Le lendemain, j’ai senti une urgence. Il fallait que je retourne au musée. Quelque chose m’appelait. Pas les figurines, pas les vitrines. Le lieu lui-même.

Quand je suis arrivé, tout semblait différent. La lumière était plus faible. Les vitrines moins brillantes. Et pourtant, tout était à sa place.

Je me suis arrêté devant les figurines. La plus grande était là, immobile, comme avant. Mais cette fois, je savais qu’elle me regardait. Pas avec des yeux. Avec autre chose.

J’ai sorti le carnet et l’ai ouvert. Les mots écrits la veille avaient disparu. Mais à leur place, il y avait une phrase que je ne comprenais pas complètement :

"La clé n’ouvre pas une porte. Elle réveille ce qui dort."

J’ai senti un frisson parcourir ma colonne vertébrale.

Et alors, je l’ai vu.

Il n’était pas à côté de moi cette fois. Il était là-bas, à travers la vitrine, derrière les figurines. Ou peut-être en elles. Il me regardait, mais pas avec défiance. Il semblait attendre quelque chose.

« Vous avez peur ? »

Sa voix, encore une fois, résonnait dans ma tête.

« Ce n’est pas la peur », ai-je répondu. « C’est autre chose. »

« C’est l’appel. Vous pouvez l’ignorer, comme tous les autres avant vous. Ou vous pouvez suivre la mémoire. »

« Et qu’est-ce que je trouverai ? »

Il sourit, un sourire lent, un rictus qui n’avait rien d’humain.

« Pas une réponse. Une vérité. »

Je restai immobile devant la vitrine, le carnet ouvert dans mes mains. La phrase gravée sur la page me semblait à la fois simple et insondable :

"La clé n’ouvre pas une porte. Elle réveille ce qui dort."

Le démon continuait de me fixer. Son sourire s’était effacé. À travers la vitrine, les figurines semblaient avoir pris une nouvelle densité. Chaque contour était plus net, chaque ombre plus profonde.

Je sentais qu’il attendait une réponse, mais laquelle ?

Je tendis la main, presque sans réfléchir, pour toucher la vitrine. Le froid du verre mordit mes doigts, mais je n’arrêtai pas.

Au moment où ma paume se posa entièrement contre la surface, une vibration me traversa. Pas seulement dans le bras, mais dans tout mon corps. Comme un courant, une pulsation qui semblait venir d’un endroit bien plus profond que le musée.

La lumière dans la pièce changea. Ce n’était pas une lumière électrique. C’était autre chose, comme un crépuscule inversé. Une ombre qui devenait claire, puis sombre à nouveau.

Je retirai ma main et reculai. Les figurines bougeaient, cette fois. Lentement, comme si elles respiraient.

Le démon sourit à nouveau.

« Ça commence. »

Le musée s’effaça autour de moi, ou plutôt il s’effaça partiellement. Je voyais toujours les vitrines, les murs, mais derrière eux, il y avait autre chose.

Un paysage. Une cité.

Des structures de briques s’élevaient sous un ciel gris-jaune, chargé de poussière. Des canaux vides coupaient les rues comme des veines asséchées. Les silhouettes des bâtiments étaient floues, vacillantes, mais j’avais la certitude que c’était Moenjodaro. Pas tel qu’il avait été découvert par les archéologues, mais tel qu’il avait existé.

Des ombres se déplaçaient dans les rues. Pas des humains. Pas vraiment. Des formes courbées, sinueuses, presque liquides. Elles glissaient le long des murs, silencieuses.

« Ce n’était pas un effondrement », murmura le démon, à mes côtés. Je ne savais pas s’il était encore dans ma tête ou s’il se tenait là, réellement.

Je me tournai vers lui.

« Effacés par quoi ? »

Il ne répondit pas immédiatement.

« Une force plus ancienne que vos dieux. Elle n’a pas de nom. Elle n’a jamais eu besoin d’en porter. Vous l’avez rencontrée dans vos récits, sous différentes formes. Le Déluge. La destruction de Sodome. La Tour de Babel. Mais ces récits ne sont que des métaphores, des tentatives de comprendre ce qui dépasse l’entendement. »

Je sentis le carnet bleu vibrer dans mes mains. La phrase sur la page avait changé.

"Ce qui dort n’a pas besoin d’être réveillé."

« Vous avez déclenché quelque chose », dit-il, avec une pointe de satisfaction.

La cité autour de moi s’effondrait déjà, ou plutôt elle disparaissait. Comme si quelqu’un effaçait ses contours, ligne après ligne, la réduisant à une absence.

Le démon se tourna vers moi. Cette fois, ses yeux étaient clairs, presque lumineux.

« Vous pouvez refermer le carnet. Le laisser sombrer avec tout le reste. Ou vous pouvez l’ouvrir à nouveau. »

Je n’arrivais pas à bouger.

« Pourquoi moi ? » demandai-je enfin.

« Ce n’est jamais une question de choix. Vous étiez là. Vous avez regardé. Cela suffit. »

Le carnet semblait brûler dans mes mains. La chaleur était presque insupportable.

Alors, je compris.

Le carnet n’était pas un simple objet. C’était une passerelle, un fragment d’une mémoire plus vaste, universelle. Chaque mot que j’écrivais, chaque ligne que je traçais, ne venait pas de moi. Ils étaient extraits d’un puits, d’un flux qui connectait Moenjodaro, Babel, et tout ce que l’humanité avait tenté d’oublier.

Mais écrire signifiait aussi réveiller.

« Que se passe-t-il si je continue ? » murmurai-je.

Le démon inclina la tête. Pas de sourire. Pas de menace. Juste une présence.

« Alors vous verrez ce que les autres ont refusé de voir. »

Le carnet vibra entre mes mains. Une chaleur brûlante monta dans mes paumes, irradia dans mes bras.

Je sentis mes doigts bouger. J’ouvris la première page.

La lumière dans la pièce changea à nouveau. Un souffle parcourut l’air, comme une porte qui s’entrouvre sur quelque chose d’immense.

Et j’écrivis.