Le jeune homme s’avance, pas trop vite, pas trop lentement non plus, un tempo juste, étudié mais naturel, savamment composé. Il sait où il va. Depuis toujours, il sait. C’est une question de trajectoire, de lignes bien tracées, d’ornières soigneusement évitées, de portes qui s’ouvrent avec cette fluidité particulière, imperceptible, comme si elles avaient toujours été là, prêtes à basculer sur son passage.
Rien de brutal, rien d’ostentatoire. Un mouvement fin, précis, qui l’a mené de l’École au Ministère, du Ministère à la Lumière. Et dans cette lumière, il y a du monde, beaucoup de monde. Ceux qui savent, ceux qui font, ceux qui possèdent. Eux aussi l’ont vu arriver, avant même qu’il ne se signale, avant qu’il ne devienne ce qu’il était déjà en puissance. Ils l’ont repéré, l’ont regardé, testé, pesé, puis ils l’ont choisi. Pas qu’il fût le seul. Il était simplement le plus conforme, celui dont le costume tombait le mieux sur les épaules, celui qui savait déjà parler sans en dire trop, sourire sans s’attacher, se placer au centre tout en évitant d’avoir l’air de vouloir l’être.
Il y a eu ces rencontres, feutrées, presque anodines, qui pourtant comptaient. Quelques dîners, des apartés, un murmure entendu, une phrase qui reste. Puis plus tard, une autre invitation, plus marquée, plus claire. Des visages qui s’éclairent à mesure que l’idée prend corps, que l’évidence se dessine. Et là, les cartes sont distribuées. Il fallait lui donner un peu plus d’épaisseur, de consistance, une réalité médiatique. La machine se met en marche, les pages s’ouvrent, les chaînes s’animent. Il devient celui qui manquait, l’homme neuf, l’anti-usé, celui qui traverse le paysage politique en enjambant les obstacles avec une légèreté suspecte.
Il a tout. Il a le langage qu’il faut, le sourire mesuré, la posture adaptée. Il n’a rien de clivant, rien d’excessif, juste ce qu’il faut de transgression calibrée, un réformisme docile, une assurance bien tempérée. Alors on y va. Les relais sont là, les voix se synchronisent, le récit s’écrit. Il devient une figure, une image qui circule et qui s’impose, qui se diffuse jusqu’à ne plus laisser de place au doute. On se l’arrache, on le cite, on le met en scène, on s’extasie sur son aisance, sa jeunesse, son destin. On oublie surtout d’où il vient vraiment, ce qui l’a porté jusque-là, les mains qui l’ont poussé dans le dos.
Et dans l’ombre, on veille. Il y a cette étrange coalition, ce carrefour de trajectoires où se croisent les intérêts les plus divers, les plus inattendus. Des figures médiatiques, des magnats des télécoms, des gestionnaires de l’image et du silence, des faiseurs et des effaceurs. Des noms qui traînent des histoires avec eux, des passés embusqués derrière des palmarès éclatants. Xavier Niel, roi des réseaux, passé par le minitel rose avant de bâtir son empire. Mimi Marchand, reine des médias souterrains, courtisane des réputations, passée par la case prison avant d’investir les sphères du pouvoir. Ils sont là, autour de lui, pas par hasard, pas par accident. Ils savent que le pouvoir est une question d’alliances, et que ces alliances ne doivent jamais être trop visibles.
Et pourtant, tout se fait sans heurts. Pas de scandale, pas d’accroc, tout s’imbrique à la perfection. Comme si le pays entier s’était mis en veilleuse, comme si rien ne pouvait enrayer cette ascension. Il est là, au sommet, et il avance toujours. Devant lui, les regards brillent, les micros s’alignent, les flashs crépitent. Derrière lui, la machine continue de tourner, avec sa mécanique bien huilée, sa gestion des crises, ses ajustements imperceptibles. Il marche, sûr de lui, certain de son cap. Les autres, derrière, suivent. Ou tombent.
Et dans un coin de la pièce, quelqu’un note tout cela, sans rien dire, un carnet à la main. Un jour, peut-être, il en fera un livre.
