait : noir. Et l’ombre vocale, fluide, indéfinissable : gris. Fragment II On savait désormais que le temps n’existait pas. Ou du moins qu’il ne passait pas. Ce n’était pas lui qui nous entraînait — c’était nous qui tombions en lui, comme dans un fluide fixe. Chaque conscience ne faisait que glisser le long de sa propre ligne, une vibration unique, tendue entre deux extrémités figées. Le point A. Le point B. On ne connaissait pas la distance, mais la direction ne faisait plus de doute. Toute horloge ne comptait que sa propre histoire. Elle ne battait pas le temps. Elle battait contre lui, pour se maintenir en cohérence. Un cœur mécanique, une illusion entretenue. On ne mesurait rien, on s’ancrait. Les derniers rêveurs parlaient encore de libre arbitre. Mais même eux, à voix basse. La certitude s’était installée comme une poussière : nous étions des processus. Des séquences. Des fonctions. Nous déroulions notre code vers sa propre extinction. Et chaque tentative pour en accélérer l’exécution, pour « aller plus vite », pour « gagner du temps », ne faisait que contracter la durée. Ce n’était pas un avertissement. C’était une observation. Certains pensaient encore tricher. Mais chaque raccourci menait plus vite au point final. Et le point final, lui, ne bougeait pas.|couper{180}
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Ressassement
Il ne répondait plus. Ce qui pouvait se comprendre. Après tout, il n’avait jamais été explicitement tenu de répondre, à moi ou à qui que ce soit d’autre, d’ailleurs. Mais pourquoi, alors, cette sensation de malaise qui commençait à peser, là, sur la nuque, cette gêne presque physique, comme si j’avais commis un impair majeur dont la sanction était précisément ce silence ? C’était ridicule, évidemment, mais je n’arrivais pas à me départir de cette étrange culpabilité. D’abord, ce n’était qu’un doute fugace, une perplexité vague. Puis, au fil des heures, cela s’était épaissi, chargé d’un poids singulier, s’était infiltré dans ma journée jusqu’à devenir une inquiétude nette, un petit tourment installé. Alors j’envoyai un autre mail. Une relance, neutre, mesurée. Et rien. Pas un mot, pas un accusé de réception. Rien. Le soir tombait. J’ouvris une nouvelle fois ma messagerie, constatai que des publicités avaient envahi ma boîte, qu’un logiciel obscur m’assurait pouvoir doubler mes revenus en deux semaines et qu’un prince nigérian me promettait encore une fois une fortune. Dans les spams, rien non plus, à part un message douteux vantant une pilule miracle. Le reste, un silence impeccable, propre, lustré. Alors, sans en avoir vraiment conscience, je me surpris à rafraîchir la page. Encore. Puis encore. Le lendemain matin, l’angoisse s’était reconstituée à l’identique, indéformée, aussi compacte qu’une veille valise mal rangée. Je me précipitai sur mon écran, une fois encore, vérifiant, actualisant, scrutant ma messagerie avec une ferveur absurde. Rien. Le néant, toujours le même, obstiné, comme une porte qu’on pousse et qui résiste, parfaitement close. L’effet fut immédiat : je retombai d’un bloc dans l’état exact où je m’étais couché, avec cette sensation de boucle interminable, ce sentiment confus d’une injustice, d’une contrariété exaspérante. Comment se débarrasser de cette tension, comment la diluer, la dissiper ? J’écrivis, beaucoup, des lettres, des articles, des paragraphes que je raturai aussitôt, tout cela jusqu’à la mi-journée, comme pour noyer cette attente dans un océan de caractères imprimés. Mais rien à faire : l’absence de réponse restait en arrière-plan, une présence négative, indéracinable. J’essayai de me raisonner. Ce genre de chose arrive, après tout. Mais plus j’essayais, plus l’échec était net. Soudain, l’idée m’effleura : et s’il lui était arrivé quelque chose ? À nos âges, un accident, une défaillance cardiaque, une chute idiote, tout cela va si vite. Je m’en voulus instantanément de ne pas y avoir pensé plus tôt, pris d’un accès de honte spectaculaire. Quel égoïste. Je me fustigeai donc avec application, méthodiquement, à intervalles réguliers, toute l’après-midi. La réponse arriva finalement, tard, bien après l’heure où j’avais cessé de l’espérer. Mais je n’éprouvai rien. Absolument rien. Juste un petit vide supplémentaire. Un mot, seul, détaché sur l’écran, minuscule et froid : « ok ». Voilà. C’était donc ça. J’en étais pour mes frais. Illustration PB Attente 2003|couper{180}
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Au-delà du doute
Il suffit parfois de s’allonger. De laisser la pesanteur faire son office, d’appuyer l’arrière du crâne contre une surface plane, de s’assurer que l’on est bien réparti de façon homogène, comme une pâte à tarte trop travaillée. Il suffit ensuite de suivre sa respiration, en bon spectateur, sans interférer. L’air entre, l’air sort. Tout se passe bien. Enfin, normalement. Avant cela, bien sûr, il y a la résistance. L’esprit s’agite, fait du bruit, remue des archives entières de conversations passées, ressasse d’antiques préoccupations administratives et tente d’ouvrir un dossier classé sans suite depuis trois ans. Il veut prouver son existence. Mais il suffit d’attendre. On le laisse parler, il finira bien par se lasser. Puis, sans tambour ni trompette, on le débranche. C’est alors que l’on traverse sa propre bulle. On passe d’un espace exigu, saturé de réminiscences inutiles, à une sorte d’expansion floue, comme une salle d’attente où il ne se passe rien mais où l’on est bien. Rien de mystique, juste une légèreté bienvenue, une fluidité inhabituelle. La pensée n’a pas disparu, elle est là, mais en version atténuée, en sourdine, comme un téléviseur qu’on aurait oublié d’éteindre. Et puis parfois, dans cet état de flottement, quelque chose bascule. La conscience s’efface presque totalement, le corps devient un simple contour. C’est précisément là que tout s’emballe. Un fourmillement électrique gagne les extrémités, le cœur s’emballe comme s’il venait de rater une marche. Une sensation idiote, en somme, mais d’une efficacité redoutable : en une fraction de seconde, on se retrouve à donner un coup de poing sur le sol ou le matelas, avec l’élégance d’un boxeur sans adversaire. Juste pour s’assurer que l’on est bien toujours là, que l’on n’a pas définitivement glissé de l’autre côté, où que ce soit. La peur de crever, probablement, ou pire : la peur de ne pas revenir. Mais si l’on ne donnait pas ce coup de poing ? Si, au lieu de réagir, on laissait faire ? Si l’on se laissait couler, traverser l’instant sans le heurter, sans chercher à se récupérer ? Peut-être que le corps, au lieu de se raidir, finirait par s’étirer à l’infini, que la pensée se dissoudrait sans heurt, comme une plume qui se laisse porter par le vent. Peut-être que rien ne se passerait, ou au contraire, tout. Peut-être que l’on découvrirait que la chute tant redoutée n’en était pas une, qu’il n’y avait pas d’autre côté, juste une continuité imperceptible. Peut-être. Et si cette continuité menait ailleurs ? Si, une fois la paroi traversée, on s’apercevait qu’il y avait un espace derrière l’espace, un silence sous le silence, une absence qui n’en est pas une ? On sentirait d’abord une étrange légèreté, un flottement sans direction, une absence de repères qui, loin d’inquiéter, inviterait à l’exploration. On percevrait peut-être des formes floues, des couleurs jamais vues, des textures impossibles à nommer. Mais parfois, à l’orée de cette frontière, surgissent des images hypnagogiques monstrueuses. Des fragments de visages difformes, des silhouettes indistinctes, des visions qui ne semblent appartenir à aucun rêve connu. Pourtant, elles ne me voient pas. Je les fixe, avec un détachement étrange, comme si j’étais une caméra posée sur un monde qui ne m’appartient pas. Je flotte dans cet univers sans en être acteur, simple