C’est au Vatican que mes visions ont commencé à prendre forme. Jusqu’alors, elles n’étaient que des ombres sans consistance, des murmures indistincts qui rampaient dans mes nuits comme des entités noires. Mais sous la coupole de Saint-Pierre, face à la perfection des mosaïques et au silence qui habite les basiliques, mes cauchemars ont trouvé leur écho. Quelque chose, ou quelqu’un, s’est éveillé.

Un jour, je suis tombé sur cette boîte. Une boîte d’archives anodine, posée parmi des centaines d’autres, dans une salle aux plafonds bas, à laquelle j’accèdai à la fois par hasard et par un escalier en colimaçon. Je n’avais rien à y faire. Officiellement, j’étais à Rome pour une simple recherche universitaire, un prétexte pour fuir l’inquiétant chaos habitant mes pensées. L’objet semblait m’attendre, comme s’il avait été placé là pour moi.
Elle portait une étiquette effacée par le temps : une date – 1871 –, et en dessous une série de lettres incompréhensibles, gribouillées comme si la main qui les avait écrites tremblait. Je l’ai ouverte. À l’intérieur, un fouillis chaotique : des photographies aux bords dentelés et jaunis, des notes manuscrites, un plan dessiné à l’encre noire. En temps normal, j’aurais refermé cette boîte, la remettant à la poussière et l’oubli. Mais quelque chose – une présence, une force froide – m’a poussé à fouiller. Et dès les premières images, j’ai compris que je venais de toucher une matière toxique, quelque chose qui allait creuser un abîme sous mes pieds.

Les photographies étaient impossibles. Sur l’une d’elles, un disque métallique flottait dans l’air, suspendu sans câbles, sa surface polie réfléchissant une lumière que je ne pouvais identifier. Sur une autre, des hommes, habillés en soutanes, posaient devant une structure qui ressemblait à un mécanisme d’ascenseur – mais pas un ascenseur comme nous en connaissons aujourd’hui : celui-ci avait une apparence biomécanique, comme s’il avait été sculpté dans un métal vivant.

Puis il y avait ce plan : une coupe transversale de la Basilique Saint-Pierre et de ses sous-sols, annotée de chiffres précis, presque obsessionnels. Une ligne verticale plongeait dans le papier, traversant les sous-cryptes, les catacombes, et s’arrêtait à une profondeur vertigineuse. Quelque chose attendait là, sous nos pieds.
Je ne devrais pas être aussi précis. Je ne devrais pas me rappeler les dates, les noms, les lieux. Mais ils sont là, gravés dans mon esprit comme des griffures. J’ai compris, en lisant les notes qui accompagnaient ces images, que l’ascenseur avait été découvert en 1871, pendant des travaux de restauration. Un ouvrier nommé Giovanni avait trouvé, par hasard, une dalle étrange dans une crypte. En la dégageant, il avait ouvert une porte, littéralement, vers un autre monde.

L’ascenseur descendait. C’est tout ce que je pouvais lire entre les lignes nerveuses des manuscrits : il descendait, plus bas que tout ce que l’esprit humain pouvait concevoir. Certains parlaient d’une salle circulaire, d’une sorte de sas sans fenêtres, mais les descriptions s’arrêtaient là, brutalement, comme si les mots eux-mêmes refusaient de se poser sur ce qui se trouvait plus bas.

Et puis cette phrase, que j’ai retrouvée griffonnée à plusieurs reprises dans la marge des documents :
« Celui qui descend ne remonte jamais intact. »

En lisant cela, une nausée m’a pris, une impression vertigineuse que j’avais déjà descendu cet ascenseur, dans mes rêves ou mes cauchemars. Chaque nuit, je voyais ce puits noir, cette chute interminable. Ce n’était pas un souvenir. C’était une certitude.

Ils l’appelaient « le Propriétaire ». Les notes, rédigées en latin, en italien et parfois dans un mélange confus des deux, décrivaient une rencontre qui, si elle avait eu lieu, devait redéfinir tout ce que nous croyons savoir sur notre histoire.

Le Propriétaire, disaient-ils, n’avait pas de forme fixe. Ses contours changeaient, s’effaçaient, se recomposaient. Il n’était pas humain. Pas tout à fait. Les rares témoins qui l’avaient vu – des cardinaux triés sur le volet, des diplomates choisis pour leur loyauté – avaient tous fini dans la folie ou le silence absolu.

Dans une note datée de 1902, un cardinal racontait en tremblant sa rencontre avec lui :

« Il m’a vu. Il connaissait mon nom avant que je ne me présente. Il savait tout de moi. Il n’a pas parlé, mais sa voix s’est imposée dans ma pensée, comme un murmure, un ordre. J’ai compris que nous n’étions que des pions sur son échiquier. »

Selon les documents, cette entité vivait depuis des siècles dans les profondeurs terrestres. Elle régnait sur un réseau souterrain, une civilisation avancée et oubliée. Le Vatican aurait conclu des accords avec elle : des échanges de technologie contre des ressources terrestres – de l’or, des métaux rares, mais aussi des « données ». Cette partie reste floue, mais il est question d’observations humaines : comportements, prières, confessions.

Je referme la boîte. Mon souffle est court, mes mains tremblent. J’ai toujours cru que mes visions étaient le produit d’un esprit malade, d’un traumatisme enfoui, mais tout ici semble confirmer l’inverse : mes cauchemars sont réels. Ils sont les traces d’une mémoire ancienne, quelque chose qui m’a traversé sans jamais s’effacer.

Je quitte la salle des archives, mais je sens que je ne suis pas seul. Une présence me suit, me presse. Dans les couloirs du Vatican, chaque pierre semble hausser les sourcils à mon passage , chaque ombre s’étire comme une main prête à m’attraper.

Cette nuit-là, je rêve de l’ascenseur. Je suis dedans, je descends. Et cette fois, je sais que je ne remonterai pas intact.