Le matin où je me suis réveillé et où j’ai su qu’il était parti, tout semblait normal. La lumière traversait la fenêtre, coupant la pièce en deux, entre l’ombre bleutée des murs et le jaune poussiéreux du parquet. Le silence avait quelque chose d’épais.
Je suis resté longtemps assis au bord du lit, les pieds nus sur le sol froid, à regarder mes mains. Rien ne me semblait différent, mais tout était changé.
Je me suis levé, j’ai fait du café. J’ai regardé la cafetière, le liquide qui glissait dans la carafe. J’ai attendu. Puis j’ai bu, lentement, debout près de l’évier.
Il n’y avait plus rien.
Quand le démon s’éclipse, il ne laisse rien derrière lui. Pas de mots d’adieu. Pas de signes. Rien. Seulement un vide qui ressemble d’abord à du silence, mais qui, au fil des heures, devient autre chose. Une ombre dans les gestes du quotidien. Une absence qui vous suit dans la rue, dans les vitrines des magasins, dans les regards des passants.
Je me suis assis à la table, le carnet bleu devant moi. J’ai ouvert une page au hasard. Elle était blanche. Pas vide, juste blanche.
J’ai essayé d’écrire, mais rien ne venait. Pas une phrase, pas même un mot. J’ai refermé le carnet et je l’ai laissé là. La lumière, qui avait tourné, tombait maintenant sur sa couverture comme un éclat terne.
Je pensais que tout cela relevait de la fiction. Un écrivain raté, possédé par un démon, qui écrit comme un fou jusqu’à ce que tout s’arrête. Une idée ridicule, presque comique.
Mais maintenant qu’il est parti, je ne sais plus. Était-il vraiment là ? Ou était-ce moi, et rien d’autre ?
Je regarde mes mains encore une fois. Elles ne tremblent pas. Elles ne brûlent plus.
Il m’a quitté, peut-être parce qu’il en avait assez. Peut-être qu’il a vu que je n’étais pas à la hauteur. Ou peut-être que j’ai rompu quelque chose sans m’en rendre compte. Une lente usure. La fatigue des jours où les mots ne viennent pas, où la vie pèse plus lourd que les pages.
Mais il m’a laissé quelque chose. Je le sens.
Les jours passent. Une torpeur douce, comme une bruine grise, s’installe. Ce n’est pas douloureux, pas vraiment. C’est juste… vide.
Je ne sais pas si c’est une résistance inconsciente à ce qu’il représentait, ou s’il est parti depuis si longtemps que je ne distingue plus son absence de la mienne.
Je regarde souvent le carnet. Il est toujours là, sur l’étagère, entre deux livres que je n’ai pas lus. Parfois, je le prends. Je le tourne entre mes mains. La couverture a gardé une chaleur qui n’a rien à voir avec le cuir.
Je pense à cette phrase qu’il a laissée, ou que j’ai inventée :
"La clé n’ouvre pas une porte. Elle réveille ce qui dort."
Je ne sais pas ce que ça veut dire. Je ne sais même pas si ça compte encore.Je pense à lui parfois, dans les instants creux. Quand je traverse la rue, quand j’attends le métro, quand le silence de la maison devient trop dense.
Il m’a dit un jour : « Vous étiez là. Vous avez regardé. Cela suffit. »
Est-ce vrai ? Suis-je seulement le spectateur de quelque chose qui ne m’appartenait pas ? Ou bien ai-je été un acteur sans le savoir ?
Je ne peux plus écrire. Pas comme avant. Mais peut-être que ce n’était jamais moi, tout ça. Peut-être que c’était lui.
Quand je me regarde dans le miroir, je cherche un reflet qui n’est pas là. Une ombre dans l’ombre. Mais il n’y a rien. Seulement moi, et cette fatigue, ce vide particulier qui ne ressemble à rien d’autre.
C’est peut-être ça, son empreinte. Pas un feu. Pas une lumière. Juste une place vide, comme une pièce où il reste l’écho d’une voix qu’on ne peut plus entendre.