On traverse la ville, comme toujours, avec cette sensation d’un déplacement mécanique, sans surprise, une succession de gestes éprouvés qui finissent par se fondre dans le décor. Le matin, la brume s’attarde sur les vitrines, comme hésitante à s’effacer tout à fait. Les rues sont là, inchangées et pourtant plus vides, plus silencieuses, comme si quelque chose s’était éteint sans qu’on sache dire exactement quoi. Ce n’est pas une absence nette, tranchée, mais une sorte de retrait progressif, une diminution presque imperceptible du volume général de la ville.
On marche, on regarde. Les visages se croisent mais ne se regardent pas. Une fatigue collective s’est installée, discrète, diffuse, une résignation polie que personne ne prend plus la peine de masquer. On entend parfois des éclats de voix, des échanges vifs entre ceux qui, peut-être, refusent encore tout à fait cette fadeur. Mais la plupart se contentent d’avancer, rivés à leurs écrans, enfoncés dans leur monde privé, protégés du bruit extérieur par une barrière invisible.
Les affiches électorales, placardées au coin des rues, semblent avoir été abandonnées là par erreur. Les slogans ne résonnent plus, ils se perdent dans l’indifférence, lettres mortes collées sur des murs défraîchis. On n’attend plus rien, on n’espère plus grand-chose. La ville n’est pas en ruine, elle tient debout, c’est autre chose. Une forme de léthargie, un maintien en équilibre précaire, une inertie qui tient lieu de cap.
Là, sur la place où autrefois se retrouvaient les foules, quelques silhouettes s’attardent, le regard absent. On les devine en suspens, pris entre deux directions, hésitant à s’engager dans une rue plutôt qu’une autre, comme si le choix n’avait plus d’importance. Plus loin, les devantures fermées se succèdent, certaines depuis si longtemps que leur existence même semble une anomalie, un vestige d’un autre temps.
On marche encore, et la lumière décline. La ville change à peine sous nos pas, ou alors c’est nous qui avons cessé d’attendre qu’elle change. Un dernier café, pris machinalement, les gestes toujours précis mais vides de nécessité. La nuit tombe doucement, sur une ville qui n’a plus très envie de se réveiller.
On a vu la ville se figer, d’abord d’un air perplexe, puis de plus en plus sérieusement, dans une immobilité organisée. Depuis la fenêtre, les rues ont pris l’habitude de se vider, et dans ce vide soudain, on s’est mis à observer les choses autrement. Ce chat, par exemple, que l’on n’avait jamais remarqué et qui traverse désormais l’avenue comme un souverain en terrain conquis. L’ombre des branches sur le mur d’en face, si nette à certaines heures qu’elle remplace presque le décor absent. Et puis ce silence, insistant, qui s’est installé sans demander l’avis de personne.
Les jours s’enchaînent, identiques dans leur découpe, une géométrie nouvelle du temps qui s’étire, s’étiole, se rétracte selon une logique incertaine. On guette des bruits familiers – une porte qui claque, une conversation sur un balcon – comme pour vérifier que quelque chose subsiste, que tout ne s’est pas totalement dissous. De temps à autre, un promeneur solitaire, un joggeur scrupuleux, un cycliste prudent. Mais globalement, rien. Une ville en veille, réduite à ses composantes minimales, comme un décor que l’on aurait oublié de remballer.
On sort, parfois, selon les modalités autorisées. Pas trop loin, pas trop longtemps. Juste assez pour mesurer l’étrangeté de cette situation où chaque passant devient une anomalie, où chaque regard se jauge avec une prudence inhabituelle. À cette heure où d’ordinaire tout s’agite, il ne reste que des rues vides et ce vent léger qui pousse quelques feuilles sur l’asphalte déserté. Tout semble suspendu, à peine réel, comme une répétition générale où les figurants auraient déserté le plateau.
De retour à l’intérieur, on reprend le cycle des heures étirées. On s’habitue aux bruits du voisinage, à ces vies parallèles que l’on devine derrière les murs. Un enfant court, on entend des éclats de rire, parfois un morceau de musique étouffé. Rien d’extraordinaire, mais dans ces détails anodins, une forme d’intensité nouvelle, un micro-événement à lui seul suffisant pour structurer la journée.