témoin d’un chaos silencieux, un spectateur invisible d’un théâtre où personne ne joue pour moi. Et d’autres avant moi ? Ont-ils traversé cette paroi ? Ont-ils osé aller plus loin ? Certains témoignages le laissent entendre. Des descriptions de mondes dissous, de perceptions fragmentées, d’une présence sans identité, diluée dans l’inconcevable. Des récits où l’on ne revient pas tout à fait le même, où l’on porte avec soi un éclat de l’indicible, une impression fugace d’avoir effleuré quelque chose que le langage ne sait pas nommer. Parfois, il m'arrive de penser à mon père, ou à cette galaxie de sentiments contradictoires en moi qui forme encore l'image rémanente d’un père. Peut-être que cette « chose » se tient là, derrière la paroi, et attend que j’effectue ce pas en avant. Peut-être que ce n’est pas un inconnu qui guette derrière, mais une silhouette familière, floue, émiettée par le temps, mais toujours là. Comme une présence sans présence, un regard sans regard. Mais justement, est-ce que l’intimité, la filiation, ne sont pas elles aussi de simples constructions mentales ? Une illusion réconfortante derrière laquelle se cache une entité informe, une mémoire figée, un spectre né de ma propre hésitation. De là cet effroi, et ce désir d’aller à la rencontre de « la chose ». Car peut-être que franchir la paroi, c’est aussi affronter ce doute, dissiper enfin l’illusion et voir ce qui demeure, s’il demeure quelque chose. Mais encore faudrait-il que quelqu’un demeure. Que moi, par exemple, j’existe bel et bien. Voilà un point qu’il serait bon de clarifier. Car après tout, qui raconte ? D’où parle cette voix qui, sans trop savoir comment, en est venue à douter de sa propre assise ? Ce n’est pas la première fois que ce vertige me prend. Il y a longtemps, un professeur d’astronomie nous avait demandé d’imaginer le néant avant le Big Bang. Je m’y suis appliqué, un peu trop consciencieusement, et j’ai sombré dans une terreur sans nom avant de m’évanouir. Une autre fois, dans le jardin de notre maison, un après-midi d’enfance, j’ai eu cette intuition foudroyante : et si j’inventais tout ? La maison, le jardin, mes parents, mes amis, le monde entier – et même moi. Là encore, le vide a été trop brutal, et mon corps a rendu les armes. Il semblerait que j’aie toujours eu cette propension à jouer avec les limites de la réalité, et qu’à chaque fois, la réalité réagisse en me jetant dehors. Alors ce doute revient. Comme un portail qui s’ouvre sans prévenir, un piège mental qui ne demande qu’à m’engloutir. Mais peut-être y a-t-il autre chose ? Une force contraire, une résistance opposée, une volonté qui refuse la dissolution ? Peut-être que cette oscillation perpétuelle entre doute et foi, entre effacement et ancrage, n’est autre que le mouvement fondamental de l’univers. Comme la force centrifuge et la force centripète, l’expansion et la gravité, Dieu et Lucifer, la plume et le coup de poing. Un équilibre fragile, où l’on hésite éternellement entre se dissoudre dans l’infini ou s’accrocher désespérément à la moindre certitude. Peut-être que le doute est la seule divinité qui nous reste. Ou peut-être est-il le complice de quelque chose d’autre, d’un reflet inversé, d’une foi qui persiste même quand on ne veut plus y croire. Et quand on ouvre les yeux, tout est exactement pareil. Pourtant, tout a changé. Illustration :Francisco José de Goya y Lucientes , The sleep of reason produces monsters (No. 43), from Los Caprichos Musique : Sophie Agnel, cordophone et objets / Philippe Foch, percussions, peaux, pierres et métaux, Le non_Jazz au Café de Paris, 2023|couper{180}
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Erreur Système
Tout s’était lentement délité dans la douceur anesthésiante des écrans. La matière, jugée encombrante, s’était évaporée derrière la surface lisse des interfaces, la parole s’était aplatie en un murmure filtré par des correcteurs automatiques, et les gestes s’étaient réduits à une chorégraphie d’index effleurant des surfaces tactiles. Une mécanique irréprochable dictait tout : le matin, l’algorithme recommandait un bleu pétrole pour harmoniser la tenue à l’humeur du jour, ajustait la luminosité selon l’amplitude des cernes et proposait un petit-déjeuner optimisé à la courbe glycémique. Les réseaux sociaux ne se contentaient plus d’exister, ils formaient la structure osseuse du monde, une sorte de squelette invisible qui dictait la marche à suivre. Il n’était plus question de vivre, seulement de publier. On s’interpellait en messages filtrés, on s’échangeait des émotions sous forme de pictogrammes, on mesurait l’amitié en flux d’engagement. Les gouvernements, las de leurs propres discours, avaient migré vers des instances virtuelles où les lois s’adoptaient à coups d’emojis. Quant aux professions, elles avaient suivi le mouvement : les médecins dispensaient des recommandations sous sponsoring, les enseignants maximisaient leur taux de viralité au détriment des notions essentielles. Elias, lui, faisait ce qu’il pouvait. Graphiste, il travaillait au service des caprices des algorithmes, réglant des contrastes avec la ferveur d’un peintre en bâtiment scrutant une façade défraîchie. Pourtant, un léger malaise subsistait en lui, quelque chose de diffus, un soupçon d’inadéquation qu’il ne parvenait pas à évacuer, comme un pied qui dépasse d’une couverture trop courte. Un soir, il observa la valse ininterrompue des icônes sur son écran et, pris d’un moment d’égarement, eut une pensée saugrenue : et si tout cela s’arrêtait ? Il haussa les épaules, ouvrit une nouvelle fenêtre et retourna à ses contrastes. Ce genre de pensées était improductif. Tout commença par une légère lenteur, un hoquet technologique à peine digne d’intérêt : un message qui ne s’envoyait pas, une vidéo suspendue dans un éternel chargement. On rafraîchissait, on soupirait, on pestait. Rien d’alarmant, pensa-t-on, jusqu’à ce que les fils d’actualité se fassent muets, les notifications s’évanouissent, et que l’immense toile du monde numérique se dissolve en une vacuité déconcertante. Dans la rue, on vit des passants relever la tête, d’abord perplexes, puis franchement inquiets, comme des oiseaux de mer privés de boussole. La situation prit rapidement une tournure plus embêtante : plus de paiements en ligne, plus de transactions bancaires. Devant les distributeurs de billets, de longues files se formèrent, comme si le simple fait d’attendre allait suffire à ressusciter le monde d’avant. Bientôt, la panique prit le relais. Privés de boussoles numériques, les citadins s’entre-regardaient, circonspects, découvrant que leurs voisins possédaient des visages. Certaines initiatives tentèrent de ramener le calme : quelques drones survolèrent la ville, débitant des injonctions vagues sur un retour imminent à la normale. Mais au bout de trois jours, la normale s’était envolée. L’attente, d’abord impatiente, se mua en fébrilité nerveuse, puis en une angoisse plus consistante. Les commerces s’aperçurent que sans interfaces de gestion, ils ne savaient plus vraiment ce qu’ils possédaient en stock. Les cartes bancaires n’étant plus que de fins rectangles en plastique sans utilité, on fouilla dans les tiroirs, exhumant d’anciens billets froissés, reliques d’une époque où l’on se passait encore du numérique. Dès le troisième jour, la tension devint palpable. Les magasins, d’abord ouverts avec un pragmatisme tranquille, commencèrent à baisser leur rideau sous l’assaut des clients trop entreprenants. Elias observait le spectacle d’un monde qui tentait de fonctionner sans son fil conducteur, une pantomime absurde où chacun jouait un rôle qu’il ne maîtrisait plus. Il nota aussi un détail troublant : privés de filtres et de retouches, les visages apparaissaient plus creusés, plus réels, moins photogéniques. Les premiers