Il suffit parfois de s’allonger. De laisser la pesanteur faire son office, d’appuyer l’arrière du crâne contre une surface plane, de s’assurer que l’on est bien réparti de façon homogène, comme une pâte à tarte trop travaillée. Il suffit ensuite de suivre sa respiration, en bon spectateur, sans interférer. L’air entre, l’air sort. Tout se passe bien. Enfin, normalement.
Avant cela, bien sûr, il y a la résistance. L’esprit s’agite, fait du bruit, remue des archives entières de conversations passées, ressasse d’antiques préoccupations administratives et tente d’ouvrir un dossier classé sans suite depuis trois ans. Il veut prouver son existence. Mais il suffit d’attendre. On le laisse parler, il finira bien par se lasser. Puis, sans tambour ni trompette, on le débranche.
C’est alors que l’on traverse sa propre bulle. On passe d’un espace exigu, saturé de réminiscences inutiles, à une sorte d’expansion floue, comme une salle d’attente où il ne se passe rien mais où l’on est bien. Rien de mystique, juste une légèreté bienvenue, une fluidité inhabituelle. La pensée n’a pas disparu, elle est là, mais en version atténuée, en sourdine, comme un téléviseur qu’on aurait oublié d’éteindre.
Et puis parfois, dans cet état de flottement, quelque chose bascule. La conscience s’efface presque totalement, le corps devient un simple contour. C’est précisément là que tout s’emballe. Un fourmillement électrique gagne les extrémités, le cœur s’emballe comme s’il venait de rater une marche. Une sensation idiote, en somme, mais d’une efficacité redoutable : en une fraction de seconde, on se retrouve à donner un coup de poing sur le sol ou le matelas, avec l’élégance d’un boxeur sans adversaire. Juste pour s’assurer que l’on est bien toujours là, que l’on n’a pas définitivement glissé de l’autre côté, où que ce soit. La peur de crever, probablement, ou pire : la peur de ne pas revenir.
Mais si l’on ne donnait pas ce coup de poing ? Si, au lieu de réagir, on laissait faire ? Si l’on se laissait couler, traverser l’instant sans le heurter, sans chercher à se récupérer ? Peut-être que le corps, au lieu de se raidir, finirait par s’étirer à l’infini, que la pensée se dissoudrait sans heurt, comme une plume qui se laisse porter par le vent. Peut-être que rien ne se passerait, ou au contraire, tout. Peut-être que l’on découvrirait que la chute tant redoutée n’en était pas une, qu’il n’y avait pas d’autre côté, juste une continuité imperceptible. Peut-être.
Et si cette continuité menait ailleurs ? Si, une fois la paroi traversée, on s’apercevait qu’il y avait un espace derrière l’espace, un silence sous le silence, une absence qui n’en est pas une ? On sentirait d’abord une étrange légèreté, un flottement sans direction, une absence de repères qui, loin d’inquiéter, inviterait à l’exploration. On percevrait peut-être des formes floues, des couleurs jamais vues, des textures impossibles à nommer.
Mais parfois, à l’orée de cette frontière, surgissent des images hypnagogiques monstrueuses. Des fragments de visages difformes, des silhouettes indistinctes, des visions qui ne semblent appartenir à aucun rêve connu. Pourtant, elles ne me voient pas. Je les fixe, avec un détachement étrange, comme si j’étais une caméra posée sur un monde qui ne m’appartient pas. Je flotte dans cet univers sans en être acteur, simple témoin d’un chaos silencieux, un spectateur invisible d’un théâtre où personne ne joue pour moi.
Et d’autres avant moi ? Ont-ils traversé cette paroi ? Ont-ils osé aller plus loin ? Certains témoignages le laissent entendre. Des descriptions de mondes dissous, de perceptions fragmentées, d’une présence sans identité, diluée dans l’inconcevable. Des récits où l’on ne revient pas tout à fait le même, où l’on porte avec soi un éclat de l’indicible, une impression fugace d’avoir effleuré quelque chose que le langage ne sait pas nommer.
Parfois, il m’arrive de penser à mon père, ou à cette galaxie de sentiments contradictoires en moi qui forme encore l’image rémanente d’un père. Peut-être que cette "chose" se tient là, derrière la paroi, et attend que j’effectue ce pas en avant. Peut-être que ce n’est pas un inconnu qui guette derrière, mais une silhouette familière, floue, émiettée par le temps, mais toujours là. Comme une présence sans présence, un regard sans regard. Mais justement, est-ce que l’intimité, la filiation, ne sont pas elles aussi de simples constructions mentales ? Une illusion réconfortante derrière laquelle se cache une entité informe, une mémoire figée, un spectre né de ma propre hésitation. De là cet effroi, et ce désir d’aller à la rencontre de "la chose". Car peut-être que franchir la paroi, c’est aussi affronter ce doute, dissiper enfin l’illusion et voir ce qui demeure, s’il demeure quelque chose.
Mais encore faudrait-il que quelqu’un demeure. Que moi, par exemple, j’existe bel et bien. Voilà un point qu’il serait bon de clarifier. Car après tout, qui raconte ? D’où parle cette voix qui, sans trop savoir comment, en est venue à douter de sa propre assise ?
Ce n’est pas la première fois que ce vertige me prend. Il y a longtemps, un professeur d’astronomie nous avait demandé d’imaginer le néant avant le Big Bang. Je m’y suis appliqué, un peu trop consciencieusement, et j’ai sombré dans une terreur sans nom avant de m’évanouir. Une autre fois, dans le jardin de notre maison, un après-midi d’enfance, j’ai eu cette intuition foudroyante : et si j’inventais tout ? La maison, le jardin, mes parents, mes amis, le monde entier – et même moi. Là encore, le vide a été trop brutal, et mon corps a rendu les armes. Il semblerait que j’aie toujours eu cette propension à jouer avec les limites de la réalité, et qu’à chaque fois, la réalité réagisse en me jetant dehors.
Alors ce doute revient. Comme un portail qui s’ouvre sans prévenir, un piège mental qui ne demande qu’à m’engloutir. Mais peut-être y a-t-il autre chose ? Une force contraire, une résistance opposée, une volonté qui refuse la dissolution ? Peut-être que cette oscillation perpétuelle entre doute et foi, entre effacement et ancrage, n’est autre que le mouvement fondamental de l’univers. Comme la force centrifuge et la force centripète, l’expansion et la gravité, Dieu et Lucifer, la plume et le coup de poing. Un équilibre fragile, où l’on hésite éternellement entre se dissoudre dans l’infini ou s’accrocher désespérément à la moindre certitude.
Peut-être que le doute est la seule divinité qui nous reste. Ou peut-être est-il le complice de quelque chose d’autre, d’un reflet inversé, d’une foi qui persiste même quand on ne veut plus y croire.
Et quand on ouvre les yeux, tout est exactement pareil. Pourtant, tout a changé.
Illustration :Francisco José de Goya y Lucientes , The sleep of reason produces monsters (No. 43), from Los Caprichos Musique : Sophie Agnel, cordophone et objets / Philippe Foch, percussions, peaux, pierres et métaux, Le non_Jazz au Café de Paris, 2023