Détaché
L’organe est le contraire de la vie, tout comme le membre. Je ne suis ni membre ni organe, je suis tout autre, l’inorganisé. Non plus que je ne suis cerveau, cœur, rate, ou couille ou bite. Ce n’est toujours pas ça. Parce que ça déborde au-delà, au dehors. Ça envahit tout le vide et s’y confond sans s’y conformer de trop comme de l’eau, libre avant tout de s’enfuir, d’emprunter une pente, de se tirer comme on tire l’eau d’un puits sans fond. Mais dans le langage encore trop — corps constitué de règles syntaxiques, orthographiques, grammaticales, etc. Si je m’amuse à penser le désordre d’un langage, je pense en creux son ordre, ça ne va pas. Il ne faut pas que ça vienne du cerveau, je ne le crois pas, mais de la plante du pied lorsqu’elle arpente la braise ardente du sens et du non-sens. -- Tu es tellement détaché... C’est tombé comme ça, sans préméditation. Ce n’était sûrement pas un reproche, juste une phrase, un constat. Pourtant, ça s’est logé en moi immédiatement, avec la précision d’une lame. Détaché. Ça voulait dire quoi ? La distance, l’éloignement, presque une fuite. Une lâcheté. Alors que depuis le début c’était bien cela : je m’étais senti décalé, inapte, en marge. Mais je ne m’étais jamais dit que cela pouvait être vu comme du détachement. Pourtant j’avais toujours été là. Je ne m’étais pas vraiment enfui. J’étais dans cette sorte de méta-position qui donne l’impression d’être une présence, mais qui n’appartient à rien ni personne. Ce fut une agression physique. Une douleur réelle. Un mal de dent qu’on ne veut pas voir. Une pulsation sourde contre laquelle il est interdit de réagir à chaud. Parce que la responsabilité m’incombait avant tout. Comme toujours. Il fallait chercher des circonstances atténuantes. Il fallait adoucir, comprendre, justifier. Comme on va chercher des clous de girofle pour calmer un nerf à vif. Réaction de pansement qui panse et pense et repense mille fois toutes les réponses possibles à la douleur, à l’agression. En fait un tour complet. Puis, éreinté, laisse filer. Le résultat est toujours à peu près le même. L’anéantissement. À cet instant, l’envie de fuir est un réflexe, comme le silence, comme l’envie de disparaître sous les radars. Une réaction qui intervient comme un fusible qui lâche, un programme dont le bug est l’ultime sécurité avant l’autodestruction. Mais cette fois, quelque chose a changé. La répétition crée parfois la faille, l’interstice. Je la voyais s’élargir de plus en plus cette faille dans mon raisonnement si tant est qu’on puisse ici parler d’un raisonnement. La curiosité commença à prendre le pas. En même temps que ma respiration se calma, que mon pouls ralentit, j’avançais prudemment un bras vers cette béance, puis engageais le corps tout entier à l’intérieur.
Illustration : Francesca Woodman, Identité Musique : Ben Frost, Théory of Machines
Pour continuer
fictions
tant mieux
Il a dit une chose neuve : Tant mieux si le prix du chocolat augmente, personne n'en achètera et ça leur restera sur les bras. Puis un autre a dit : T'as raison et ça leur rapportera moins de TVA. Puis tout le monde a rebu un coup et c'était comme avant.|couper{180}
fictions
épuiser quelque chose
Lui avait l'air fin une fois qu'il avait déclaré : il faut épuiser quelque chose. Le simple fait de l'avoir dit l'avait comme qui dirait totalement épuisé|couper{180}
fictions
tous des chiens
Enfin, celui-là est arrivé avec son gros bonnet sur le crâne et il a dit que nous étions tous devenus des chiens. tous, des chiens sans âme ! L'autre à cet instant a voulu la ramener. Genre : ah oui ? et comment sais-tu que les chiens n'ont pas d'âme ? Mais le gros avec son bonnet avait un regard si féroce que la conversation s'est tout de suite arrétée là. Il manquait quelque chose à la scène et je ne savais pas dire quoi.|couper{180}