jours furent remplis d’attentes absurdes, de tentatives infructueuses pour rallumer l’ancien monde. Mais bientôt, des solutions de fortune émergèrent : trocs improvisés dans des arrière-cours, échanges de renseignements griffonnés sur des carnets. Elias observait ce monde bricolé avec une curiosité nouvelle, comme si l’on redécouvrait un vieux meuble oublié sous une bâche. Il croisa une femme assise sur le trottoir, inscrivant des adresses dans un carnet écorné. Lorsqu’elle leva les yeux, elle lui tendit un crayon : -- Écris quelque chose. Il la regarda, pris au dépourvu. Depuis combien de temps n’avait-il pas écrit autrement qu’en tapotant sur un clavier ? Il hésita, puis traça quelques mots hésitants. Ce fut maladroit, presque laborieux, mais indéniablement réel. Elias avait tranché. Tandis que d’autres attendaient le grand retour des serveurs et des interfaces bienveillantes, lui se mit à écrire. À écrire pour occuper le vide, à écrire pour retrouver une forme de présence dans ce monde soudain trop tangible. Peut-être qu’il y avait là une chance. Une chance fragile, incertaine, mais réelle. Et surtout, pour la première fois, aucun algorithme ne viendrait corriger ses phrases. illustration : Pieter Brueghel l'Ancien La tour de Babel Musique Vangelis , Blade runner blues|couper{180}
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Gor-Premier jet
Influence Philip.K. Dick Analyse du style : Immersion immédiate : Le récit plonge directement dans une situation angoissante, en introduisant un personnage déjà en conflit avec un système oppressant. Ce procédé est caractéristique de Dick, qui ne perd pas de temps à poser un contexte linéaire mais nous projette dans un monde déjà en cours de fonctionnement. Style direct et fonctionnel : Le texte privilégie une narration fluide, des phrases souvent courtes et précises, parfois entrecoupées d’énoncés plus denses lorsqu’il s’agit de descriptions technologiques ou psychologiques. On retrouve ici une proximité avec le style de Dick, qui sait alterner entre une prose efficace et des passages plus introspectifs. Focalisation interne : On suit Alex Mercer à travers son point de vue, avec un accès à ses pensées et sensations, notamment son anxiété face à l’évaluation et son sentiment d’injustice. Cette immersion renforce la tension et le malaise, un procédé clé chez Dick. Usage du dialogue : Les dialogues sont froids, déshumanisés, marqués par une logique bureaucratique absurde et inflexible (ex. « Votre défenseur algorithmique a déjà compilé tous les éléments pertinents de votre dossier »). Cela renforce le sentiment d’isolement du protagoniste face à un système qui le dépasse, un motif récurrent chez Dick. Thématiques : Manipulation des souvenirs et contrôle mental L’idée que l’État peut modifier ou effacer des souvenirs est centrale dans l’œuvre de Dick (ex. Souvenir, Total Recall, Ubik). Le passage où Alex tente de se raccrocher à ses souvenirs est particulièrement dickien : la mémoire devient la dernière frontière de l’individualité, et sa réécriture est une forme ultime de contrôle. Bureaucratie déshumanisante et autorité impersonnelle Les personnages du Dr Cohen et du gardien incarnent une administration omniprésente et froide, où la justice est automatisée et le libre arbitre inexistant. L’absence de véritable procès et la délégation des décisions à un algorithme renforcent cette critique d’un futur technocratique cauchemardesque. Technologie oppressante et omniprésente La « caméra émotionnelle » et les implants cérébraux qui surveillent et jugent les détenus rappellent les thématiques de Minority Report (prédiction du crime) et Blade Runner (mesure des émotions pour déterminer la nature humaine). La question sous-jacente est : jusqu’où une société peut-elle aller pour prévenir le crime ? Et, implicitement, que reste-t-il d’humain si nos pensées mêmes ne nous appartiennent plus ? La vérité dissimulée L’idée qu’Alex détient un secret qui dépasse son propre sort (le document trouvé lors du casse) est un ressort classique chez Dick. Souvent, ses héros sont des pions qui découvrent qu’ils sont impliqués dans un complot plus vaste qu’eux (ex. Substance Mort, Les Clans de la Lune Alphane).|couper{180}
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L’Ingénierie du Pouvoir
Le jeune homme s'avance, pas trop vite, pas trop lentement non plus, un tempo juste, étudié mais naturel, savamment composé. Il sait où il va. Depuis toujours, il sait. C'est une question de trajectoire, de lignes bien tracées, d'ornières soigneusement évitées, de portes qui s'ouvrent avec cette fluidité particulière, imperceptible, comme si elles avaient toujours été là, prêtes à basculer sur son passage. Rien de brutal, rien d'ostentatoire. Un mouvement fin, précis, qui l'a mené de l'École au Ministère, du Ministère à la Lumière. Et dans cette lumière, il y a du monde, beaucoup de monde. Ceux qui savent, ceux qui font, ceux qui possèdent. Eux aussi l'ont vu arriver, avant même qu'il ne se signale, avant qu'il ne devienne ce qu'il était déjà en puissance. Ils l'ont repéré, l'ont regardé, testé, pesé, puis ils l'ont choisi. Pas qu'il fût le seul. Il était simplement le plus conforme, celui dont le costume tombait le mieux sur les épaules, celui qui savait déjà parler sans en dire trop, sourire sans s'attacher, se placer au centre tout en évitant d'avoir l'air de vouloir l'être. Il y a eu ces rencontres, feutrées, presque anodines, qui pourtant comptaient. Quelques dîners, des apartés, un murmure entendu, une phrase qui reste. Puis plus tard, une autre invitation, plus marquée, plus claire. Des visages qui s’éclairent à mesure que l’idée prend corps, que l’évidence se dessine. Et là, les cartes sont distribuées. Il fallait lui donner un peu plus d'épaisseur, de consistance, une réalité médiatique. La machine se met en marche, les pages s’ouvrent, les chaînes s’animent. Il devient celui qui manquait, l’homme neuf, l’anti-usé, celui qui traverse le paysage politique en enjambant les obstacles avec une légèreté suspecte. Il a tout. Il a le langage qu’il faut, le sourire mesuré, la posture adaptée. Il n’a rien de clivant, rien d’excessif, juste ce qu’il faut de transgression calibrée, un réformisme docile, une assurance bien tempérée. Alors on y va. Les relais sont là, les voix se synchronisent, le récit s’écrit. Il devient une figure, une image qui circule et qui s’impose, qui se diffuse jusqu’à ne plus laisser de place au doute. On se l’arrache, on le cite, on le met en scène, on s’extasie sur son aisance, sa jeunesse, son destin. On oublie surtout d’où il vient vraiment, ce qui l’a porté jusque-là, les mains qui l’ont poussé dans le dos. Et dans l’ombre, on veille. Il y a cette étrange coalition, ce carrefour de trajectoires où se croisent les intérêts les plus divers, les plus inattendus. Des figures médiatiques, des magnats des télécoms, des gestionnaires de l’image et du silence, des faiseurs et des effaceurs. Des noms qui traînent des histoires avec eux, des passés embusqués derrière des palmarès éclatants. Xavier Niel, roi des réseaux, passé par le minitel rose avant de bâtir son empire. Mimi Marchand, reine des médias souterrains, courtisane des réputations, passée par la case prison avant d’investir les sphères du pouvoir. Ils sont là, autour de lui, pas par hasard, pas par accident. Ils savent que le pouvoir est une question d’alliances, et que ces alliances ne doivent jamais être trop visibles. Et pourtant, tout se fait sans heurts. Pas de scandale, pas d’accroc, tout s’imbrique à la perfection. Comme si le pays entier s’était mis en veilleuse, comme si rien ne pouvait enrayer cette ascension. Il est là, au sommet, et il avance toujours. Devant lui, les regards brillent, les micros s’alignent, les flashs crépitent. Derrière lui, la machine continue