Ils ne voyaient plus rien. La lumière avait disparu, avalée par l’obscurité, comme si la porte qu’ils avaient franchie les avait projetés dans un autre monde. Jesse serra la crosse de son revolver. C’était devenu un réflexe, un point d’ancrage. L’obscurité l’enveloppait, mais il savait que les deux autres n’étaient pas loin. Il entendait leurs respirations, rapides, irrégulières.

« Henry ? William ? » murmura-t-il.

Une réponse sourde, puis un raclement de pied sur le sol. Henry. Toujours là. William aussi. Jesse avançait d’un pas, sa main libre tendue devant lui. L’air était lourd, comme chargé d’électricité, et il lui semblait sentir les murs se refermer. Ou était-ce seulement dans sa tête ?

Un craquement résonna soudain, suivi d’un bruit sourd, lointain, comme une pierre qui tombe dans un puits sans fond. Jesse s’arrêta net. Quelque chose bougeait. Pas eux. Pas leurs pas. Une autre présence, dans l’obscurité.

« Vous avez entendu ça ? » dit William, sa voix tremblante.

« Pas besoin de demander, » grogna Jesse. « Bougez pas. »

Henry parla enfin, à voix basse, mesurée. « La pièce change. Elle se déforme. Je crois qu’elle veut qu’on bouge. » Sa lampe à huile s’était éteinte avec la lumière, et il tâtonnait dans le noir, cherchant un repère.

Un grondement sourd monta tout autour d’eux, d’abord faible, puis plus fort, comme si les murs eux-mêmes rugissaient. Jesse se tourna vers la direction supposée du bruit. Quelque chose approchait.

« Faut pas rester là, » lança-t-il en se dirigeant vers ce qu’il pensait être une sortie.

« Et aller où ? » protesta Henry. « Si on bouge sans réfléchir, on se perdra. »

« T’es déjà perdu ! » répliqua Jesse. Mais il s’arrêta. L’obscurité n’était pas seulement une absence de lumière. C’était une chose en soi, vivante. Il pouvait presque la sentir glisser sur sa peau.

William murmura quelque chose. Un mot ou une phrase. Jesse ne le comprit pas. Mais quand il tourna la tête, il vit une faible lumière à l’horizon, une ouverture minuscule au loin, comme une étoile isolée dans un ciel noir. « Là, » dit-il en pointant du doigt. « C’est là qu’on doit aller. »

Henry hésita. « Et si c’est un piège ? »

« Tout est un piège ici, » répondit Jesse. « Alors autant foncer. »

Ils avancèrent, d’abord lentement, puis plus vite, comme poussés par l’urgence du grondement derrière eux. William trébucha une fois, se releva, essuyant ses mains sur son manteau. La lumière semblait toujours aussi loin, comme si elle reculait à chaque pas. Mais ils n’avaient pas d’autre choix. L’espace autour d’eux rétrécissait. Les murs invisibles se resserraient, contraignant leurs mouvements.

« On n’y arrivera pas si on continue comme ça, » dit Henry, haletant. « On doit… comprendre ce que la ville veut. »

Jesse ne répondit pas. Il accéléra, comme pour échapper à cette logique qui lui donnait la nausée. Tout dans cette ville parlait de manipulation. Il n’allait pas jouer son jeu. Pas cette fois.

Une main le saisit par le bras, le stoppant net. C’était William. « Attends, » dit-il, presque suppliant. « Regarde. »

Jesse regarda. Une fissure s’ouvrait dans le sol, juste devant eux. Noire, béante, infinie. Ils n’avaient pas vu venir. La lumière au loin était une illusion. Jesse recula d’un pas, le souffle coupé.

« Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? » murmura-t-il.

Henry s’approcha prudemment, ses mains tremblantes effleurant le bord de la fissure. « Ce n’est pas une fissure. C’est… un choix. »

« Quoi ? » Jesse serra les poings. « T’es pas sérieux. »

William hocha la tête, son visage blême dans la faible lumière. « Regarde bien. Ce n’est pas réel. Rien ici ne l’est. »

Jesse se pencha, observant le gouffre. C’était impossible, mais il voyait des reflets. Des fragments d’images mouvantes. Une rue poussiéreuse. Une salle de bal vide. Un désert sous un ciel blanc. Chaque image clignotait, fugace, et disparaissait.

« Ça nous teste, » dit Henry, sa voix presque un souffle. « Il faut choisir. »

« Et si on choisit mal ? » demanda William, hésitant.

Jesse ne répondit pas. Il n’y avait pas de bonne réponse. Juste une réaction instinctive. Il s’avança d’un pas, regarda une dernière fois ses compagnons. Puis, avant qu’ils ne puissent l’arrêter, il sauta.


