C’était une station-service comme les autres. Aire d’autoroute, enseigne fatiguée, quelques pompes, un panneau publicitaire pour un menu burger-frites affreusement agrandi, pixels visibles, comme si quelqu’un avait pris la photo avec un téléphone des années 2000.
Il s’était garé sans réfléchir, découpé la route en tronçons pratiques, en unités de temps mesurables : un plein d’essence, une pause pour manger, repartir. Répéter l’opération jusqu’à destination, sauf qu’il n’avait pas de destination.
Il entra dans le restaurant de la station, toujours ce même décor générique : tables vissées au sol, éclairage blafard, affiches d’offres spéciales pour des plats que personne ne choisissait jamais. Il y avait peu de monde. Un routier enfoncé dans son plateau-repas, un homme en costume froissé qui fixait un verre d’eau comme s’il venait de recevoir une mauvaise nouvelle.
Il prit un plateau, commanda une viande trop cuite et un accompagnement flasque, puis s’installa près de la baie vitrée.
L’homme en face apparut comme un fait accompli. Cinquante ans, veste en cuir usée, visage à la fois anonyme et marqué. Une de ces présences qui vous paraissent insignifiantes, mais qui, une heure plus tard, pourraient vous obséder sans raison. Il posa un sac plastique froissé sur la table, sortit un sandwich triangulaire encore sous cellophane, et déclara après quelques bouchées :
— Vous allez loin ?
C’était dit sans curiosité, comme on pourrait demander l’heure.
— Aucune idée, répondit-il.
L’homme hocha la tête, termina son sandwich en silence, puis ajouta :
— Et vous faites quoi ?
— Je peins.
Il aurait pu dire autre chose, n’importe quoi, mais c’était sorti ainsi.
L’homme mâcha lentement, posa son sandwich, lissa le plastique vide sur la table.
— Peintre en bâtiment ?
— Non.
— Alors quoi ?
— Des toiles, des trucs. Rien d’utile.
— Ah.
Silence. Un bruit de friteuse au fond de la salle, une serveuse qui reniflait sans discrétion.
Puis, comme une distraction :
— Pourquoi vous peignez ?
Le ton n’était pas moqueur, ni sérieux, ni même franchement intéressé. Plutôt un jet de mot pour remplir l’espace, comme d’autres tapoteraient du doigt sur la table en attendant leur addition.
Il aurait pu expliquer, développer. Mais il haussa les épaules.
— Bon qu’à ça.
L’homme hocha la tête. Peut-être qu’il comprenait. Peut-être que non. Il ouvrit son sac plastique, en sortit un objet qu’il posa sur la table. Une boussole.
— Vous savez lire ça ?
— Bien sûr.
— Moi non.
Il la fit tourner, comme s’il s’attendait à ce qu’elle pointe autre chose que le nord.
— Parfois, je me dis que ça m’aiderait.
— À trouver quoi ?
Il haussa les épaules.
— Aucune idée.
Il rangea la boussole, termina son soda.
L’addition arriva. Il chercha dans son portefeuille, en sortit une carte de fidélité Total et la tendit au serveur.
Le serveur la regarda, puis lui, puis la carte.
— C’est pas une carte de paiement, ça.
Il regarda la carte, l’examina comme si elle venait d’apparaître dans sa main sans explication.
— Ah.
Il fouilla encore, trouva un billet, paya.
Dehors, il faisait froid. Il marcha jusqu’à sa voiture, une vieille Citroën aux portières cabossées, à l’autoradio mal réglé, à la peinture écaillée qui dessinait involontairement une sorte de carte du monde, des continents invisibles formés par l’usure. Il s’installa, mit le contact. La radio grésilla, une voix lointaine annonça la météo pour une région qu’il ne connaissait pas.
Il roula. L’autoroute était un long couloir de phares rouges et blancs. Il passa quelques aires de repos, puis prit une sortie au hasard. Un bar était là, une télévision allumée en fond, un barman qui lisait un journal.
Il s’installa, commanda un whisky.
Il venait à peine de poser son verre qu’une voix dit derrière lui :
— Alors, pourquoi vous peignez ?
Il se retourna.
L’homme de la station-service.
Même veste en cuir usée, même air légèrement absent. Il était là, posé à une table, une bière devant lui.
Il soupira, fit tourner son verre entre ses doigts.
— Vous me suivez ?
L’homme haussa les épaules.
— Pas vraiment. C’est ouvert, j’avais soif.
Il hésita. Puis se leva, prit son verre et vint s’asseoir en face.
— Vous tenez vraiment à une réponse ?
L’homme haussa les sourcils.
— Pas sûr.
— Bon qu’à ça.
Ils restèrent silencieux un moment. La télévision montrait un joueur de foot qui s’écroulait sur la pelouse, l’arbitre sifflait.
— Y’a faute, dit quelqu’un au comptoir.
L’homme vida son verre.
— Vous allez où, alors ? demanda l’autre.
Il haussa les épaules.
— Aucune idée.
L’homme hocha la tête.
— Moi non plus.
Ils restèrent là encore quelques minutes, puis l’homme se leva.
— Bonne route.
Il hocha la tête. L’homme sortit.
Il attendit encore un peu, regarda la télévision sans vraiment la voir, puis fit signe au barman.
— Un autre whisky.
Le silence revint.
Illustration Edward Hopper, Automat 1927
Musique : Ray Cooder, Paris Texas