de tourner, avec sa mécanique bien huilée, sa gestion des crises, ses ajustements imperceptibles. Il marche, sûr de lui, certain de son cap. Les autres, derrière, suivent. Ou tombent. Et dans un coin de la pièce, quelqu’un note tout cela, sans rien dire, un carnet à la main. Un jour, peut-être, il en fera un livre. On traverse la ville, comme toujours, avec cette sensation d’un déplacement mécanique, sans surprise, une succession de gestes éprouvés qui finissent par se fondre dans le décor. Le matin, la brume s’attarde sur les vitrines, comme hésitante à s’effacer tout à fait. Les rues sont là, inchangées et pourtant plus vides, plus silencieuses, comme si quelque chose s’était éteint sans qu’on sache dire exactement quoi. Ce n’est pas une absence nette, tranchée, mais une sorte de retrait progressif, une diminution presque imperceptible du volume général de la ville. On marche, on regarde. Les visages se croisent mais ne se regardent pas. Une fatigue collective s’est installée, discrète, diffuse, une résignation polie que personne ne prend plus la peine de masquer. On entend parfois des éclats de voix, des échanges vifs entre ceux qui, peut-être, refusent encore tout à fait cette fadeur. Mais la plupart se contentent d’avancer, rivés à leurs écrans, enfoncés dans leur monde privé, protégés du bruit extérieur par une barrière invisible. Les affiches électorales, placardées au coin des rues, semblent avoir été abandonnées là par erreur. Les slogans ne résonnent plus, ils se perdent dans l’indifférence, lettres mortes collées sur des murs défraîchis. On n’attend plus rien, on n’espère plus grand-chose. La ville n’est pas en ruine, elle tient debout, c’est autre chose. Une forme de léthargie, un maintien en équilibre précaire, une inertie qui tient lieu de cap. Là, sur la place où autrefois se retrouvaient les foules, quelques silhouettes s’attardent, le regard absent. On les devine en suspens, pris entre deux directions, hésitant à s’engager dans une rue plutôt qu’une autre, comme si le choix n’avait plus d’importance. Plus loin, les devantures fermées se succèdent, certaines depuis si longtemps que leur existence même semble une anomalie, un vestige d’un autre temps. On marche encore, et la lumière décline. La ville change à peine sous nos pas, ou alors c’est nous qui avons cessé d’attendre qu’elle change. Un dernier café, pris machinalement, les gestes toujours précis mais vides de nécessité. La nuit tombe doucement, sur une ville qui n’a plus très envie de se réveiller. On a vu la ville se figer, d’abord d’un air perplexe, puis de plus en plus sérieusement, dans une immobilité organisée. Depuis la fenêtre, les rues ont pris l’habitude de se vider, et dans ce vide soudain, on s’est mis à observer les choses autrement. Ce chat, par exemple, que l’on n’avait jamais remarqué et qui traverse désormais l’avenue comme un souverain en terrain conquis. L’ombre des branches sur le mur d’en face, si nette à certaines heures qu’elle remplace presque le décor absent. Et puis ce silence, insistant, qui s’est installé sans demander l’avis de personne. Les jours s’enchaînent, identiques dans leur découpe, une géométrie nouvelle du temps qui s’étire, s’étiole, se rétracte selon une logique incertaine. On guette des bruits familiers – une porte qui claque, une conversation sur un balcon – comme pour vérifier que quelque chose subsiste, que tout ne s’est pas totalement dissous. De temps à autre, un promeneur solitaire, un joggeur scrupuleux, un cycliste prudent. Mais globalement, rien. Une ville en veille, réduite à ses composantes minimales, comme un décor que l’on aurait oublié de remballer. On sort, parfois, selon les modalités autorisées. Pas trop loin, pas trop longtemps. Juste assez pour mesurer l’étrangeté de cette situation où chaque passant devient une anomalie, où chaque regard se jauge avec une prudence inhabituelle. À cette heure où d’ordinaire tout s’agite, il ne reste que des rues vides et ce vent léger qui pousse quelques feuilles sur l’asphalte déserté. Tout semble suspendu, à peine réel, comme une répétition générale où les figurants auraient déserté le plateau. De retour à l’intérieur, on reprend le cycle des heures étirées. On s’habitue aux bruits du voisinage, à ces vies parallèles que l’on devine derrière les murs. Un enfant court, on entend des éclats de rire, parfois un morceau de musique étouffé. Rien d’extraordinaire, mais dans ces détails anodins, une forme d’intensité nouvelle, un micro-événement à lui seul suffisant pour structurer la journée. Et puis, un jour, la ville recommencera à bouger. Elle retrouvera ses bruits, son rythme, son brouhaha. Mais elle ne le fera pas tout à fait comme avant. Quelque chose restera, une façon d’avoir vu le temps s’interrompre, d’avoir observé, le temps d’une parenthèse forcée, la mécanique des choses autrement. Peut-être une simple impression. Mais une impression qui colle à la peau, comme une ombre sur le mur d’en face, un peu plus nette qu’avant. L’endroit est calme, pour l’instant. Quelques clients dispersés aux tables, chacun avec sa solitude, son journal, son café refroidi. On se tient là, comme à l’abri, bien que rien ne menace encore vraiment. Mais on sent quelque chose. À travers les baies vitrées, au loin, le mouvement commence. Une vague diffuse, une rumeur, pas encore une tempête, mais une poussée, une densité qui s’accumule dans l’air. Ce sont eux, bien sûr. Ils sont revenus. Depuis des semaines, des mois même, ils errent dans les rues, ils essaient d’occuper un espace qu’on leur a retiré sans qu’ils sachent exactement comment ni pourquoi. Les bruits nous parviennent d’abord de loin, puis se répercutent ici, à l’intérieur du café, relayés par les voix des habitués, des inconnus qui soudain s’animent, eux qui d’habitude ne disent rien, ou si peu. Aujourd’hui, ils parlent. Ils se risquent à la parole, à un balbutiement collectif. C’est hésitant, c’est maladroit, ça tourne autour des mêmes phrases, des mêmes constats, mais c’est là. Une tentative, une sorte d’urgence qui les pousse à formuler quelque chose, même de travers. On pourrait croire que c’est confus, mais ça ne l’est pas. Ça manque de vocabulaire, peut-être, ça trébuche sur des tournures trop lourdes, ça s’emballe sur des raccourcis, mais ce n’est pas flou. C’est clair. Parce que tout le monde sait. Tout le monde en a marre. Du mensonge, de la corruption, des faux-semblants, des salades et des scandales. Plus personne ne veut faire semblant d’y croire, et surtout pas ceux qui ne parlent jamais, ceux qui, d’ordinaire, encaissent en silence. Ils s’essaient à la colère, et ça sonne vrai. Mais quoi ? Qu’est-ce qu’il y a après ça ? Il y a la force du refus, il y a cette chose un peu brute qui surgit, une parole qui s’arrache aux corps, mais il n’y a pas grand-chose d’autre. Pas encore. Une force brute, oui, mais informe, pas tout à fait modelée, pas encore prête à devenir autre chose qu’un cri. Un cri qu’on étouffera, qu’on laissera s’épuiser ou qu’on écrasera s’il dure trop longtemps. Au-dehors, la rumeur enfle. Dans le café, les conversations se chevauchent, personne n’écoute vraiment, chacun dit ce qu’il a sur le cœur comme s’il fallait que ça sorte maintenant, tout de suite, avant que le silence ne reprenne ses droits. Puis quelqu’un paie son café et s’en va. Un autre regarde la rue, inquiet. Un autre hausse les épaules. Le bruit continue, là-bas. Mais ici, on sait déjà comment ça finira. La télévision était allumée par distraction, un bruit de fond parmi d’autres, quelque chose de mécanique, sans enjeu. Et puis l’image, le plan fixe sur ce décor trop grand, ces fauteuils qui semblent avaler leurs occupants, et eux, là, chacun dans son rôle, chacun dans sa peau. L’un, massif, engoncé, se penchant à peine sur l’autre avec cette condescendance trop bien huilée, l’air d’un homme qui a déjà joué cette scène cent fois et qui s’en amuse encore. L’autre, plus petit, plus tendu, cherche une sortie, une réplique, quelque chose qui puisse rétablir l’équilibre, mais il sait déjà que ce sera en vain. Il est là pour être renvoyé à ce qu’il est, un figurant dans un show qu’il ne maîtrise pas. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Un numéro. Une routine bien rodée. Le grand art du rabaissement en mondovision, exécuté avec ce talent particulier qu’ont certains pour humilier en public sans paraître forcer le trait. Trump est dans son élément, il déroule, il ponctue de mimiques grasses et de rictus contrôlés. Il joue avec son invité comme un chat avec une souris qui n’aurait même pas eu la bonne idée de courir. La scène est connue, elle pourrait être archivée avec toutes les autres, celles où il parle trop fort, coupe la parole, s’amuse de la gêne de l’autre. Mais là, il y a un supplément de saveur, une petite jouissance particulière à voir ce président-là, Zelinski, le comédien devenu chef de guerre, réduit à un rôle de second couteau dans une farce dont il n’est pas l’auteur. On feint d’y voir un drame, une tension diplomatique, une gifle symbolique. On s’agite, on dissèque. Mais tout est cousu de fil blanc. L’affaire est pliée d’avance. Rien ne surprend, tout s’imbrique parfaitement dans cette longue série de postures et de faux-semblants. Ce n’est ni une tragédie, ni une crise, c’est une mécanique bien huilée, un cirque savamment orchestré où chacun, quoi qu’il fasse, rentre dans la case prévue pour lui. Et puis, à la fin, on passe à autre chose. L’un repart avec son sourire goguenard, l’autre avec son embarras poli. L’histoire continuera, ailleurs, sous une autre lumière, avec d’autres costumes. Le spectacle ne s’arrête jamais vraiment. Ils sont arrivés dans l’après-midi, comme si de rien n’était. Lentement d’abord, en file bien ordonnée, avançant à un rythme qui n’avait rien de précipité. De lourds blindés, impeccables, rangés comme pour une parade, et dessus, perchées sur les tourelles, des blondes élancées en uniformes impeccables, l’air sérieux, discipliné, presque appliqué. On aurait dit une mise en scène, mais non, il n’y avait pas de caméra. Juste l’air du soir, la lumière qui baissait et ce silence qui enveloppait tout, à peine troublé par le grondement sourd des chenilles sur l’asphalte. Les gens ont regardé. D’abord sans trop comprendre, puis sans trop chercher à comprendre. Certains ont pris quelques photos, par réflexe plus que par conviction. Après tout, il y avait bien longtemps qu’on ne croyait plus à tout ça. Aux grands principes, aux valeurs, aux postures héroïques. Cela faisait des années que la comédie battait son plein, que l’on nous expliquait, du haut des estrades et dans les studios climatisés, ce qui était juste et ce qui ne l’était pas. On nous parlait de démocratie, de liberté, de ces grandes choses qu’on vendait dans les journaux et à la télévision, et que personne n’avait vues ailleurs que dans les éditoriaux bien peignés des spécialistes de la question. Alors on a fini par l’accepter. Après tout, à choisir entre un dictateur bien net, propre sur lui, un vrai, assumé, et cette collection d’hypocrites professionnels qui nous vendaient du vide empaqueté sous blister, le choix était vite fait. Les chars avançaient, lourds, déterminés, mais pas menaçants. Il n’y avait pas besoin. Tout s’était déjà joué ailleurs, plus tôt. Là, ce n’était qu’une formalité, la fin d’un cycle. Sur les trottoirs, une drôle de procession. Les milliardaires en sueur, pieds nus sur le bitume, suivis de près par quelques journalistes encore plus mal en point, en simple chemise, certains en caleçon. Ils couraient maladroitement, leurs peaux trop lisses frissonnant sous l’air du soir. Pas d’invectives, pas de cris, juste cette scène absurde, comme une ultime mise à nu, un dernier éclat grotesque d’un monde qui venait de basculer sans un bruit. Un chien est passé, indifférent, il a pissé contre un arbre, puis il a repris son chemin. Le jour touchait à sa fin, l’air se rafraîchissait doucement. Bientôt, il ferait nuit, et tout cela n’aurait plus d’importance. Illustration : Otto Dix, de sang et d'encre Musique : Dmitri Shostakovich - Waltz No. 2|couper{180}
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Rage et gélatine
Il s’avance, Marronne, tempête sous brushing, torse bombé, sourire carnassier. La lumière des projecteurs l’engloutit aussitôt, sculptant son ombre sur le fond criard du plateau. Devant lui, les caméras pivotent, les techniciens s’agitent, un assistant lui tend un oreillette qu’il rejette d’un revers de main. Pas besoin. Il sait déjà ce qu’il va dire, comment il va frapper. Le plateau s’électrise aussitôt, un mélange de nervosité et de cette sidération vaguement honteuse qu’on éprouve face à quelqu’un qui n’a plus de limites. Il n’entre pas, il surgit. Le plateau s’électrise aussitôt, un mélange de nervosité et de cette sidération vaguement honteuse qu’on éprouve face à quelqu’un qui n’a plus de limites. Sa chaîne ? Massacrée. Lui ? Victime. Tout ça ? Une ignominie. Il brasse l’air, foudroie les visages autour de la table d’un regard vissé sur l’injustice dont il serait le martyr. Il faut comprendre, il faut mesurer, il faut trembler : on lui a tout pris, et il ne laissera pas passer ça. Son poing s’abat sur la table, coup de semonce théâtral. Un silence tendu s’abat sur le plateau, figé dans un mélange de sidération et de crainte contenue. Certains détournent les yeux, d’autres échangent des regards furtifs, espérant ne pas être la prochaine cible. L’un d’eux, une main crispée sur son stylo, sursaute imperceptiblement. Marronne les jauge, les savoure, sent leur soumission latente et jubile intérieurement. Il est l’ouragan, ils ne sont que du vent. Qui d’autre a porté la parole du peuple comme lui ? Qui d’autre a osé donner à voir le réel, le brut, l’évident ? On l’a coupé, muselé, on veut l’enterrer vivant. Mais il est toujours là, plus fort, plus bruyant. Président ? Évidemment. Puisqu’ils ne veulent pas de lui ici, il ira là-haut. Parce que les grands destins ne s’effacent pas d’un revers de main, les hérauts du vrai ne disparaissent pas sous une simple chape de censure. Pachidarme l’a prouvé : rugir plus fort que les autres, c’est la clé. Écraser la concurrence sous une pluie de sentences, c’est la loi. Lui, Marronne, a compris depuis longtemps que la vérité ne tient pas dans les faits, mais dans la manière dont on les éructe. L’histoire appartient à ceux qui la gueulent le plus fort. Là, il se lève, invective, bras tendus comme un prédicateur de fin du monde. L’air vibre de ses certitudes, ses mâchoires claquent les syllabes comme des pièges à loup. Il ne parle plus, il vocifère, éructe, crache ses mots en mitraillette. Ses yeux roulent, sa cravate se tend sous l’effort. Il convoque la trahison, le complot, la machination des élites qui veulent sa peau. Ils l’ont banni des ondes, mais il ne se taira pas. La nation a besoin de lui. C’est un cri, c’est une croisade. Les autres, ces médiocres, ces lâches, ces tapis dans l’ombre, ils peuvent trembler : Marronne n’a pas fini. « Vous savez ce qu’ils veulent, les gens ? Ils veulent qu’on leur dise que c’est la faute des étrangers, des gauchos, des wokistes qui foutent tout en l’air ! » Il rit, ce rire de hyène en costume trois-pièces. « Mais c’est ce qu’ils demandent ! Ils veulent qu’on leur raconte la même histoire en boucle, qu’on leur donne un coupable clé en main. Et moi, je leur sers sur un plateau, bien emballé, avec un joli nœud, exactement ce qu’ils ont envie d’entendre. C’est pas de l’info, c’est du spectacle, et moi, je suis leur vedette ! » Il pointe du doigt un chroniqueur qui tente un sourire crispé. « Toi, tu me fais chier ! » Il se tourne