Le noir était absolu. Pas un bruit, pas un souffle, rien. Jesse tombait, ou il avait l’impression de tomber. C’était difficile à dire. Il ne sentait plus rien sous ses pieds, ni autour de lui. Pourtant, il n’avait pas peur. Pas vraiment. Juste une tension sourde, comme une corde tendue qui allait bientôt céder. Puis, soudain, il atterrit. Pas de choc. Un sol. Dur, froid.

Il ouvrit les yeux. Une lumière tamisée baignait la pièce où il se trouvait maintenant. Les murs étaient lisses, brillants, sans aucune ouverture. Un cube parfait, pensa-t-il. Sur le sol, au centre, un objet luisait faiblement. Jesse s’avança, ses bottes résonnant sur le sol métallique.

C’était un miroir. Rectangulaire, posé à plat, avec une surface si nette qu’il voyait son reflet comme s’il était face à un double. Mais ce n’était pas lui. Pas tout à fait. Le Jesse dans le miroir avait un regard différent, plus jeune, mais plus dur. Il tendit la main pour toucher le verre.

Le reflet bougea avant lui. Jesse recula d’un pas, la main sur la crosse de son revolver.

« Qui es-tu ? » murmura-t-il.

Le reflet ne répondit pas, mais Jesse entendit une voix, calme, presque familière. « Ce n’est pas la bonne question. Demande plutôt ce que tu fais ici. »


Pendant ce temps, Henry et William étaient restés au bord de la fissure. Ils avaient vu Jesse sauter, mais rien ne s’était produit ensuite. Pas de cri, pas d’écho. Juste la fissure qui semblait… se refermer.

« Il est parti, » dit William, la voix tremblante.

« Parti où ? » Henry se redressa, les yeux fixés sur l’endroit où Jesse avait disparu. « Ce n’est pas un simple gouffre. C’est une transition. »

William hocha la tête, bien qu’il ne comprenne pas tout. « Alors… on le suit ? »

Henry hésita. Il savait qu’ils n’avaient pas le choix. Cette ville ne leur laissait jamais d’options faciles. Il s’agenouilla près du bord, observant la surface noire. Pour lui, elle semblait vibrer doucement, comme une membrane. Un passage.

« On ne va pas le laisser seul, » finit-il par dire. « Prépare-toi. »

William, pourtant si rationnel, s’accroupit à son tour, prêt à sauter. Mais alors qu’il posait la main sur le sol pour s’élancer, la fissure changea. Elle se divisa en deux.

Devant eux, deux passages s’ouvraient désormais, chacun menant vers une lumière différente. L’un brillait d’une lueur chaude, presque dorée, rappelant un coucher de soleil. L’autre était d’un blanc froid, perçant, comme la lumière d’un hôpital ou d’un lieu stérile.

« Qu’est-ce que c’est encore ? » murmura William, ébahi.

Henry resta silencieux, réfléchissant intensément. « Deux choix, » dit-il finalement. « Peut-être qu’ils mènent tous les deux à Jesse. Peut-être pas. »

William secoua la tête. « Et si c’est un piège ? »

Henry se redressa. « Tout ici est un piège. Mais rester ici ne nous sauvera pas. »

Sans attendre, il choisit le chemin blanc. William, après une longue hésitation, suivit l’autre.


Jesse, seul dans son cube-miroir, continuait d’interroger son reflet, ou ce qu’il croyait être son reflet. La voix revenait, toujours calme, presque moqueuse.

« Tu n’as jamais compris, n’est-ce pas ? Ce n’est pas la ville qui te teste. C’est toi. Tu es ici parce que tu refuses de voir ce que tu es. »

Jesse serra les dents. « Tais-toi. »

« Pourquoi ? Parce que j’ai raison ? »

Il fit un pas en arrière, ses bottes raclant le sol. La lumière dans la pièce s’intensifiait, reflétant chaque angle, chaque imperfection de son visage dans le miroir. Et dans ces reflets, il voyait des choses. Des fragments de son passé, des moments qu’il avait enfouis. Des erreurs. Des visages qu’il aurait préféré oublier.

« Ce n’est pas réel, » dit-il, la voix plus faible.

« Réel ou pas, » répondit la voix, « ce sont tes choix qui t’ont amené ici. »

Au même moment, Henry arrivait dans une pièce blanche, nue, où des voix résonnaient autour de lui. Pas une voix unique, mais des dizaines, peut-être des centaines, comme des échos fragmentés. Ils parlaient de décisions, d’erreurs, de conséquences. Mais il n’y avait personne. Juste lui, et un vide infini.

De son côté, William, dans le passage doré, marchait sur ce qui semblait être une route pavée. Autour de lui, des silhouettes floues apparaissaient, semblant l’accompagner. Elles parlaient, mais il ne comprenait pas leurs mots. Elles riaient, parfois pleuraient. Il avait l’impression qu’elles voulaient lui dire quelque chose d’important, mais leurs visages restaient hors de portée.