Et puis, un jour, la ville recommencera à bouger. Elle retrouvera ses bruits, son rythme, son brouhaha. Mais elle ne le fera pas tout à fait comme avant. Quelque chose restera, une façon d’avoir vu le temps s’interrompre, d’avoir observé, le temps d’une parenthèse forcée, la mécanique des choses autrement. Peut-être une simple impression. Mais une impression qui colle à la peau, comme une ombre sur le mur d’en face, un peu plus nette qu’avant.
L’endroit est calme, pour l’instant. Quelques clients dispersés aux tables, chacun avec sa solitude, son journal, son café refroidi. On se tient là, comme à l’abri, bien que rien ne menace encore vraiment. Mais on sent quelque chose. À travers les baies vitrées, au loin, le mouvement commence. Une vague diffuse, une rumeur, pas encore une tempête, mais une poussée, une densité qui s’accumule dans l’air. Ce sont eux, bien sûr. Ils sont revenus. Depuis des semaines, des mois même, ils errent dans les rues, ils essaient d’occuper un espace qu’on leur a retiré sans qu’ils sachent exactement comment ni pourquoi.
Les bruits nous parviennent d’abord de loin, puis se répercutent ici, à l’intérieur du café, relayés par les voix des habitués, des inconnus qui soudain s’animent, eux qui d’habitude ne disent rien, ou si peu. Aujourd’hui, ils parlent. Ils se risquent à la parole, à un balbutiement collectif. C’est hésitant, c’est maladroit, ça tourne autour des mêmes phrases, des mêmes constats, mais c’est là. Une tentative, une sorte d’urgence qui les pousse à formuler quelque chose, même de travers.
On pourrait croire que c’est confus, mais ça ne l’est pas. Ça manque de vocabulaire, peut-être, ça trébuche sur des tournures trop lourdes, ça s’emballe sur des raccourcis, mais ce n’est pas flou. C’est clair. Parce que tout le monde sait. Tout le monde en a marre. Du mensonge, de la corruption, des faux-semblants, des salades et des scandales. Plus personne ne veut faire semblant d’y croire, et surtout pas ceux qui ne parlent jamais, ceux qui, d’ordinaire, encaissent en silence.
Ils s’essaient à la colère, et ça sonne vrai. Mais quoi ? Qu’est-ce qu’il y a après ça ? Il y a la force du refus, il y a cette chose un peu brute qui surgit, une parole qui s’arrache aux corps, mais il n’y a pas grand-chose d’autre. Pas encore. Une force brute, oui, mais informe, pas tout à fait modelée, pas encore prête à devenir autre chose qu’un cri. Un cri qu’on étouffera, qu’on laissera s’épuiser ou qu’on écrasera s’il dure trop longtemps.
Au-dehors, la rumeur enfle. Dans le café, les conversations se chevauchent, personne n’écoute vraiment, chacun dit ce qu’il a sur le cœur comme s’il fallait que ça sorte maintenant, tout de suite, avant que le silence ne reprenne ses droits. Puis quelqu’un paie son café et s’en va. Un autre regarde la rue, inquiet. Un autre hausse les épaules. Le bruit continue, là-bas. Mais ici, on sait déjà comment ça finira.
La télévision était allumée par distraction, un bruit de fond parmi d’autres, quelque chose de mécanique, sans enjeu. Et puis l’image, le plan fixe sur ce décor trop grand, ces fauteuils qui semblent avaler leurs occupants, et eux, là, chacun dans son rôle, chacun dans sa peau.