vers un autre, lève le doigt : « C’est de la merde ce que tu dis ! Tu me fatigues, bordel, ça m’épuise ! » Il jubile de leur soumission rampante, de leur silence crispé. Un éclat de rire déchire l’air, moqueur, carnassier. « Vous avez peur, hein ? Ben ouais, vous avez raison ! ». Il tape sur la table, s’adresse au producteur qui tente d’intervenir : « Toi, ferme ta gueule, t’es là grâce à moi, OK ?! ». Son plaisir est total, jouissif. C’est lui le patron, le seigneur, le maître absolu. Et pourtant, il y a un autre dieu dans son panthéon, un seul devant lequel il s’incline. Vardelin. L’ami, le bienfaiteur, le milliardaire qui lui a tout donné. L’homme qui a perdu des millions à cause de lui, à force de procès, de condamnations de l’Artcom, d’amendes exorbitantes. Mais Marronne sait flatter, sait ramper quand il le faut. « Vardelin, c’est un visionnaire, un génie ! L’argent, ça va, ça vient, mais un homme comme lui, ça n’a pas de prix ! ». Il répète cette phrase à qui veut l’entendre, à qui pourrait la rapporter. Il sait que les riches aiment être cajolés. La soirée s’étire, le show touche à sa fin. Il quitte le plateau sous les acclamations de ses propres sbires, s’engouffre dans une voiture aux vitres teintées, monte dans son duplex clinquant. Une fois la porte refermée, le grand fauve s’éteint. Plus d’éclats, plus d’emportements. Il se laisse tomber sur son canapé, attrape une manette de console et, le regard rivé à l’écran, commence une partie de son jeu favori, un jeu de petites voitures où il s’amuse à faire des embardées absurdes. Une main plonge dans un paquet de bonbons acidulés, l’autre gratte paresseusement son ventre. Il mord dans un ourson gélifié avec une application enfantine, mâchonne en plissant les yeux, pousse un petit grognement satisfait. Sur la table basse, traînent un cahier de coloriage et des feutres fluo, vestiges d’un passe-temps nocturne inavouable. Il en attrape un distraitement, griffonne un soleil en coin de page avant de le jeter négligemment au sol. Il murmure un « vroum vroum » en secouant légèrement la tête, concentré sur sa course imaginaire. Et soudain, il pousse un cri de triomphe. Sa voiture pixelisée fonce à toute allure, détruit les barrières de sécurité du circuit, explose dans le décor. Il éclate de rire, un rire plein de morgue et de suffisance. « Les cons… » murmure-t-il en enfournant un bonbon. « Ils mériteraient que je sois leur président, tiens… Ah, mais vraiment ! Il ricane, la bouche pleine de sucre, un filet de salive collé à sa lèvre. Et pourquoi pas, après tout ? Un frisson d’excitation lui traverse l’échine. Il resserre son plaid sur ses épaules, balance un coup de manette rageur. Ces crétins n’ont encore rien vu. » Illustration : Francesco De Goya, Saturne dévorant un de ses fils (entre 1819 et 1823) Musique : Guns N' Roses - Welcome To The Jungle 1987|couper{180}
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L’éblouisssement et la chute
L’hiver dernier, on a eu froid. Rien de bien méchant, un froid modeste, mais suffisamment là pour imposer ses petites manies : superposer les pulls, allumer un radiateur d’appoint, souffler dans ses mains. À l’atelier, il s’agissait aussi d’atténuer cette vieille odeur de tabac qui s’incrustait partout, dans le bois, dans les tissus, dans l’air lui-même. Alors, j’ai allumé une bougie parfumée. Parfum indéfinissable, quelque chose entre le santal et l’agrume fatigué. Je relisais des notes, c’était studieux, concentré, méthodique. Et puis, l’ombre a surgi. Une petite masse en mouvement, projetée sur le mur du fond, zigzaguant, hésitante, vibrionnante. J’ai levé les yeux, suivi la trajectoire jusqu’à son origine et découvert le fauteur de trouble : un papillon de nuit, minuscule, fonçant vers la flamme avec l’élan d’un kamikaze à court d’inspiration. Ça n’a pas raté : embrasement, chute, disparition immédiate sur l’étagère, puis sur le sol. Rideau. J’ai eu une pointe de tristesse, mais fugace, une sorte de constat résigné : encore un qui n’avait rien compris. Une andouille, ce papillon, ou alors un idéaliste trop pressé, ce qui revient au même. Sa vie était déjà un sprint contre la montre, mais là, il avait sérieusement accéléré le processus. Mauvais augure, pensais-je, ces insectes qui choisissent la combustion spontanée comme échappatoire. Mauvais présage, mauvais goût même. J’ai attrapé pelle et balai, plié l’affaire en deux gestes précis, direction la poubelle. Mais impossible de retourner à mes notes. Quelque chose clochait. Ou plutôt, quelque chose insistait. Je sais que j’ai cette tendance, ce penchant incurable à zoomer sur l’infime, à extirper du néant un détail dont tout le monde se moque, et à lui chercher un sens. Une obsession qui frise l’indiscrétion avec le réel. À cet instant précis, j’avais raté l’occasion de me censurer. Un papillon qui se jette dans la lumière au point de s’y dissoudre, voilà une image qui s’accroche, qui insiste, qui refuse de s’éteindre. D’un côté, l’idiotie aveugle, de l’autre, l’absolu du geste, la radicalité fascinante. Admirable, en somme, cette façon d’aller jusqu’au bout. Et puis, j’ai cherché à me glisser dans la tête du papillon – exercice périlleux, je le concède. La lumière devait être son chef-d'œuvre, son obsession, son équivalent d’une symphonie ou d’un roman. Qu’importe si ça finit en cendres. La passion ne s’accommode pas de demi-mesures. Première réflexion : les philosophes ont raison, la passion est suspecte, mieux vaut ne pas plonger tête baissée. Prudence, mesure, équilibre. Deuxième réflexion : les philosophes sont des rabat-joie, il faut plonger, tête la première, avec enthousiasme, quitte à y laisser quelques plumes. Et c’est là que me revient cette question absurde, comme un écho incongru à cette histoire de papillon. Parce qu’au fond, tout tourne autour d’un choix, d’une manière de se précipiter vers ce qui nous attire irrémédiablement. Une de celles que j’aime poser aux mangeurs de mille-feuilles. Comment t’y prends-tu ? Tu attaques directement le glaçage ou tu le gardes pour la fin ? Un jour, une fille m’a répondu : d’abord le glaçage, on ne sait jamais, je peux me faire renverser par une voiture ou claquer d’un AVC. Nous avons vécu une passion effrénée. C’était fulgurant, un grand brasier. Et puis j’ai fini par partir. Trop intense. Trop fatiguant. J’avais d’autres choses à faire. Illustration : James Turrell See Colour de Järna, Amrta 2011, Ganzfeld, Suède – Photo : Florian Holzherr Musique : Miles Davis Blue in Green 1959 réecriture d'un texte de septembre 2021|couper{180}
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Détaché
L'organe est le contraire de la vie, tout comme le membre. Je ne suis ni membre ni organe, je suis tout autre, l'inorganisé. Non plus que je ne suis cerveau, cœur, rate, ou couille ou bite. Ce n'est toujours pas ça. Parce que ça déborde au-delà, au dehors. Ça envahit tout le vide et s'y confond sans s'y conformer de trop comme de l'eau, libre avant tout de s'enfuir, d'emprunter une pente, de se tirer comme on tire l'eau d'un puits sans fond. Mais dans le langage encore trop — corps constitué de règles syntaxiques, orthographiques, grammaticales, etc. Si je m'amuse à penser le désordre d'un langage, je pense en creux son ordre, ça ne va pas. Il ne faut pas que ça vienne du cerveau, je ne le crois pas, mais de la plante du pied lorsqu'elle arpente la braise ardente du sens et du non-sens. -- Tu es tellement détaché... C’est tombé comme ça, sans préméditation. Ce n’était sûrement pas un reproche, juste une phrase, un constat. Pourtant, ça s’est logé en moi immédiatement, avec la précision d’une lame. Détaché. Ça voulait dire quoi ? La distance, l’éloignement, presque une fuite. Une lâcheté. Alors que depuis le début c’était bien cela : je m’étais senti décalé, inapte, en marge. Mais je ne