L’hiver dernier, on a eu froid. Rien de bien méchant, un froid modeste, mais suffisamment là pour imposer ses petites manies : superposer les pulls, allumer un radiateur d’appoint, souffler dans ses mains. À l’atelier, il s’agissait aussi d’atténuer cette vieille odeur de tabac qui s’incrustait partout, dans le bois, dans les tissus, dans l’air lui-même. Alors, j’ai allumé une bougie parfumée. Parfum indéfinissable, quelque chose entre le santal et l’agrume fatigué.
Je relisais des notes, c’était studieux, concentré, méthodique. Et puis, l’ombre a surgi. Une petite masse en mouvement, projetée sur le mur du fond, zigzaguant, hésitante, vibrionnante. J’ai levé les yeux, suivi la trajectoire jusqu’à son origine et découvert le fauteur de trouble : un papillon de nuit, minuscule, fonçant vers la flamme avec l’élan d’un kamikaze à court d’inspiration. Ça n’a pas raté : embrasement, chute, disparition immédiate sur l’étagère, puis sur le sol. Rideau.
J’ai eu une pointe de tristesse, mais fugace, une sorte de constat résigné : encore un qui n’avait rien compris. Une andouille, ce papillon, ou alors un idéaliste trop pressé, ce qui revient au même. Sa vie était déjà un sprint contre la montre, mais là, il avait sérieusement accéléré le processus. Mauvais augure, pensais-je, ces insectes qui choisissent la combustion spontanée comme échappatoire. Mauvais présage, mauvais goût même.
J’ai attrapé pelle et balai, plié l’affaire en deux gestes précis, direction la poubelle. Mais impossible de retourner à mes notes. Quelque chose clochait. Ou plutôt, quelque chose insistait.
Je sais que j’ai cette tendance, ce penchant incurable à zoomer sur l’infime, à extirper du néant un détail dont tout le monde se moque, et à lui chercher un sens. Une obsession qui frise l’indiscrétion avec le réel. À cet instant précis, j’avais raté l’occasion de me censurer.
Un papillon qui se jette dans la lumière au point de s’y dissoudre, voilà une image qui s’accroche, qui insiste, qui refuse de s’éteindre. D’un côté, l’idiotie aveugle, de l’autre, l’absolu du geste, la radicalité fascinante. Admirable, en somme, cette façon d’aller jusqu’au bout.
Et puis, j’ai cherché à me glisser dans la tête du papillon – exercice périlleux, je le concède. La lumière devait être son chef-d’œuvre, son obsession, son équivalent d’une symphonie ou d’un roman. Qu’importe si ça finit en cendres. La passion ne s’accommode pas de demi-mesures.
Première réflexion : les philosophes ont raison, la passion est suspecte, mieux vaut ne pas plonger tête baissée. Prudence, mesure, équilibre. Deuxième réflexion : les philosophes sont des rabat-joie, il faut plonger, tête la première, avec enthousiasme, quitte à y laisser quelques plumes.
Et c’est là que me revient cette question absurde, comme un écho incongru à cette histoire de papillon. Parce qu’au fond, tout tourne autour d’un choix, d’une manière de se précipiter vers ce qui nous attire irrémédiablement. Une de celles que j’aime poser aux mangeurs de mille-feuilles. Comment t’y prends-tu ? Tu attaques directement le glaçage ou tu le gardes pour la fin ?
Un jour, une fille m’a répondu : d’abord le glaçage, on ne sait jamais, je peux me faire renverser par une voiture ou claquer d’un AVC. Nous avons vécu une passion effrénée. C’était fulgurant, un grand brasier. Et puis j’ai fini par partir. Trop intense. Trop fatiguant. J’avais d’autres choses à faire. Illustration : James Turrell See Colour de Järna, Amrta 2011, Ganzfeld, Suède – Photo : Florian Holzherr Musique : Miles Davis Blue in Green 1959
réecriture d’un texte de septembre 2021