L’un, massif, engoncé, se penchant à peine sur l’autre avec cette condescendance trop bien huilée, l’air d’un homme qui a déjà joué cette scène cent fois et qui s’en amuse encore. L’autre, plus petit, plus tendu, cherche une sortie, une réplique, quelque chose qui puisse rétablir l’équilibre, mais il sait déjà que ce sera en vain. Il est là pour être renvoyé à ce qu’il est, un figurant dans un show qu’il ne maîtrise pas.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Un numéro. Une routine bien rodée. Le grand art du rabaissement en mondovision, exécuté avec ce talent particulier qu’ont certains pour humilier en public sans paraître forcer le trait. Trump est dans son élément, il déroule, il ponctue de mimiques grasses et de rictus contrôlés. Il joue avec son invité comme un chat avec une souris qui n’aurait même pas eu la bonne idée de courir. La scène est connue, elle pourrait être archivée avec toutes les autres, celles où il parle trop fort, coupe la parole, s’amuse de la gêne de l’autre. Mais là, il y a un supplément de saveur, une petite jouissance particulière à voir ce président-là, Zelinski, le comédien devenu chef de guerre, réduit à un rôle de second couteau dans une farce dont il n’est pas l’auteur.
On feint d’y voir un drame, une tension diplomatique, une gifle symbolique. On s’agite, on dissèque. Mais tout est cousu de fil blanc. L’affaire est pliée d’avance. Rien ne surprend, tout s’imbrique parfaitement dans cette longue série de postures et de faux-semblants. Ce n’est ni une tragédie, ni une crise, c’est une mécanique bien huilée, un cirque savamment orchestré où chacun, quoi qu’il fasse, rentre dans la case prévue pour lui.
Et puis, à la fin, on passe à autre chose. L’un repart avec son sourire goguenard, l’autre avec son embarras poli. L’histoire continuera, ailleurs, sous une autre lumière, avec d’autres costumes. Le spectacle ne s’arrête jamais vraiment.
Ils sont arrivés dans l’après-midi, comme si de rien n’était. Lentement d’abord, en file bien ordonnée, avançant à un rythme qui n’avait rien de précipité. De lourds blindés, impeccables, rangés comme pour une parade, et dessus, perchées sur les tourelles, des blondes élancées en uniformes impeccables, l’air sérieux, discipliné, presque appliqué. On aurait dit une mise en scène, mais non, il n’y avait pas de caméra. Juste l’air du soir, la lumière qui baissait et ce silence qui enveloppait tout, à peine troublé par le grondement sourd des chenilles sur l’asphalte.
Les gens ont regardé. D’abord sans trop comprendre, puis sans trop chercher à comprendre. Certains ont pris quelques photos, par réflexe plus que par conviction. Après tout, il y avait bien longtemps qu’on ne croyait plus à tout ça. Aux grands principes, aux valeurs, aux postures héroïques. Cela faisait des années que la comédie battait son plein, que l’on nous expliquait, du haut des estrades et dans les studios climatisés, ce qui était juste et ce qui ne l’était pas. On nous parlait de démocratie, de liberté, de ces grandes choses qu’on vendait dans les journaux et à la télévision, et que personne n’avait vues ailleurs que dans les éditoriaux bien peignés des spécialistes de la question.
Alors on a fini par l’accepter. Après tout, à choisir entre un dictateur bien net, propre sur lui, un vrai, assumé, et cette collection d’hypocrites professionnels qui nous vendaient du vide empaqueté sous blister, le choix était vite fait. Les chars avançaient, lourds, déterminés, mais pas menaçants. Il n’y avait pas besoin. Tout s’était déjà joué ailleurs, plus tôt. Là, ce n’était qu’une formalité, la fin d’un cycle.
Sur les trottoirs, une drôle de procession. Les milliardaires en sueur, pieds nus sur le bitume, suivis de près par quelques journalistes encore plus mal en point, en simple chemise, certains en caleçon. Ils couraient maladroitement, leurs peaux trop lisses frissonnant sous l’air du soir. Pas d’invectives, pas de cris, juste cette scène absurde, comme une ultime mise à nu, un dernier éclat grotesque d’un monde qui venait de basculer sans un bruit.
Un chien est passé, indifférent, il a pissé contre un arbre, puis il a repris son chemin. Le jour touchait à sa fin, l’air se rafraîchissait doucement. Bientôt, il ferait nuit, et tout cela n’aurait plus d’importance.
Illustration : Otto Dix, de sang et d’encre Musique : Dmitri Shostakovich - Waltz No. 2