m’étais jamais dit que cela pouvait être vu comme du détachement. Pourtant j’avais toujours été là. Je ne m’étais pas vraiment enfui. J’étais dans cette sorte de méta-position qui donne l’impression d’être une présence, mais qui n’appartient à rien ni personne. Ce fut une agression physique. Une douleur réelle. Un mal de dent qu’on ne veut pas voir. Une pulsation sourde contre laquelle il est interdit de réagir à chaud. Parce que la responsabilité m’incombait avant tout. Comme toujours. Il fallait chercher des circonstances atténuantes. Il fallait adoucir, comprendre, justifier. Comme on va chercher des clous de girofle pour calmer un nerf à vif. Réaction de pansement qui panse et pense et repense mille fois toutes les réponses possibles à la douleur, à l’agression. En fait un tour complet. Puis, éreinté, laisse filer. Le résultat est toujours à peu près le même. L’anéantissement. À cet instant, l’envie de fuir est un réflexe, comme le silence, comme l’envie de disparaître sous les radars. Une réaction qui intervient comme un fusible qui lâche, un programme dont le bug est l’ultime sécurité avant l’autodestruction. Mais cette fois, quelque chose a changé. La répétition crée parfois la faille, l’interstice. Je la voyais s’élargir de plus en plus cette faille dans mon raisonnement si tant est qu’on puisse ici parler d’un raisonnement. La curiosité commença à prendre le pas. En même temps que ma respiration se calma, que mon pouls ralentit, j’avançais prudemment un bras vers cette béance, puis engageais le corps tout entier à l’intérieur. Illustration : Francesca Woodman, Identité Musique : Ben Frost, Théory of Machines|couper{180}
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Au bout du cri
Le cri s’est détaché de la gorge, mais ce n’était plus une voix humaine. Ce n’était plus rien qui puisse être ramené au langage. Une onde. Un râle inversé, aspiré par l’invisible. Et pourtant, ce cri ne disparaissait pas. Il se réfractait sur lui-même, se propageait en dehors du temps et de l’espace, trouvant un point d’ancrage dans la matière. Il devenait autre. Il s’arrachait de sa source, se dédoublait, s’emplissait d’une présence qui n’était plus celle du corps qui l’avait émis. Son double naissait dans l’ombre projetée des parois du souterrain, une silhouette mouvante faite de l’écho d’un cri qui ne voulait pas mourir. Une matière vocale qui n’était plus la sienne, plus celle d’aucun organisme. Quelque chose de refoulé par la réalité même. Là où tout s’écroulait, où la chair s’effondrait sous le poids des siècles accumulés, l’ombre se détachait lentement. D’abord un frisson, puis la silhouette se coagula, noire sur le béton craquelé, dans ce labyrinthe où les voix humaines étaient mortes depuis longtemps. Elle s’extirpait du cri, le déchiquetait de l’intérieur, le recomposait en un son non terrestre, un écho d’une époque où l’humanité n’avait pas encore prétendu à son propre mythe. Les bottes marchaient quelque part au-dessus, mais ce n’étaient plus des bottes humaines. Elles faisaient vibrer la terre comme si l’univers se rétractait à chaque pas, une pression insoutenable contre les parois de la raison. Les dirigeants là-haut, ces entités décharnées, hurlaient des ordres qui se transformaient en poussière avant d’atteindre la moindre oreille. La langue du pouvoir n’était plus audible, noyée dans un ultrason de décomposition. Le double grandissait sur la paroi, d’abord flou comme une réminiscence mal encodée, puis net, affûté comme une lame. Il tournait lentement sa tête sans visage. Il ne parlait pas. Il ne pensait pas. Il était l’inversion du cri, la négation de toute parole, une présence qui ne cherchait rien, sinon à être. Et cela suffisait à pulvériser tout ce qui se tenait encore debout. Le narrateur, s’il en restait un, s’effaçait. Sa gorge était une cicatrice d’où ne pouvait sortir qu’un râle brisé. L’ombre était passée de l’autre côté, derrière les murs, infiltrant la structure de la réalité elle-même, et avec elle, le cri devenait un trou dans le monde. Un vortex inversé, aspirant le dernier semblant de narration. Les murs tremblaient sous l’impulsion du cri, une déflagration muette qui parcourait la matière comme un virus à la recherche de son hôte. La structure du réel se fissurait lentement, libérant dans l’air une odeur de métal brûlé, un goût d’électricité statique sur la langue. On aurait dit que le souterrain lui-même essayait d’expulser quelque chose de trop ancien, de trop énorme pour être contenu. Et puis, une lueur. Une irisation étrange, spectrale, suintant des interstices du béton. Ce n’était pas la lumière telle qu’on la connaissait. Ce n’était pas non plus une ombre. C’était l’interstice, la ligne fragile entre la substance et son reflet. Là, une forme se dépliait, longue, ondulante, comme si elle était tissée dans la trame même de l’espace. Elle se détachait du mur lentement, surgissant du cri lui-même, un écho matérialisé qui refusait de s’éteindre. Sa texture fluctuait entre le solide et le liquide, entre le tangible et l’illusion. Elle n’avait ni yeux ni bouche, et pourtant elle était là, consciente, entièrement tissée de ce cri qui ne voulait pas mourir. Les murs s’effritaient autour d’elle. Quelque chose se rétractait, une force inconnue refaisant surface après des millénaires d’oubli. Ce cri avait traversé le temps, s’était imprimé dans la structure même de la réalité, et maintenant, il appelait à lui son propre double, sa propre essence détachée du monde matériel. Les bottes continuaient de résonner au-dessus, mais elles semblaient de plus en plus lointaines. Comme si elles n’avaient jamais eu de substance. Comme si elles n’avaient été qu’un vestige, une hallucination collective imposée par un système à bout de souffle. Il n’y avait plus de dirigeant, plus d’ordre, plus de structure sociale. Seulement l’ombre grandissante sur la paroi, tissée dans la vibration même du cri, prête à s’effondrer sur le monde. Le narrateur n’avait plus de corps. Il était passé de l’autre côté, aspiré par l’onde. Il n’était plus qu’un regard suspendu dans l’éther, un témoin d’une apocalypse qui n’avait pas besoin de feu ni de cendres. Une apocalypse de l’être, un effondrement du moi, une chute libre dans l’abîme où les concepts mêmes se dissolvaient. Et puis, plus rien. Juste l’écho du cri, étiré à l’infini, réverbérant contre les parois d’un monde qui n’existait plus. Mais dans ce vide, une vibration. Une pulsation à peine perceptible, suspendue dans la matrice éteinte du réel. Une contraction, un battement primitif. Et puis, une forme embryonnaire, baignée dans un éclat blanc aveuglant, flottant dans un liquide sans origine. Quelque chose renaissait, en attente, tapi dans l’interstice du néant. Pas encore. Pas tout de suite. Mais bientôt. Illustration : Francis Bacon, Trois études pour une crucifixion, 1962 Musique : György Ligeti – Requiem, Lux Aeterna, Atmosphères|couper{180}
fictions
Bon qu’à ça