Jesse était tombé, mais il était toujours entier. Ses doigts glissaient sur la surface froide du miroir. Le reflet avait cessé de bouger, mais Jesse sentait une pression, comme si quelqu’un ou quelque chose tentait de s’infiltrer dans ses pensées. Il recula, le souffle court, mais une voix résonna à nouveau. Cette fois, elle ne venait pas de la surface. Elle résonnait dans toute la pièce.

« Pourquoi as-tu sauté ? »

Jesse chercha l’origine du son, mais il n’y avait rien, personne. Juste ce cube parfait. Il serra les poings. « J’ai sauté parce que je ne reste pas planté là à attendre que les choses se passent. »

Un éclat de rire sec retentit. Ce n’était pas moqueur, mais cinglant, comme une porte qui claque. « Toujours prêt à agir, hein ? Toujours incapable de réfléchir. »

Il lança un regard noir vers le miroir. Le reflet le regardait à nouveau, mais cette fois, il souriait. Ce sourire n’était pas le sien. Jesse sentit un frisson le parcourir. Ce n’était pas lui.


Henry était debout dans le vide blanc. Pas un vide froid ou neutre, mais un vide qui vibrait, bruissait, comme si des milliers de voix y murmuraient en même temps. Il avait l’impression qu’il marchait, mais il n’y avait pas de sol. Rien ne bougeait, sauf lui.

« Où suis-je ? » demanda-t-il à haute voix, plus pour se rassurer que pour obtenir une réponse.

Une voix surgit, douce, presque caressante. « Ici. Là où tu dois être. »

Il se tourna, mais personne. Pourtant, il savait qu’il n’était pas seul. Cette présence, invisible mais insistante, était là, autour de lui.

« Pourquoi suis-je ici ? »

Les voix changèrent de ton, plus graves, presque accusatrices. « Tu sais pourquoi. Pour comprendre. Pour voir. »

Henry secoua la tête. Comprendre quoi ? Voir quoi ? Il cherchait une logique, une clé, mais tout ici semblait conçu pour défier la raison. Pourtant, il sentait une tension dans l’air, comme si le vide lui-même attendait quelque chose de lui. Il s’arrêta et inspira profondément. Peut-être que, cette fois, il devait simplement écouter.


William avançait sur la route dorée. Chaque pas résonnait d’un écho étrange, comme si le sol n’était pas tout à fait solide. Les silhouettes floues autour de lui se précisaient peu à peu, prenant des formes presque humaines. Il entendait leurs voix, mais elles étaient brouillées, comme des souvenirs anciens qu’on ne peut saisir pleinement.

Une femme passa près de lui. Elle ne le regarda pas, mais William sentit une vague d’émotion le traverser. C’était comme si elle portait avec elle un fragment de sa vie, un moment qu’il avait oublié. Il tenta de l’arrêter, de lui parler.

« Qui êtes-vous ? »

Elle ne répondit pas. Mais une autre silhouette s’approcha, cette fois un homme. Son visage était indistinct, mais sa voix était claire. « C’est toi qui dois répondre, pas nous. »

William fronça les sourcils. « Répondre à quoi ? »

L’homme leva un doigt vers le ciel, et William suivit le geste. La lumière dorée s’assombrissait. Quelque chose approchait, une ombre immense qui s’étendait sur toute la route. Les silhouettes autour de lui commencèrent à s’effacer, une par une, avalées par cette ombre.

William sentit son cœur s’accélérer. Il savait que rester immobile signifierait disparaître avec elles. Alors, il fit ce qu’il avait toujours fait : il continua d’avancer, même si ses jambes tremblaient.


Les trois hommes, chacun plongé dans sa propre épreuve, ressentaient une force nouvelle. Quelque chose les poussait, les tirait, comme si les murs invisibles de leurs mondes respectifs s’effondraient. Jesse, Henry et William ne voyaient pas encore la sortie, mais ils savaient qu’ils ne pouvaient reculer.

Et alors, sans prévenir, leurs environnements changèrent. Le vide blanc d’Henry, la route dorée de William, et le cube de Jesse semblèrent s’effondrer dans un chaos de lumière et d’ombres. Ils furent projetés ensemble dans un nouvel espace.

C’était une salle immense, mais différente. Pas un cube, ni un vide. Un espace qui semblait vivant. Les murs palpitaient doucement, comme des veines d’un organisme géant. Au centre, une immense table circulaire, gravée des mêmes symboles que sur la porte.

Les trois hommes se regardèrent. Fatigués, mais toujours debout.

Jesse, brisant le silence, lança : « Alors, quelqu’un a une idée de ce qu’on fait ici ? »

Henry posa les yeux sur la table. « Ce n’est pas fini. Je crois qu’on doit encore choisir. »

William, essuyant son front, s’approcha lentement. « Et si le choix n’était pas entre nous et la ville ? Et si c’était entre nous trois ? »

Un silence lourd s’abattit. Jesse croisa les bras, Henry serra les poings, William observa. Ils savaient que cette fois, ce serait un choix qui les changerait à jamais.