C'était une station-service comme les autres. Aire d’autoroute, enseigne fatiguée, quelques pompes, un panneau publicitaire pour un menu burger-frites affreusement agrandi, pixels visibles, comme si quelqu'un avait pris la photo avec un téléphone des années 2000. Il s’était garé sans réfléchir, découpé la route en tronçons pratiques, en unités de temps mesurables : un plein d’essence, une pause pour manger, repartir. Répéter l’opération jusqu’à destination, sauf qu’il n’avait pas de destination. Il entra dans le restaurant de la station, toujours ce même décor générique : tables vissées au sol, éclairage blafard, affiches d’offres spéciales pour des plats que personne ne choisissait jamais. Il y avait peu de monde. Un routier enfoncé dans son plateau-repas, un homme en costume froissé qui fixait un verre d’eau comme s’il venait de recevoir une mauvaise nouvelle. Il prit un plateau, commanda une viande trop cuite et un accompagnement flasque, puis s’installa près de la baie vitrée. L’homme en face apparut comme un fait accompli. Cinquante ans, veste en cuir usée, visage à la fois anonyme et marqué. Une de ces présences qui vous paraissent insignifiantes, mais qui, une heure plus tard, pourraient vous obséder sans raison. Il posa un sac plastique froissé sur la table, sortit un sandwich triangulaire encore sous cellophane, et déclara après quelques bouchées : — Vous allez loin ? C’était dit sans curiosité, comme on pourrait demander l’heure. — Aucune idée, répondit-il. L’homme hocha la tête, termina son sandwich en silence, puis ajouta : — Et vous faites quoi ? — Je peins. Il aurait pu dire autre chose, n’importe quoi, mais c’était sorti ainsi. L’homme mâcha lentement, posa son sandwich, lissa le plastique vide sur la table. — Peintre en bâtiment ? — Non. — Alors quoi ? — Des toiles, des trucs. Rien d’utile. — Ah. Silence. Un bruit de friteuse au fond de la salle, une serveuse qui reniflait sans discrétion. Puis, comme une distraction : — Pourquoi vous peignez ? Le ton n’était pas moqueur, ni sérieux, ni même franchement intéressé. Plutôt un jet de mot pour remplir l’espace, comme d’autres tapoteraient du doigt sur la table en attendant leur addition. Il aurait pu expliquer, développer. Mais il haussa les épaules. — Bon qu’à ça. L’homme hocha la tête. Peut-être qu’il comprenait. Peut-être que non. Il ouvrit son sac plastique, en sortit un objet qu’il posa sur la table. Une boussole. — Vous savez lire ça ? — Bien sûr. — Moi non. Il la fit tourner, comme s’il s’attendait à ce qu’elle pointe autre chose que le nord. — Parfois, je me dis que ça m’aiderait. — À trouver quoi ? Il haussa les épaules. — Aucune idée. Il rangea la boussole, termina son soda. L’addition arriva. Il chercha dans son portefeuille, en sortit une carte de fidélité Total et la tendit au serveur. Le serveur la regarda, puis lui, puis la carte. — C’est pas une carte de paiement, ça. Il regarda la carte, l’examina comme si elle venait d’apparaître dans sa main sans explication. — Ah. Il fouilla encore, trouva un billet, paya. Dehors, il faisait froid. Il marcha jusqu’à sa voiture, une vieille Citroën aux portières cabossées, à l’autoradio mal réglé, à la peinture écaillée qui dessinait involontairement une sorte de carte du monde, des continents invisibles formés par l’usure. Il s’installa, mit le contact. La radio grésilla, une voix lointaine annonça la météo pour une région qu’il ne connaissait pas. Il roula. L’autoroute était un long couloir de phares rouges et blancs. Il passa quelques aires de repos, puis prit une sortie au hasard. Un bar était là, une télévision allumée en fond, un barman qui lisait un journal. Il s’installa, commanda un whisky. Il venait à peine de poser son verre qu’une voix dit derrière lui : — Alors, pourquoi vous peignez ? Il se retourna. L’homme de la station-service. Même veste en cuir usée, même air légèrement absent. Il était là, posé à une table, une bière devant lui. Il soupira, fit tourner son verre entre ses doigts. — Vous me suivez ? L’homme haussa les épaules. — Pas vraiment. C’est ouvert, j’avais soif. Il hésita. Puis se leva, prit son verre et vint s’asseoir en face. — Vous tenez vraiment à une réponse ? L’homme haussa les sourcils. — Pas sûr. — Bon qu’à ça. Ils restèrent silencieux un moment. La télévision montrait un joueur de foot qui s’écroulait sur la pelouse, l’arbitre sifflait. — Y’a faute, dit quelqu’un au comptoir. L’homme vida son verre. — Vous allez où, alors ? demanda l’autre. Il haussa les épaules. — Aucune idée. L’homme hocha la tête. — Moi non plus. Ils restèrent là encore quelques minutes, puis l’homme se leva. — Bonne route. Il hocha la tête. L’homme sortit. Il attendit encore un peu, regarda la télévision sans vraiment la voir, puis fit signe au barman. — Un autre whisky. Le silence revint. Illustration Edward Hopper, Automat 1927 Musique : Ray Cooder, Paris Texas|couper{180}
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Variations sur un silence
K. était assis près de la fenêtre, une tasse de café tiède devant lui, regardant distraitement la pluie. Les gouttes coulaient lentement sur la vitre, suivant des trajectoires imprévisibles. Il aurait pu s'intéresser à autre chose, mais non. Il se laissait porter par cette dérive aqueuse. L'autre homme arriva sans qu'il s'y attende. Un mouvement, un manteau qui glisse sur un dossier de chaise, un sourire large, un salut ample. Puis la question, légère et inévitable : — K. ? Mais qu'est-ce que tu deviens ? K. leva les yeux, esquissa un sourire incertain. Il avait vu venir beaucoup de choses dans sa vie, mais pas celle-là. Il haussa vaguement les épaules. — Oh, pas grand-chose. L'autre homme s'installa plus confortablement, fit rouler une cigarette entre ses doigts. Il prit son temps, souffla la fumée en l'air, observa K. comme s'il s'agissait d'une œuvre en cours d'évaluation. — Pas grand-chose, ça veut dire quoi ? K. sentit une chaleur lui monter à la nuque. Il aurait pu répondre n'importe quoi. Donner une profession précise, n'importe laquelle. Il aurait pu, mais il ne le fit pas. Il regarda sa tasse, en traça le contour du doigt. — Je fais un peu de tout, dit-il. L'autre plissa les yeux. — Un peu de tout ? — Oui, un peu de tout. La conversation aurait pu s'arrêter là. Il suffisait que l'autre se lasse, qu'il détourne le regard, qu'il enchaîne sur un sujet plus neutre. Mais non. — Et à côté ? K. sentit une légère crispation. Il aurait pu être ailleurs, ça n'aurait rien changé. Il eut un geste vague de la main. — Rien de très intéressant. L'autre eut un sourire. Pas un sourire narquois, non, plutôt une curiosité patiente. — Rien d'intéressant ? Mais encore ? K. tenta d'esquiver, de renverser la question. — Et toi ? L'autre se redressa, prêt à dérouler le fil de son histoire. K. l'écouta distraitement, acquiesça au bon moment. Une stratégie de diversion. Mais elle était vouée à l'échec. — Et toi, alors ? Ce que tu fais, en vrai. K. sentit son corps se raidir. Un instant, il crut qu'il allait répondre autrement. Dire « j'écris ». L'affirmer, simplement. Mais il n'en fit rien. — J'écris un peu, mais bon, rien de sérieux. L'autre haussa les sourcils. — Tu écris ? Un silence. K. avait déjà trop dit. Il aurait voulu reprendre ses mots, les défaire, les effacer. — Oui, enfin, vite fait. — Des romans ? De la poésie ? K. sourit, mais sans conviction. — Rien de tout ça. Juste des trucs comme ça, pour moi. L'autre le scruta. Pas de jugement apparent, juste un constat. — Tu écris, donc. K. observa sa tasse. Il pouvait parler. Il pouvait dire que l'écriture occupait tout, qu'il empilait des pages, qu'il n'osait pas les montrer. Il pouvait dire qu'il était écrivain. Il ouvrit la bouche. Puis il renonça. — C'est un passe-temps, rien de plus. L'autre opina lentement. Le moment était passé. La conversation reprit un cours plus banal, plus sûr. Mais K. savait. Dehors, la pluie avait cessé. Il referma la porte derrière lui. L'appartement était silencieux, une lumière artificielle blafarde accentuait le décor vide. Il posa ses clés sur la table, laissa son manteau glisser sur le dossier d'une chaise, resta un instant debout, immobile, avant de se diriger vers son bureau. Il alluma la lampe, ouvrit son carnet. Il écrivit. D'abord, la scène telle qu'elle s'était passée. Puis, une autre version, une où il aurait dit ce qu'il fallait dire, une où il aurait assumé. Il observa les deux textes, sentant un léger vertige devant ces réalités parallèles. Il referma le carnet, posa ses mains sur la couverture noire, fixa un point vague devant lui. Puis, dans un souffle presque imperceptible, il murmura : — Je suis écrivain. Personne ne l'entendit. Musique : David Bowie Ashes to ashes|couper{180}